Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Natacha Lafond

Situations de la poésie contemporaine

Régis Lefort, Étude sur la poésie contemporaine. Des affleurements du réel à une philosophie du vivre, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2014, 380 p., EAN 9782812431036

1La foisonnante étude de Régis Lefort dresse un vaste panorama de la poésie contemporaine. Elle s’appuie sur l’analyse de quinze auteurs regroupés autour de motifs importants de leur poétique. Les cinq parties mettent en avant ainsi la place de l’inconscient (Julien Gracq, Henry Bauchau, Pierre Jean Jouve), de la langue (Pascal Commère, Arno Calleja, Jean Tortel), du silence (Roger Kowalski, Bernard Vargaftig, Gérard Titus-Carmel), du corps (Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Lorand Gaspar), et de l’art du peu (Christian Hubin, François Jacqmin, Anne-Marie Albiach). L’approche croise les entrées analytiques avec des recoupements synthétiques. « À la manière de Jean-Michel Maulpoix, nous avons cherché ou poursuivi le pourquoi et le comment du travail d’écrire en ricochant d’une question l’autre, inquiet des motifs, de rapports et de liens » (p. 339).

Choix méthodologiques

2Tantôt l’étude s’appuie sur une œuvre majeure, tantôt elle prend en compte l’ensemble des œuvres poétiques de chaque auteur. R. Lefort se concentre sur le trait poétique proposé en s’appuyant sur quelques notions phares définies à l’aide de philosophes, de critiques littéraires et de poètes importants. Les références sont abondantes. Elles justifient une facette de l’approche proposée entre poésie et philosophie, même s’il s’agit aussi d’en montrer les limites au nom de la matière-émotion, de la poésie liée au corps conduisant le lecteur sur la voie d’une philosophie du vivre (l’autre facette de ce lien entre philosophie et poésie). C’est la poésie qui se propose non comme pensée mais comme œuvre du vivant. « Et si nous avons eu parfois recours à la pensée des philosophes, explique R. Lefort, ce n’est finalement que pour évaluer la poésie comme le mouvement de la pensée vers l’impensable » (p. 339).

3Introduction et conclusion consacrent un temps à une approche plus générale, justifiant les thèmes choisis, indiquant la méthodologie et nuançant parfois les classements proposés qui constituent les différentes parties. Moments clés concernant la mise en relation de ces poètes, elles cherchent moins cependant à esquisser un mouvement, une école, qu’à trouver des motifs communs, tout en soulignant les distinctions entre chaque auteur. L’étude a le mérite de donner la place à des auteurs très connus de la littérature tout en ouvrant la porte à de jeunes auteurs ou à des écrivains restés assez méconnus. Par cette variété des entrées, et par le nombre d’auteurs choisis, la portée critique de l’étude trouve une résonance plus forte et permet de faire un panorama représentatif des situations modernes du genre poétique.

4Les cinq parties indiquent ainsi autant de motifs essentiels dans les débats actuels, tout en déplaçant l’accent porté habituellement sur les notions de « lyrisme » et de « sujet » vers d’autres composantes : « L’espace de l’inconscient », « Un théâtre de langue », « Silence et figure(s) du sujet », « Le corps pris dans le poème » et « Un art du peu ». Ces cinq points ont le mérite d’aborder le débat sous un angle d’approche un peu différent. De même, R. Lefort tente, dans une certaine mesure, de déplacer l’accent porté sur les rapports de la poésie à la peinture, aux arts visuels ou au paysage, vers les relations entre poésie et danse, fondatrices pour les liens entre la poésie et le corps. Ce double déplacement constitue le parti pris novateur et la prise de risque de ce travail, qui reste pourtant plus proche des études d’auteur que d’un essai de synthèse sur la poésie contemporaine. Le panorama relève davantage de l’éventail, fondé sur des analyses, que d’un tableau de genre. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de remettre en cause les recherches actuelles sur le lyrisme ni celles sur les liens au visuel, que de les compléter et de les enrichir par une nouvelle perspective. Peut-être R. Lefort va-t-il un peu plus loin concernant la danse qu’il souhaite mettre en avant, par l’importance accordée au corps et à certains motifs comme l’arabesque, mais ce déplacement reste ouvert à discussion :

Dans notre étude sur la poésie contemporaine, nous faisons finalement l’hypothèse d’un espace singulier qui paraît concentrer tous les phénomènes de création (jaillissement de l’inconscient, étalement du silence, creusement d’un vertige, advenue du peu), celui de l’espace méditatif qui ne serait autre que le corps. Il est impossible d’échapper à la finitude du corps, le corps est le lieu premier, et dans le même temps il est le point d’appui et le point d’appel pour un infini. (p. 25)

5Par le jeu de recoupement, cependant, R. Lefort met en avant son fil directeur, qui va de l’effleurement du réel à la philosophie de vivre : « Il semble que chacun interroge la langue du poème, interroge le réel, selon un biais qui varie du fait de sa culture, de son époque, de son expérience » (p. 16). Ces affleurements du réel, comme R. Lefort les nomme, s’appuient essentiellement sur la réflexion du philosophe Fr. Jullien, l’auteur de Philosophie du vivre, inspiré de la philosophie chinoise.

6La lecture des motifs n’est pas sans faire songer alors à une approche du littéraire comme celle que propose G. Poulet dans ses études, avec quelques affleurements stylistiques. Elle est également influencée par les perspectives de G. Bachelard.

La voie des auteurs

À chaque fois, pour chaque nouveau chapitre, nous sommes entrés dans l’oubli du précédent pour vivre une expérience nouvelle, nous en remettant au corps comme terrain archéologique. (p. 30)

7C’est ainsi que chaque chapitre s’appuie sur des références singulières, conditionnées par une lecture attentive des textes. Nous ne donnerons que quelques exemples de cette démarche sans revenir sur l’ensemble.

8Dans l’étude consacrée à J. Gracq, R. Lefort choisit ainsi un texte unique, Liberté Grande, comme objet d’analyse. M. Riffaterre représente la principale référence, lui permettant de réfléchir d’une part à la place de l’imaginaire et d’autre part au genre du poème en prose selon la définition de J. Brault. Mais, surtout, R. Lefort propose de penser l’un par l’autre, renouvelant ainsi les études gracquiennes.

Nous ne développerons pas ici un propos détaillé sur l’allégorie ou sur le personnage Inconscient. En revanche, [….] prenant appui sur l’essai de François Jullien Cinq concepts proposés à la psychanalyse, nous essaierons de renouveler l’étude de la place de l’inconscient dans l’œuvre poétique essentiellement en ayant recours à ce que la philosophie chinoise parcourt de la « disponibilité » à « l’allusif ». (p. 57)

9Voilà sur H. Bauchau le même souci de renouveler la lecture à partir d’un motif central qui parcourt toute son œuvre. C’est la catégorie du temps qui est revue à cette lumière, pour donner place à la notion d’entre, qui s’ouvre à l’autre en soi.

10Concernant le moins connu P. Commère, R. Lefort s’attache avant tout au recueil Tashuur. Un anneau de poussière où le langage est central.

Commère reprend à son compte le « cratylisme » de Claudel, lui-même repris de Platon, fondant sa théorie du langage sur une relation intime et vivante entre les mots et les choses. (p. 116).

11R. Lefort revient ainsi sur la figure d’un poète qu’il définit comme un marcheur nomade, après avoir établi des liens notamment avec L. Gaspar, pour réfléchir au langage d’une philosophie du vivre.

12Avec J. Tortel, il s’attarde sur « l’esthétique du point », la ponctuation et l’articulation des poèmes. L’étude porte sur Limites du corps où « le poème ne fait qu’indiquer que le langage a lieu, que la vie est là, qu’un corps est vivant, respire dans la langue. Le corps est le vivant poème » (p. 148) Le point est ce qui conduit R. Lefort à nommer le poème de Jean Tortel poème-hologramme. L’affleurement stylistique enrichit ainsi l’analyse qui montre en quoi le langage est premier – corps vivant premier – renouant à nouveau avec son idée directrice.

13L’étude sur B. Vargaftig est l’occasion de réfléchir au motif du silence dans la poésie contemporaine. Il la développe à l’aide des philosophes G. Agamben, P. Ricœur et G. Steiner. C’est un silence bruissant et plein, qui permet de faire des recoupements avec l’inconscient du poème ; chaque partie se trouve ainsi liée au tout. De même les références à un recueil s’ouvrent à chaque fois à de nombreuses références au reste de l’œuvre.

Pour Gérard Titus-Carmel comme pour Bernard Vargaftig d’ailleurs avec qui il a longtemps entretenu une connivence profonde, le silence fait partie du langage. Le corps est habité d’un silence, d’une nuit, pour une alliance. (p. 212)

14Le motif du corps, essentiel, est développé à l’aide de trois autres exemples. Comme pour chaque motif, R. Lefort commence par revenir sur les définitions données par M. Collot sur La poésie moderne et la structure d’horizon. Par ailleurs, il met en avant la distinction clé proposée par A. Emaz entre émotion et sensation. Le travail sur les notions est toujours mené très finement et permet de recouper des débats actuels.

Nous envisagerons donc, avec Jean-Michel Maulpoix, une écriture qui « accorde au corps mortel et à son souffle une place prépondérante », tout en proposant un lyrisme à ras, ou un « assèchement du lyrisme ». (p. 234)

15Par le dépouillement de Chr. Hubin, Fr. Jacqmin et A.‑M. Albiach, R. Lefort est conduit à revenir sur cette notion de lyrisme, tout en marquant leurs différences.

Cette technique définit non pas un art du peu par creusement comme chez Christian Hubin mais un art du peu par émondage lors duquel Anne-Marie Albiach détoure le poème. (p. 326)

16Une fois de plus, les recoupements avec les poètes du silence et ceux du langage font de chacun de ces chapitres une pierre de réflexion plus générale sur la poésie contemporaine.