Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Christiane Vadnais

Du mythe comme espèce persistante

Chances du roman, charmes du mythe. Versions et subversions du mythe dans la fiction francophone depuis 1950, sous la direction de Marie-Hélène Boblet, Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle, 2013, 216 p., EAN 9782878546057.

1« Nous entendons par mythe un système dynamique de symboles, d'archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l'impulsion d'un schème, tend à se composer en récit1 » : la définition proposée par Gilbert Durand illustre bien le caractère actif du mythe, une matière aux grandes capacités d’adaptation. Chaque fois différent et pourtant toujours reconnaissable, le mythe persiste et signe : c’est aux modalités de son incarnation que s’attache particulièrement l’ouvrage Chances du roman, charmes du mythe. Publié dans la foulée du colloque « Présence et usages du mythe dans le roman depuis les années cinquante » organisé par l’équipe « Écritures de la modernité » en 2011 à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, l’ouvrage se donne globalement pour objectif d’« envisager les récents usages littéraires […] d’éléments issus de diverses mythologies, païenne et chrétienne, conviés à ressourcer l’intrigue et la narration » (p. 6). Il propose plus précisément de s’interroger sur les « modalités esthétiques, poétiques et idéologiques [du] recours [au mythe] » (p. 5) entre 1950 et le début des années 2000.

2Les analyses d’œuvres singulières qui y sont regroupées s’intéressent pour la plupart au corpus européen francophone, avec quelques incursions en littérature québécoise. On y fait notamment une belle place aux œuvres d’Henry Bauchau et de Claude Louis-Combet, auxquels toute la première partie est consacrée, de même qu’à l’OuLiPo et à Sylvie Germain qui font l’objet de plusieurs articles. Le livre, qui regroupe dix-huit contributions, s’articule en quatre sections : à celle sur Bauchau et Louis-Combet succèdent deux parties traitant de la présence du mythe comme élément structurant des romans (qu’on l’y retrouve sous la forme continue d’un schéma narratif ou plutôt éclaté en une constellation de motifs); enfin, la dernière section fait se croiser divers référents culturels tirés du christianisme ou encore de la culture amérindienne. Éclaté par nature, le recueil offre une diversité d’approches et d’analyses. La mise en parallèle des différentes études permet de dégager quelques récurrences dans les pratiques, notamment en ce qui a trait au rôle du mythe dans la poétique romanesque. Mais les auteurs, tout comme la courte préface, se gardent toutefois de proposer noir sur blanc des généralisations ou des tendances en ce domaine. L’ouvrage reste ainsi ouvert, tant dans les conclusions que dans sa conception de la notion de mythe.

Écrire dans les blancs de la tradition

3Une première observation se dégage néanmoins de la lecture des articles abordant la place d’un personnage mythologique particulier dans les romans : depuis 1950, une certaine littérature travaille à éclairer les zones d’ombre du mythe, à lui restituer son ambivalence au détriment des interprétations consacrées. Ainsi, s’intéressant aux stratégies de représentation de l’ogre chez Michel Tournier, A. Boulémié montre comment l’intertextualité et l’image de la phorie travaillent à construire une représentation ambiguë du personnage, qui apparaît à la fois bon et mauvais. J.‑F. Frackowiak explique quant à lui que sous la plume de Philippe Le Guillou, Jésus concilie lui aussi une double nature humaine et sacrée. Comment attribuer à un dieu incarné son humanité ? Ce serait le défi auquel se consacre le romancier, dont l’œuvre est d’ailleurs ponctuée de ces parcours d’enfants qui se voient révéler leur destin. Cette entreprise semble emblématique des romans où le mythe, retourné, dévoile ses contradictions ou révèle ses points aveugles. En effet, les points de vue éludés par la tradition se multiplient : alors que Tournier fait de l’ogre un narrateur, Le Guillou fait valoir saint Joseph comme une figure de paternité problématique… C’est d’ailleurs à Pluton qu’Italo Calvino donne la parole dans Le Ciel de pierre, sa réécriture du mythe d’Orphée et Eurydice où un renversement des pôles travaille à valoriser la descente plutôt que la remontée, la profondeur plutôt que la surface, comme le montre D. Gachet dans sa comparaison des deux versions du texte. Le roman du recours au mythe, pourrait-on dire, se conjugue dans plusieurs cas au « retour au sujet » dont parle Dominique Viart2 à propos du roman des années 1980 : les « structures » mythologiques s’adjoignent le plus souvent une voix marginale, un personnage qui, au-delà des invariants du type qu’il incarne, affirme sa complexité et son individualité.

4Le point de rencontre entre le je et le caractère collectif du mythe se trouve d’ailleurs au cœur des œuvres de Bauchau et de Louis-Combet, deux auteurs chez qui il occupe une place fondamentale. Pour le premier, nous dit M.‑C. Tomasi, la refiguration mythique du conflit intérieur permet de le sublimer ; marqué par l’expérience traumatique de la guerre, Bauchau chercherait dans ce motif l’indice d’un lien qui pourrait se créer entre les deux parties. Chez Louis-Combet, A. Romestaing voit le mythe comme un réservoir de l’imaginaire collectif qui permet de tromper le narcissisme du moi. Son analyse de Miroir de Léda, première « mythobiographie » de l’auteur, montre bien comment celui-ci use d’un langage opposé à celui du logos pour explorer l’animalité de l’être et faire de l’écriture une expérience.

Variations & disséminations

5La plus grande partie des analyses, centrée sur la composition des œuvres, décortique différentes façons d’utiliser le mythe comme élément structurant d’une poétique romanesque. Il s’agit de l’apport le plus distinctif de ce livre. Partant de Tanguy Viel, J. Poirier opère la distinction entre les romans dédaléens et minotauréens. Alors que les seconds conçoivent le labyrinthe comme un espace hanté par le mal, où le héros affronte sa propre monstruosité, les premiers le représentent comme un pur espace géométrique pétri de « non-être ». Marqués par une désincarnation de l’angoisse (d’autre part concentrée dans le Minotaure) qui en vient par conséquent à contaminer l’ensemble de la construction, ces romans sont le plus souvent ceux de la capitulation. Dans une analyse finement menée, L. Bost montre comment le scénario caractéristique du poucet se met en place dans Magnus de S. Germain, en y analysant notamment la présence de la mythologie ursine, laquelle complète les manques qui affectent la trame narrative attendue.

6Plusieurs contributions, tout en dégageant l’aspect structurant du mythe, en notent l’éclatement ; parfois, le récit se disperse, se disloque pour devenir scintillement de mythèmes parmi lesquels le lecteur doit tisser des réseaux, dévoilant ainsi une structure sous-jacente. Dans cette perspective, A. Schaffner retrace le scénario du mythe de Mélusine dans deux romans d’Alexandre Vialatte, dont Les Fruits du Congo, où cette présence subtile correspond à la poétique du kaléidoscope défendue par l’auteur. I. Dangy décèle dans La Vie mode d’emploi une poétique du dépècement fondée dans un système de références à Isis et Osiris, à Pélops et Tantale qui serait l’illustration de la fragmentation même du roman. Suivant la conception englobante proposée par la chercheuse, le roman de Perec serait lui-même, avec l’ensemble du travail de l’auteur, une contribution à l’élaboration d’un nouveau mythe, celui de la femme disparue.

7Chez l’OuLiPo, il arrive même que le mythe se détourne de sa moelle symbolique pour devenir pure forme, un jeu de variations :

À l'opposé de tout processus de mythisation de l'image du chevalier, l'opération de Calvino [dans Le chevalier inexistant] réduit cette image à son support, le symbolisme à une modeste synecdoque, un chevalier à une armure. (p. 140‑141)

Quels mythes pour l’époque contemporaine ?

8Dans une ère marquée par la méfiance envers les grands récits, le mythe continue malgré tout d’opérer son charme ; c’est le parti pris du livre, qui affirme d’entrée de jeu la permanence de celui-ci, pendant et après l’époque des Nouveaux Romanciers, du formalisme, de l’autofiction (dixit la préface). Les articles démontrant l’importance de schèmes mythiques ou de mythèmes dans les poétiques romanesques contemporaines marquées par la fragmentation et l’intertextualité montrent bien la solidité de ce postulat.

9Cela dit, force est de constater que les romanciers contemporains, dans leur approche du mythe, témoignent non seulement d’un « retour au sujet », mais prennent aussi acte de la condition postmoderne décrite par Jean-François Lyotard dans son ouvrage de 1979. Hanté par sa propre fin, le mythe resterait paradoxalement un repère dans la recherche d’une filiation ou d’un sens au parcours de l’humain. Chez Sylvain Trudel, par exemple, la mythique quête chevaleresque est détournée pour se vouer à une glorification de l’échec. Détraqué, le schéma témoignerait, selon J.‑P. Thomas, d’une impossibilité d’ériger de nouveaux récits fondateurs pouvant se transmettre de génération en génération. Chez Trudel, on ne pourrait qu’envisager des micromythes personnels et éphémères, salvateurs pour l’individu, mais qui naissent et meurent avec lui. Selon l’article de J.‑Y. Laurichesse, le pays mythique de Siom créé par Richard Millet, bien que beaucoup plus classique en raison de ses ambitions totalisantes, signale lui aussi un changement d’époque :

Dans un monde dominé à la fois par la globalisation et par l'individualisme, le territoire d'où naît le mythe, à la fois circonscrit et communautaire, n'existe plus, et c'est pourquoi l'œuvre de Millet est fondamentalement crépusculaire. (p. 178)

10Ce type de questionnement aux implications politiques ou axiologiques prend les devants dans la dernière section du recueil, comme en guise d’ouverture.


***

11Au final, Chances du roman, Charmes du mythe montre par un éventail d’exemples que la littérature reste depuis 1950 un terreau fertile pour la transmission et la transformation des récits millénaires. Les contributions rassemblées ici mettent l’accent sur la conjugaison du mythe et de l’expression du sujet, mais surtout sur le pouvoir structurant des grands récits, présent jusque dans les œuvres fragmentées. Que la postmodernité continue d’être travaillée par l’imaginaire mythique et sa fin, même dans un esprit « crépusculaire », constitue sans doute le point d’orgue de la preuve tentée dans ce livre. Ne savons-nous pas maintenant que le mythe est d’une espèce persistante ?