Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
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Hugues Marchal

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Sophie Lefay, L’Éloquence des pierres. Usages littéraires de l’inscription au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2015, 359 p., EAN 9782812446191.

1En Suisse, l’Ermitage d’Arlesheim, un parc à fabriques du début du xixe siècle, abrite encore un monument construit en 1814 pour honorer un poète français mort un an plus tôt, Jacques Delille. Placée sous un arbre, non loin d’un cours d’eau, cette stèle ornée d’une lyre et de lauriers s’accompagne d’une plaque de marbre fixée à quelques mètres de là. La plaque indique au passant que le dispositif respecte scrupuleusement les vœux de l’auteur :

Les vers suivants de l’homme des champs ont déterminé l’emplacement de ce monument :
… si de l’art des vers quelque ami généreux
Daigne un jour m’accorder de modestes hommages,
Ah ! qu’il ne place pas le chantre des bocages
Dans le fracas des cours ou le bruit des cités.
Vallons que j’ai chéris, coteaux que j’ai chantés ;
Souffrez que parmi vous ce monument repose ;
Qu’un peuplier le couvre et qu’un ruisseau l’arrose !

2Cet extrait de L’Homme des champs (1800) a donc fourni un cahier des charges pour le monument, ainsi que le texte de l’inscription. Mais Delille avait versifié ces lignes en réaction à un autre hommage. Désireuse de construire dans ses propres jardins un édicule portant les noms des plus grands poètes, parmi lesquels elle rangeait Delille, une noble polonaise lui avait demandé quelques années plus tôt de lui adresser une devise, destinée à couronner cette construction — requête à laquelle Delille répondit, tout en regrettant qu’on ose l’égaler à Virgile ou Homère, ce qui motive les vers repris à Arlesheim. Or cette lectrice ne faisait elle-même qu’obéir aux conseils d’aménagement que Delille avait donnés en 1782 dans ses Jardins, un poème didactique très admiré, où l’auteur avait recommandé l’installation de tels monuments et inscriptions dans les parcs privés. Et sa correspondante ne fut pas seule à embrasser cette vogue. Pour ne donner qu’un exemple, « Leur masse indestructible a fatigué le tems », un alexandrin des Jardins inspiré par les ruines de Rome, put être gravé, par simple substitution de « sa » à « leur », sur un des rocs du parc de La Garenne-Lemot (où ce « rocher Delille » fait encore pendant à un « rocher Rousseau »), sur les dix mètres de longueur du « grand rocher » de Mortefontaine, un autre parc français, et sur l’entrée de la grande pyramide d’Égypte, à l’initiative de Potocki, l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse.

3Si cette ample dissémination géographique archive l’impact immense qu’eut un poète aujourd’hui oublié, comment aborder de telles relations entre composition littéraire et inscription ? En multipliant les exemples comparables et en montrant combien les discours sur l’inscription mobilisèrent différentes disciplines, Sophie Lefay permet de replacer ces phénomènes dans une culture où « le geste qui consiste à écrire hors du livre » a accompagné la littérature, avec des enjeux qui dépassent largement les frontières de la poésie. La période couverte par L’Éloquence des pierres débute avec la fondation de l’Académie des Inscriptions (1663), qui fut chargée de composer des devises pour les médailles, statues et constructions officielles, et elle s’achève avant les découvertes de Champollion sur les hiéroglyphes (1822), ce qui permet à l’ouvrage de se présenter comme un complément aux travaux déjà disponibles pour d’autres traditions ou périodes1.

Circonscrire l’inscription

4Dès l’introduction, S. Lefay montre que l’inscription se définit par son support : elle impose moins la pierre qu’elle n’exclut « le livre », ce qui devrait la séparer de la littérature et de son étude, au profit de l’épigraphie. Mais le concept de « style lapidaire », comme les associations traditionnelles entre chef-d’œuvre et monumentalité, font de l’inscription une « écriture paroxystique », « une sorte de noyau essentiel » des lettres. Or l’appréhension de ce noyau évolue. Une « querelle des inscriptions » s’élève à la fin du xviie siècle et retentit périodiquement jusqu’à la Révolution : elle mêle des enjeux linguistiques, sociaux et politiques, puisqu’elle porte sur l’opportunité de substituer le français au latin sur les monuments publics. Parallèlement, on assiste à un effritement du modèle allégorique amplement représenté, jusqu’en 1730, par la tradition des recueils d’emblèmes : S. Lefay lit dans le début de Gil Blas et chez Diderot une satire des devises cryptiques. Ces transformations accompagnent « un renouveau des pratiques épigraphiques et de leurs usages littéraires ». Les contemporains évoquent une « belle manie », « port[ée] plus loin que les anciens ». L’inscription se multiplie dans la sphère publique et normée, comme dans des espaces intimes et plus libres, où elle change de statut. Que Marmontel range cette pratique parmi les poésies fugitives signale une vogue pour « une épigraphie légère et mondaine », où le pérenne s’allie à l’éphémère et au frivole, dans des réalisations qui sollicitent « moins le savoir de l’archéologue » ou de l’historien, que « le goût ou la sensibilité de l’homme de lettres ». Mais Restif, figure clé de ce passage de « l’inscription publique » à l’« inscription privée », réintroduit dans l’espace du livre, avec Mes épigraphes, un texte né « du désir d’inscrire et non d’écrire ». Comme Mercier, Bernardin de Saint-Pierre, Delille ou Chateaubriand, il produit une littérature pour laquelle « il ne paraît pas abusif de parler d’une “inspiration lapidaire” ». De mots particulièrement fixés, et fixés hors de l’imprimé, l’inscription ainsi abordée devient donc un opérateur de troubles et de déplacements : elle fait surgir la culture dans la nature, reconfigure le territoire des langues, conduit « livres et monuments [à] échange[r] leurs attributs ». Ce sont ces perturbations et cette instabilité que l’étude entend analyser, en organisant sa matière, fort riche, autour de quatre termes clés.

« Signifier »

5S. Lefay privilégie d’abord les relations entre l’inscription et son site, car celui-ci infléchit la manière dont cette « écriture localisée » signifie et est évaluée.

6« L’écriture à même les choses et le monde », explique l’auteur, « confère aux objets bruts une signification qui, sans elle, pourrait demeurer inaperçue ». Les écrivains qui, comme Bernardin, sont émus de découvrir grâce à de telles traces « une géographie signifiante », archivant un passé perdu, en reproduisent le dispositif, en une « incessante activité d’écriture et de lecture des choses et des lieux ». L’inscription ne redit pas la nature des objets ; elle énonce le sens et la fonction qu’il convient de leur attribuer. Peuplier, tombeau ou chaussure, le support du texte devient « support de méditation » affective ou érudite. En somme, la marque rend le marqué remarquable, tandis que l’exemple du vers de Delille gravé par Potocki sur la grande pyramide montre que la relocalisation peut transformer, réciproquement, le sens d’un texte existant (S. Lefay donne d’autres exemples de détournement, plus moqueurs).

7Le geste a ses terrains privilégiés. En tant qu’elle ancre la présence de la culture dans la nature, l’inscription matérialise leur union heureuse, en particulier chez Bernardin. Aussi sa démultiplication sert-elle, dans Les Chevaliers du cygne ou la cour de Charlemagne, que Mme de Genlis publie après la Révolution, à « réclamer un monde intelligible » et à « exprime[r] le regret d’une limpidité perdue ». À l’inverse, pour ceux qui les compilent ou les inventent, les inscriptions trouvées dans les prisons, en particulier à la Bastille, apportent la preuve d’un désordre ; elles archivent les souffrances des victimes et leurs tentatives de résistance : « les murs parlent » et favorisent, ici encore, « l’éclosion du sens » qu’ils devaient confiner. Mais l’espace de prédilection de ces marques est sans doute celui des jardins, tel que le réaménage la sensibilité des Lumières. Les poètes, comme Delille, sont régulièrement sollicités pour fournir des inscriptions vouées à y « sous-titr[er] », formule de Monique Moser, différents espaces. Les mots doivent à la fois refléter l’environnement et guider les réflexions du promeneur vers des pensées adéquates : selon Watelet, il faut les « accord[er] » au site comme « les paroles qu’on joint à des airs qui plaisent ». Dans ce cadre, note avec justesse S. Lefay, l’inscription se détache de la rhétorique : le jardin devient « une nouvelle province d’une poésie » qui elle-même « n’est plus seulement forme versifiée, mais attitude et art de vivre ». Aussi l’inscription qui doit fixer l’attention sur le paysage peut-elle l’en détourner : quand l’ordonnateur d’un parc y installe des fragments renvoyant à La Nouvelle Héloïse ou à d’autres œuvres, « la promenade [devient] un exercice purement mental qui permet à l’imagination et à la réminiscence de se déployer et aboutit à la situation paradoxale d’extraire le promeneur même du lieu où il se trouve au profit d’un voyage dans l’espace imaginaire de la littérature ». Certains visiteurs le déplorent : Alexandre de Laborde se gausse de dispositifs « qui vous apprenaient où vous deviez penser ».

8L’apprentissage est aussi esthétique. De tels textes font signe en associant lisible et visible : la matérialité du signifiant participe à l’effet recherché. Cette écriture à voir intéresse donc aussi le théâtre. Quand les acteurs de foire reçoivent l’interdiction de parler sur scène, ils emploient des « écriteaux » permettant au public de lire leurs répliques — procédé dont certains textes de Lesage ont gardé la mémoire. Surtout, Baculard d’Arnaud ou Pixérécourt explorent le potentiel dramaturgique et spectaculaire de l’inscription, en l’intégrant à leurs intrigues et à leurs décors. La pratique joue, a fortiori, un rôle en peinture, où les possibilités d’intégrer par son biais un texte à la toile font débat. Pour La Font de Saint-Yenne, Du Bos, Roger de Piles ou Jaucourt, les événements représentés par la peinture d’histoire sont si souvent méconnus qu’il conviendrait de les rappeler par un « cartouche dans le bas du tableau ». Watelet suggère de généraliser cette pratique à d’autres toiles, pour faciliter leur impact moral. Mais Diderot s’agace des peintres jugeant devoir signaler ainsi leur « intention » : cette « sottise » contraint « l’imagination » du spectateur. Le reproche rejoint les réactions de Laborde face aux inscriptions des parcs. Pour ces auteurs, le texte doit accroitre la polysémie du visible, non la réduire : Poussin en a fourni le modèle avec son Et in Arcadia ego.

9Au plaisir de l’intelligibilité et du marquage personnel du monde se combine donc un plaisir de l’énigme. Les hiéroglyphes offrent l’exemple d’un signe alliant une écriture devenue mystérieuse et une figuration visuelle. Ils deviennent à ce titre, dans la Lettre sur les sourds et muets de Diderot, l’emblème d’une poésie où, pareillement, « les choses sont dites et représentées tout à la fois ». L’alliance entre ostentation matérielle et réserve du sens caractérise également les inscriptions cryptées dont Restif orne les lieux parisiens, qu’il nomme ses « confidents animés » et qu’il transforme « en livre de pierre, puis livre de papier », lorsque les traces, risquant d’être effacées, doivent être recopiées. Mais le latin n’étant compris que d’une minorité, les inscriptions publiques peuvent-elles persister à dérober, elles aussi, leur sens ? La controverse, qui implique Batteux, Linguet, Voltaire, Galiani, Bernardin ou Mercier, engage des considérations stylistiques : les partisans du latin rétorquent que le français ne peut atteindre la concision nécessaire aux inscriptions publiques. Il faut attendre un décret de 1794 pour qu’à l’instigation de l’abbé Grégoire, l’usage de la langue nationale devienne obligatoire.

« Accomplir »

10Par quelle efficacité supérieure l’inscription se distingue-t-elle de l’écriture ? Quelle puissance cette « hypotypose en actes » donne-t-elle aux mots ?

11La brièveté est une condition de son effet et une exigence pratique. La prose doit se « carrer » dans l’espace matériel qui la reçoit ; le style, rejeter la copia ou la pompe, au profit de l’acumen, la pointe. Dans l’espace politique, cette « ancienne simplicité » est propice à figurer une austérité spartiate, une gravité du pouvoir. Elle permet à l’inscription, « art en creux et par défaut », de masquer sa rhétorique : « À la place des mots laissons briller les faits », conseillent Chaussard ou Sylvain Maréchal, auteur d’une Histoire universelle en style lapidaire. Cette sévère concision devient un idéal pour la prise de parole publique : Saint-Just propose un prix d’éloquence récompensant le laconisme. Les inscriptions données comme modèles relèvent de la maxime, du trait sublime. Au lieu de « superlatifs renflés », Batteux regrette que la phrase placée sous une statut de Louis XIII ne se soit pas limitée à la formule « À Louis le Juste ». Pour Linguet, le patronyme des vrais grands hommes constitue à lui seul « un texte qui n’exige point de commentaire ». C’est que la réduction au nom propre, commente S. Lefay, « récuse le procès au profit de la fixation de l’essence », mais aussi que chaque nom forme d’emblée une « sorte d’inscription », que les hommes, selon Bernardin de Saint-Pierre, « portent partout avec eux », et qui n’est pas sans puissance, car « un enfant, ajoute le romancier, se patronne sur son nom ». Un tel laconisme résout l’aporie à laquelle se heurtent toute tentative plus longue, si l’on peut dire, de brièveté, car condenser en deux vers, en une phrase, une vie riche ou un message complexe en réduit la singularité, au risque de l’ellipse et du lieu commun. Le « dilemme de l’inscription », résume S. Lefay, veut souvent « qu’elle soit sibylline, donc inefficace », ou qu’« elle mente à son tropisme vers le silence ». Son style se cherche donc, et pour nombre d’écrivains, il est à trouver dans un « milieu entre les vers et la prose », formule donnant à l’auteur l’occasion de belles analyses, autour, notamment, de la litote, de l’épigramme et de l’épitaphe.

12La théorisation des pouvoirs de l’inscription est indissociable du sensualisme. La parole gravée se grave dans les mémoires, dans les mœurs, parce qu’elle « frappe les sens ». Elle est neutre — sans énonciateur identifiable — et « correspond donc à l’idéal d’une histoire qui s’écrirait toute seule », tandis que sa matérialité permet des investigations positives, renforçant son statut de preuve. Cette force d’évidence, retournée vers le futur, en fait un support privilégié pour énoncer la fatalité, anticiper : Sade, Bellin de La Liborlière, Nerciat, l’abbé Terrasson, l’exploitent dans leurs romans. Mais l’usage est surtout pédagogique et civique. Chez Barthélémy comme chez les révolutionnaires, l’inscription fait de la ville un « Palais de l’Histoire » et un cours de morale, à vivre physiquement : elle permet, projet de l’abbé Grégoire, de renommer les rues pour imprimer en chacun les vertus et elle dialogue ainsi avec les réflexions des architectes qui, comme Boullée, préconisent une « architecture parlante », telle que les « édifices, surtout les édifices publics [se fassent] en quelque façon des poèmes ».

« Éterniser »

13Si le xviiie siècle respecte la tradition associant inscription et durée, la pratique « travaille moins, dans le champ politique, pour le passé que pour le futur ».

14« Archives du temps » (Delille) et « fille[s] de Mnémosyne » (Chaussard), les médailles et monuments anciens reçoivent une attention croissante de la part des historiens, dans une culture où l’empirisme est valorisé et où le naturaliste qui fouille les strates géologiques se modèle volontiers, comme Buffon, sur le paléographe. S. Lefay analyse les œuvres de Caylus, Saint-Non ou encore Millin, auteur des Antiquités nationales. L’étude montre notamment que les inscriptions, quoique fragmentaires, servent à collecter, non le souvenir de faits ou de noms, mais celui d’usages épars, une trace des mœurs permettant de rétablir une continuité, fondée sur la recherche d’informations concordantes. S. Lefay examine aussi les échos que cette quête d’une « antiquité sensible » rencontre dans des romans historiques comme le Voyage du jeune Anacharsis, best-seller de Barthélémy, ainsi que dans les tentatives d’une historiographie empruntant elle-même un style lapidaire, en particulier chez Sylvain Maréchal.

15Parce qu’elle sollicite l’historien et la postérité, l’inscription s’impose comme une forme privilégiée pour s’adresser à l’avenir, voire le façonner. Si l’époque révolutionnaire réfléchit à la possibilité d’effacer les traces de l’Ancien Régime sur un mode évoquant la damnatio memoriae antique, ou combat au contraire les « vandales » qui détruisent ces témoignages, de nombreux projets antérieurs militent pour l’érection de monuments vierges, destinés à archiver des faits qu’ils doivent susciter. Dès 1773, Thomas évoque, dans son Essai sur les éloges, la possibilité d’accompagner chaque accession au trône par l’érection d’une stèle vierge, où il appartiendrait au prince de faire inscrire ses actions vertueuses à venir, et Girardin fait ébaucher à Ermenonville un temple aux grands hommes, laissé incomplet mais complété par la mention : « Qui l’achèvera ? »

16Enfin, l’inscription se démocratise au profit des héroïsmes et des affects privés. S. Lefay étudie l’évolution des épitaphes, où l’expression des sentiments se développe et que Chénier pratique volontiers comme un genre poétique à part entière, ainsi que le rôle tenu dans les fictions par les inscriptions chargées d’éterniser une émotion, chez Verne, Pougens, et bien sûr Rousseau. Elle montre aussi que la réception privée des inscriptions perturbe le cours du temps. Perturbation par tuilage : dans Corinne, Mme de Staël note qu’on ne peut marcher dans Rome « sans rapprocher le présent du passé et les différents passés entre eux ». Perturbation par renoncement à toute durée : les inscriptions véhiculées par la poésie fugitive évoquent moins l’éternité que la fuite du temps (au point que dans un de ses romans, Senancour imagine quatre vers sur ce thème, gravé dans le fond même d’un ruisseau) et dans Le Rêve de d’Alembert, c’est encore une inscription qui vient dire l’incessante mutabilité du monde : « Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle ». Perturbation, enfin, par invention de calendriers intimes : chez Restif, inscrire revient à « [s]e ménager des anniversaires », c’est-à-dire autant de commémorations à venir — chaque promenade sur l’île Saint-Louis, grimoire d’élection de ses tracés, lui permettant de se « ramentevoir ».

« Imprimer »

17L’opposition entre écriture et inscription est atténuée par des créations qui rapprochent livre et gravure.

18Concise et matérielle, l’inscription est un anti-livre, pour les historiens qui préfèrent les vestiges aux mémoires, comme pour Rousseau, préférant « la seule inscription du Temple de Delphes [à] tous les gros livres des Moralistes » — une défiance que S. Lefay repère aussi chez Bernardin ou Louis-Sébastien Mercier. Pourtant, la parole gravée fascine souvent des écrivains prolixes : chez Mme de Genlis et plus encore Restif, elle « représente à la fois la tentation et la négation de la graphomanie », de sorte que « pierre et page […] se prolongent indéfiniment l’une dans l’autre ». Forme extrême de transfert, Titon du Tillet conçoit un monument au Parnasse français devant honorer les grands écrivains et musiciens, statufiés ou nommés dans la pierre. Seul un modèle réduit voit le jour en 1718, mais Titon du Tillet transforme le monument en un in-folio de quelque mille pages, publié en 1732. Inversement, et l’exemple rejoint celui de l’Ermitage d’Arlesheim, les lecteurs de Rousseau s’emparent d’extraits de La Nouvelle Héloïse, pour en parer leurs jardins, reproduisant ainsi non seulement le texte du roman, mais aussi les scènes des estampes jointes aux éditions supervisées par Rousseau et représentant, notamment, le rocher où Saint-Preux avait gravé les vers du Tasse et de l’Arioste. Quant aux « inscriptions » et « épitaphes » qui abondent dans les recueils de pièces fugitives, rien ne permet, souvent, de déterminer si ces vers répondaient à une commande effective, furent transcrits dans la pierre ou ne restèrent jamais que monuments de papier. Enfin, le livre peut devenir une anti-inscription, s’exercer à en saper l’effet d’autorité. Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, le vieillard dénonce le texte apporté par les voyageurs et indiquant, sur une « lame de métal : Ce pays est à nous » ; ailleurs Diderot appelle à la méfiance devant le crédit accordé aux monuments antiques, inscription officielle rimant avec flagornerie, et dans son poème des Tombeaux, Aimé Feutry s’étonne, face aux épitaphes, que « les os en poudre [aient] encore des flatteurs ».

19Bien que la tradition littéraire des recueils d’inscriptions s’éteigne au xviiie siècle, S. Lefay examine l’exemple tardif de Sylvain Maréchal, avant d’étudier la manière dont le livre — roman ou outil paléographique — s’impose comme le lieu d’archivage final, et le relais, des inscriptions. Dans De la littérature, c’est par des livres que Mme de Staël juge que l’époque lèguera « aux générations futures la connaissance intime » de ses mœurs et de ses affects. Comme le note S. Lefay, par comparaison, les inscriptions ne sont qu’un moyen de survie « concret et fruste », qui demeure, au mieux, en « attente du livre » — un livre qui, dans l’esthétique néo-classique, renoue volontiers avec les apparences du monument, jusque dans la typographie dépouillée mise en œuvre à partir de 1750 par Baskerville, Bodoni puis Didot. L’imprimé parvient ainsi à intégrer l’inscription en son sein. Ce mouvement est étudié à travers le traitement nouveau de l’épigraphe, qui place en tête des textes une brève citation ou un texte original sommé d’adopter, selon un ouvrage de 1700, un « style lapidaire ». S. Lefay explore aussi les discours pour lesquels le site réel de l’inscription n’est pas la pierre, mais le cœur ou l’esprit du lecteur : c’est cette gravure « plus essentielle » qui devient « l’inscription superlative », en même temps que « la finalité de toute poésie ». Enfin, à la suite d’Elisa Gregori, l’étude examine les pratiques de « ponction » auxquelles se livre Chateaubriand, confessant avoir « toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels [il a] passé », et les rapproche du geste de la citation.

Un silence

20Réunissant en conclusion les différents thèmes abordés, qui lui ont permis de placer sous différents éclairages successifs certaines œuvres clés, Sophie Lefay propose une synthèse de cette abondante collecte. Elle évoque aussi le goût croissant que des auteurs comme Mercier manifestent, à la fin du xviiie siècle, pour ces inscriptions triviales que sont les affiches et enseignes, bien éloignées de « la fastueuse pompe de l’épigraphie du grand siècle », et elle y voit le début d’une évolution qui conduira les courants littéraires ultérieurs à juger, comme Aragon, que « [l]es lettres qui vantent un savon valent les caractères des obélisques ». L’édition est soignée et le livre reproduit en annexe quelques images utiles, toutes commentées. L’ensemble offre un exemple maîtrisé d’interdisciplinarité, mobilisée au profit d’une meilleure compréhension de la création littéraire. Ce parcours est si riche, tant en réflexions qu’en exemples, qu’on a scrupule à émettre une réserve. Toutefois, le sens à donner au terme de détournement, employé dans une page remarquable sur la manière dont le « changement de support » fait advenir une « altérité » dans la citation, n’est pas glosé, et cette prudence reflète la manière dont, plus généralement, S. Lefay paraît s’interdire de mobiliser des concepts venus de l’esthétique contemporaine, comme ceux de minimalisme, d’artialisation, d’installation, de language art, de land art ou encore d’œuvres in situ. Il revient donc au lecteur de se demander si la convocation de telles notions aurait été anachronique, ou si elle aurait pu être l’occasion de bousculer l’histoire culturelle, en soulignant combien le xviiie siècle et singulièrement sa poésie gagneraient à être réintroduits dans la généalogie d’une modernité dont le siècle suivant semble les couper. Certains artistes contemporains ont rendu cette filiation explicite : Ian Hamilton Finlay, qui se définissait volontiers comme un avant-gardener, et dont l’œuvre accorde une place massive aux inscriptions, a signalé sa dette envers les jardins à fabriques ou l’éloquence d’un Saint-Just. Sur ce point, le silence de S. Lefay, à la fois suggestif et déceptif, intrigue donc. Mais il était sans doute bon que cet ouvrage passionnant, qui cite Ponge dans ses premières pages, s’autorisât ainsi à être, lui aussi, quelque peu lapidaire.