Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Christophe Cosker

L’étymon spirituel d’un écrivain francophone d’Égypte : Georges Henein ou l’éclat de la ténuité

Marc Kober, Georges Henein : l’éclat de la ténuité. Itinéraire d’un écrivain francophone entre Égypte et Europe au xxe siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Francophonies », 2014, 385 p., EAN 9782745327994.

« Ne pourrait-on pas trouver le radical spirituel, la racine psychologique des différents traits de style qui marquent l’individualité d’un écrivain, comme on a pu trouver la racine commune de formations verbales bien capricieuses ?1 »

1Marc Kober offre à la collection « Francophonies » — dirigée par Xavier Garnier — des éditions Honoré Champion son cinquième titre : Georges Henein : l’éclat de la ténuité. Itinéraire d’un écrivain francophone entre Egypte et Europe au xxe siècle. Cet essai critique recoupe les principaux intérêts heuristiques de M. Kober, enseignant-chercheur en littérature française et comparée à Paris XIII – Sorbonne Paris Cité, et spécialiste du surréalisme littéraire et pictural. L’itinéraire de G. Henein, du Caire à Rome et Paris, permet au chercheur de formuler des hypothèses sur la géocritique des villes post-coloniales, et le mot « itinéraire », présent dans le sous-titre est repris, encore que dans l’autre sens, à L’Itinéraire de Paris à Jérusalem effectué par Chateaubriand, ce qui nous invite à étudier les représentations de l’Orient ainsi que les stéréotypes de l’orientalisme révélé par Edward Saïd – en particulier le Japon pour M. Kober.

2La présente lecture de cet essai se donne principalement pour but de s’interroger sur le statut de l’hypothèse éponyme : l’« éclat de la ténuité ». Nous y voyons, de façon stylistique et à la suite de Léo Spitzer, l’étymon spirituel de l’écrivain francophone d’Égypte G. Henein. Afin de vérifier cette hypothèse, nous étudierons les trois fils conducteurs de cet essai, à savoir d’abord la manière dont M. Kober contextualise G. Henein, puis l’hypothèse de l’« éclat de la ténuité », enfin la lecture philosophique du temps de cet écrivain francophone à la lumière d’Être et temps de Martin Heidegger.

Contextualiser Henein

3Dans une « Introduction générale » de quelque soixante-dix pages, M. Kober contextualise G. Henein. Il ne s’agit pas ici d’une simple biographie ou vie de l’auteur, mais de l’esquisse de sa trajectoire familiale, littéraire et historique. Le chercheur se plaît en particulier à relever les paradoxes qui jalonnent la vie d’un écrivain dont il souligne la solitude. En effet, G. Henein naît dans une famille copte, mais se singularise par son irréligion, une caractéristique liée à son adhésion au surréalisme et qui permet de comprendre son enterrement dans le carré des Libres Penseurs du cimetière du Caire, à la suite de sa mort prématurée à Paris à l’âge de cinquante-neuf ans. M. Kober remarque également que l’écrivain se marie avec une Musulmane. Fils d’un ministre, il vit pourtant en jeune bohème avant de devenir chef d’entreprise, directeur d’une usine de cigarettes. Il est donc à la fois un fils qui s’oppose à son père par son style de vie et un chef d’entreprise lecteur de Marx et Lénine. Acolyte d’André Breton, il apparaît comme un surréaliste qui s’habille pourtant comme un bourgeois. Du point de vue littéraire, il produit essentiellement des articles journalistiques et des récits brefs. Ses œuvres sont publiées en 2006. Du point de vue de sa trajectoire familiale, G. Henein hérite de son père un style vestimentaire classique et un capital économique certain qui lui servira à animer des revues, l’un de ses buts étant la diffusion du surréalisme en Égypte. Il se distingue de son père par le choix de la carrière littéraire et le style de vie bohème puis surréaliste.

4M. Kober ne se borne pas à la trajectoire familiale de G. Henein, il précise aussi sa trajectoire littéraire dans le contexte de la francophonie en Égypte. Le chercheur rappelle le caractère prestigieux de cette langue et la francophilie de l’Égypte jusqu’à la crise de Suez en 1956. Il situe aussi G. Henein parmi les autres écrivains francophones d’Égypte de la même époque à l’instar de Joyce Mansour et Horus Schenouda, et n’oublie pas de mentionner ses démêlés avec le pouvoir, cause de son exil en Europe.

Comprendre l’éclat de la ténuité

5L’hypothèse de l’éclat de la ténuité prend racine dans la biographie de G. Henein. En effet, la ténuité apparaît comme la posture de discrétion adoptée par Henein, une posture de retrait élégant qui éclate aux yeux de M. Kober, d’un éclat qui est aussi la lumière de l’intelligence de l’écrivain. La ténuité apparaît donc comme la manière d’être de G. Henein, dans la vie comme dans la littérature.

6L’hypothèse de l’éclat de la ténuité provient également de la lecture des textes de G. Henein, dont la caractéristique principale est la brièveté, de l’article de journal à la nouvelle. Il s’agit donc d’un mode d’écriture ténu dont l’efficacité réside dans l’éclat, c’est-à-dire à la fois dans ce qui brille, mais aussi dans ce qui est fragmenté et qui est susceptible d’être rendu à la totalité d’une œuvre. De plus, M. Kober rapproche le style de G. Henein, par-delà le temps, de celui des moralistes, en particulier de Joubert tel qu’il est perçu par Sainte-Beuve :

Empruntant à Joubert la thématique de la lumière (l’écriture comme des « gouttes de lumière »), le critique français évoque le « feu sans éclat », le « lumineux », qui ne serait pas le « brillant », et encore moins « l’étincellement des pensées ». En résumé, les pensées de Joubert auraient aspiré à « la splendeur », soit « un éclat paisible, intime, uniformément répandu, et qui pénètre tout ensemble ». Henein aurait possédé de son côté une forme d’éclat voisine, l’éclat de la ténuité. (p. 71)

7M. Kober est à G. Henein ce que Sainte-Beuve est à Joubert, le révélateur de son écriture, mais la méthode change avec le temps. Le champ lexical de la lumière se trouve chez Joubert. Pour les deux critiques, l’hypothèse commune est celle de l’éclat. Chez Sainte-Beuve, à propos de Joubert, l’éclat s’oppose au brillant et à l’étincelle. L’éclat de Joubert, selon Sainte-Beuve, est un éclat qui se concentre au lieu de se disperser. Selon M. Kober, le mode d’éclat de G. Henein est celui de la ténuité, c’est-à-dire un éclat affaibli, discret, mais néanmoins fort et présent.

8L’hypothèse de l’« éclat de la ténuité » n’est pas envisagée comme une image surréaliste malgré le nouveau contexte dans lequel elle est utilisée. Deux possibilités s’offrent au lecteur dans cette alliance de mots. La première est celle de l’éclat ténu, ce dernier n’étant que l’indicateur d’une intensité que l’on peut connoter positivement comme finesse, ou négativement comme faiblesse. La seconde est celle d’une ténuité éclatante, cette ténuité apparaissant comme le mode d’être d’un éclat qui se trouve plus intense d’être concentré. La formulation même de l’étymon spirituel par un nom et son complément autorise une interprétation de coréférence mettant à égalité les deux termes. Il est dès lors difficile de savoir si l’éclat ténu l’emporte sur la ténuité éclatante, l’étymon spirituel pouvant ici se lire dans les deux sens, à la manière d’un palindrome.

9L’hypothèse de l’« éclat de la ténuité » aboutit à une poétique, c’est-à-dire à une théorie permettant de rendre compte des textes de G. Henein :

Les textes en prose ou les poèmes, les essais réunis en une somme presque complète des Œuvres de Henein semblent pouvoir être réunis sous le signe de la ténuité, une forme d’élégance concise, un mode d’expression elliptique où tout reste à penser pour le lecteur. Le sens n’est jamais donné d’emblée comme si cette difficulté de lecture était un choix délibéré de l’auteur. Les textes semblent avoir été conçus suivant les modalités d’une « poétique de la ténuité » dont nous allons présenter ici les linéaments à propos de textes qui paraissent effectuer un mode de présence perçu comme idéal : une présence oxymorique tissée d’absence. (p. 247)

10Dans cette citation, la ténuité est rapprochée du procédé de l’ellipse et l’emporte sur la notion d’éclat, ce que confirme une citation extraite d’un texte intitulé paradoxalement « Le Message opaque » : « soyez bref ». L’hypothèse de l’« éclat de la ténuité » est donc d’abord une intuition biographique transposée en intuition stylistique, raison pour laquelle nous proposons d’y voir un étymon spirituel à mi-chemin entre l’homme et l’œuvre.

Une lecture philosophique du temps

11M. Kober propose ensuite une analyse du temps dans l’œuvre de G. Henein. Pour ce faire, il recourt à un philosophe contemporain de l’écrivain : Martin Heidegger, l’auteur d’Être et temps. Le temps est ainsi pensé à partir de la catégorie d’existence, orientée vers la mort. L’intuition de la pertinence de cette lecture est peut-être dictée par un texte intitulé « Nathalie » dans lequel le rapport au temps du personnage féminin est le souci, mode d’être du Dasein. En ce sens, l’être-ténu(ité) est une façon de définir l’existence de l’écrivain comme de ses personnages et mérite de prendre place parmi l’être-au-monde, l’être-pour-la-mort, l’être-avec, l’être-en-faute et l’être-jeté notamment. M. Kober oppose un temps vulgaire au temps authentique que l’œuvre littéraire cherche à atteindre en subvertissant les repères chronologiques, en se focalisant sur une manifestation météorologique, le brouillard, et sur un moment, la nuit, ainsi que sur un objet avec lequel les surréalistes aiment jouer : l’horloge. Le chercheur s’intéresse également à la manière dont le temps est reconfiguré dans le texte en un temps fictif qui départage le temps public et le temps privé en un temps absolu et un temps relatif, sans oublier les images du temps et sa négation. C’est ensuite à travers la catégorie de personnage que le temps est pensé, la ténuité servant à rendre compte de l’effacement d’un personnage réduit à une voix comme de l’effacement du temps. Cet examen conduit à l’analyse de la polyphonie des textes.

12Cette lecture philosophique du temps, qui permet un dialogue entre philosophie et littérature, n’est pas toujours reliée à l’hypothèse précédente de l’éclat de la ténuité et ne se situe pas toujours par rapport à la vision surréaliste du temps, mais elle éclaire plus généralement l’écrivain à la lumière d’un philosophe souvent redouté pour sa complexité.


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13L’idée majeure de cet essai est donc la définition stylistique de G. Henein à l’aune du concept d’« éclat de la ténuité », définition à laquelle nous conférons le statut d’étymon spirituel. Ce concept est fondé sur la contextualisation de l’écrivain et débouche sur une lecture du temps dans son œuvre, un temps dont la modalité est la ténuité. La justesse de l’intuition de l’« éclat de la ténuité » est validée si l’on reconnaît le résultat attendu par Spitzer, lors de la lecture de textes : trouver « le signe que le détail et le tout ont trouvé leur commun dénominateur, qui nous donne la racine du texte »2 et nous inviter en dernier ressort à nous plonger à notre tour dans les textes de G. Henein.