Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Catherine d’Humières

Les Contes des Grimm en héritage

Christiane Connan-Pintado & Catherine Tauveron, Fortune des Contes des Grimm en France. Formes et enjeux des rééditions, reformulations, réécritures dans la littérature de jeunesse, Clermont‑Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Mythographies et sociétés », 2013, 466 p., EAN 9782845166295.

1En 2005, l’UNESCO inscrivait les Kinder‑und Hausmärchen (1812) — Contes pour les enfants et la maison — des frères Grimm au patrimoine mondial de l’humanité, dans le cadre du programme « Mémoire du monde », officialisant ainsi une diffusion beaucoup plus large que celle qui était envisagée par les auteurs eux‑mêmes. En effet, le but avoué de Jakob et Wilhelm Grimm, clairement nationalistes, était de fixer par écrit les contes populaires allemands pour les inscrire durablement dans le patrimoine littéraire de leur aire linguistique. Même si on sait maintenant que tous ces contes ne sont pas forcément issus de la tradition orale, le travail effectué par les deux auteurs est à présent reconnu comme une véritable œuvre patrimoniale qui a transcendé les frontières linguistiques et s’est introduite durablement, bien que de façon très variable, dans la mémoire du monde. Dans l’ouvrage de Christiane Connan‑Pintado et Catherine Tauveron, cet aspect patrimonial s’avère essentiel pour comprendre la « fortune » des contes des Grimm dans notre pays, de leur traduction et diffusion à leur exploitation et réécriture par de nombreux artistes, du xixe siècle à nos jours.

Diffusion & traduction des Contes

2La première question qui se pose est celle de la définition de l’œuvre patrimoniale et de la façon dont on peut considérer une œuvre étrangère, accessible uniquement à travers des traductions, comme faisant partie du patrimoine français. Le terme, nouveau finalement, de « patrimoine universel » peut‑il être jugé recevable dans la mesure où le mot même de patrimoine indique qu’il s’agit d’un bien hérité du père ? D’après Annie Rouxel, la « notion de patrimoine […] renvoie à la transmission d’un héritage culturel et, de ce fait, à des valeurs identitaires1 » et c’est bien ainsi que les frères Grimm l’entendaient lorsqu’ils présentaient leurs contes « comme un trésor national populaire à préserver et à transmettre » (p. 12). Néanmoins, lorsque ce trésor outrepasse les frontières nationales pour se répandre peu à peu dans les pays voisins qui à leur tour le feront voyager au‑delà de leurs propres frontières, il est évident que l’aspect purement national de ce patrimoine s’efface pour laisser place à une universalité imprévue et féconde. C’est pourquoi, comme le montre Chr. Connan‑Pintado, « c’est au carrefour de projets divers et d’enjeux parfois contradictoires — pédagogiques, économiques, patrimoniaux, mais aussi artistiques et idéologiques —, que les Contes des Grimm ont conquis leur place dans la littérature de jeunesse en France » (p. 17). Et ce sont justement ces projets et ces enjeux qui sont au cœur de cet ouvrage.

3Des traductions partielles de ces contes apparurent dès 1824 alors même que leur publication n’était pas terminée en Allemagne, mais il fallut attendre 1967 pour que l’ensemble des contes et légendes des frères Grimm fût intégralement publié dans la traduction d’Armel Guerne qui fait encore autorité. En 2009, Natacha Rimasson‑Fertin en a proposé une nouvelle sur laquelle se sont appuyés les auteurs de cet ouvrage pour leurs analyses. L’histoire des traductions des Contes des Grimm est d’autant plus intéressante qu’elle se double de l’histoire de la sélection des contes, choisis parmi un corpus considérable puisqu’il s’agit de deux cent un contes et dix légendes. Jusqu’au début du xxe siècle, en France, les traducteurs avaient tendance à écarter les contes communs aux Grimm et à Perrault, laissant à ce dernier la primauté des contes patrimoniaux du répertoire français, même lorsque, comme dans le cas du « Petit Chaperon rouge », la version des Grimm semblait satisfaire davantage un lectorat enfantin par son dénouement heureux. En outre, l’étude des traductions permet de mettre en relief le parti pris de chaque traducteur, sa façon de résoudre les problèmes posés par le passage d’une langue à l’autre et la plus ou moins grande fidélité au texte initial. Un autre point qui nous paraît fort intéressant est le problème posé par la traduction des titres des contes et notamment ceux qui sont communs avec Perrault : faut‑il reprendre ceux de ce dernier ou appeler « Rose d’épine » la « Belle au bois dormant » allemande ? De même, comment résoudre l’impossible traduction des noms qui repose sur des sons évocateurs plutôt que sur le sens des mots —Rinkrank, Rumpelstilzschen — ? Enfin, on notera que la critique anglo‑saxonne s’est davantage penchée sur les Contes des Grimm que la critique française : seules trois thèses de doctorat ont été consacrées à cette œuvre pourtant considérable : celle d’Ernest Tonnelat en 1912, et celles — presque un siècle plus tard — de François Fièvre en 2007 et de Natacha Rimasson‑Fertin en 2008, preuve de l’intérêt actuel suscité par ces contes moins connus qu’on ne le pense puisque ce sont souvent toujours les mêmes qui sont publiés dans les productions pour la jeunesse.

4Il est certain que « c’est parce qu’ils ont pris forme littéraire qu’ils ont conquis leur statut d’œuvre patrimoniale, bien loin du projet nationaliste et scientifique initial » (p. 72) car les frères Grimm s’efforcèrent de reprendre, retranscrire et remettre en forme les récits recueillis, leur donnant ainsi une vie littéraire sans laquelle il n’est guère de véritable postérité. En réalité, leurs contes n’étaient pas plus destinés aux enfants que ceux de Perrault, ou plutôt il ne semblait pas, à l’époque, qu’il fût nécessaire d’écrire spécialement pour la jeunesse, certains récits « pour tous » s’adaptant parfaitement aux besoins d’histoire des enfants. C’est d’ailleurs ainsi que l’on trouve dans la catégorie « Littérature de jeunesse » des ouvrages, comme Robinson Crusoë par exemple, qui ne leur étaient nullement destinés au départ. Il faut cependant noter que les éditeurs, traducteurs, directeurs de collection, ont depuis toujours sélectionné les contes des Grimm qu’ils allaient publier en fonction du lectorat visé, alors que les Contes de Perrault, vu leur nombre réduit — onze —, sont le plus souvent présentés dans leur totalité. D’ailleurs les frères Grimm eux‑mêmes proposèrent une petite édition de cinquante contes plus explicitement destinés aux enfants, dont les plus connus comme « Blanche‑Neige », « Le Roi‑grenouille », « Le Loup et les sept chevreaux », « Le Petit Chaperon rouge » etc. comptent finalement parmi les plus lus, connus et publiés.

5En 2011, à l’occasion du bicentenaire des contes, les éditions Taschen ont publié un bel ouvrage illustré qui est sorti simultanément en Allemagne, en Espagne, en France, en Italie et au Royaume Uni « pour viser le public international concerné par une œuvre promue au rang d’objet patrimonial universel » (p. 83). Au sein de notre xxie siècle mondialisé, il est d’ailleurs difficile de trouver actuellement un recueil de contes des Grimm qui soit entièrement produit par l’édition française, alors qu’au xixe siècle les libraires‑éditeurs français n’hésitaient pas à se lancer dans cette entreprise audacieuse.

Typologie & enjeux des reformulations

6C. Tauveron se penche sur les « reformulations » des contes de Grimm qu’elle différencie des seules « réécritures » dans la mesure où l’iconographie prend parfois la place du texte et propose une réinterprétation du conte très éloignée du récit initial. En effet, si l’on considère le Hänsel et Gretel illustré par Suzanne Janssen (éd. Être, 2007) qui se « fonde sur le mythe platonicien de l’androgynie et donc la symbiose initiale des genres en même temps que sur le mythe de la gémellité et du corps dupliqué » (p. 97), ou le même conte illustré par Lorenzo Mattoti (Gallimard jeunesse, 2009) « à l’encre monochrome des cauchemars […] : le fond […] saturé de traits fébriles uniformément noirs, de formes torturées, rageuses et oppressantes » (p. 98), on peut se demander si ces « reformulations » éditées dans des collections pour la jeunesse sont bien destinées à ce public‑là tant il nous semble que ce sont plutôt des angoisses et des préoccupations adultes qui s’y expriment. Il en est de même, par exemple, pour la Blanche‑Neige d’Angela Barrett (Kaléidoscope, 2002), remplie d’allusions chrétiennes que les enfants ne peuvent décrypter : « Vierge crucifiée, vierge christ, la thématique court et se déploie sous différentes formes. La table des nains rappelle la cène » (p. 99). Tout se passe comme si les illustrateurs ne faisaient que prendre appui sur le conte des Grimm pour produire une œuvre singulière et personnelle, très éloignée du projet initial des auteurs.

7On trouve également de nombreuses reformulations où les auteurs s’ingénient à mélanger les contes entre eux, les juxtaposant ou les enchevêtrant pour proposer de nouvelles fictions destinées à des lecteurs avertis — enfants ou adultes — c’est‑à‑dire connaissant déjà les contes utilisés dans le nouvel album comme dans Le Prince‑grenouille… suite de Jon Scieszka et Steve Johnson (Circonflexe, 1996) où chaque nouvel épisode de la quête du prince désireux de redevenir grenouille s’insère dans un autre conte très connu. Parmi les réécritures revendiquées des contes, les plus intéressantes, à notre avis, sont les « réappropriations » où les auteurs conservent la trame de l’histoire tout en introduisant des modifications « qui reconfigurent symboliquement l’ensemble » (p. 119), comme le terrible Rouge, Rouge, Petit Chaperon rouge d’Edward van de Vendel et d’Isabelle Vandenabeele (Rouergue, 2003), où la violence est l’apanage de la fillette, ce qui met le lecteur « profondément mal à l’aise : il y a là une folie grandissante et sanguinolente qui interroge sur le meurtre final et sa motivation : la victime visée est‑elle le loup ou bien plutôt la grand‑mère […] ? » (p. 126) On comprendra que, là encore, l’album n’est pas vraiment destiné à un public enfantin. En revanche, certaines réécritures, en transformant le mode de narration, entrent de plain pied dans un univers enfantin parodique. Le Grand Lougoudou et le petit Chapeau rond rouge de Jean‑Pierre Kerloc’h, fondé sur des jeux de mots et de sonorités, en est un merveilleux exemple où « l’intrigue source subit peu de modifications, seule importe la manière délirante de la raconter ». (p. 147)

8Le fait de sélectionner certains contes plutôt que d’autres, ou de les reformuler soit par un nouveau texte, soit par l’iconographie s’explique en grande partie par le décalage existant entre les contes‑sources qui s’inscrivent dans un contexte socioculturel précis, et celui de notre xxie siècle commençant, envahi par l’image au détriment de l’écrit. Les Grimm inscrivent leur œuvre dans le cadre de la morale bourgeoise du xixe siècle, mais « ils croient en la mobilité sociale et en la nécessité de respecter les qualités propres de la personne quelle que soit sa classe d’appartenance » (p. 151). C’est sans doute ce qui explique que les réécritures ne concernent pas vraiment l’aspect social mais plutôt le statut de la femme ou le sort de l’enfant qui ont fait l’objet de nombreuses études — et critiques — comme celles de Jack Zipes, Maria Tatar ou Ruth Bottigheimer. On a ainsi vu apparaître, à partir des années 1980, des réécritures féministes très militantes qui s’emploient à casser les stéréotypes sexistes pour aussitôt construire d’autres stéréotypes finalement tout aussi sexistes par une inversion pure et simple des rapports de domination, les relations hommes‑femmes étant fréquemment revisitées de façon innovante, certes, mais aussi terriblement angoissante. Les petits chaperons rouges d’aujourd’hui deviennent, par ce procédé, des séductrices perverses, de redoutables viragos ou, comme on l’a vu plus haut, des criminelles en puissance. On peut se demander ce que l’image de la femme, à présent envahissante et conquérante a gagné dans cette évolution du personnage. C. Tauveron souligne d’ailleurs que, dans les contes des Grimm, on rencontre certes des jeunes filles malheureuses, mais elles se révèlent souvent actives, capables d’abnégation et d’exploits tout comme leurs frères ou père, et surtout, en fin de compte, « les héros dont on se souvient, ceux qui ne s’épuisent pas… sont des héroïnes. » (p. 158)

9Quant au statut de l’enfant dont Maria Tatar analyse la dureté dans les contes des Grimm, car il est souvent victime d’une violence qu’on pourrait presque considérer comme sadique, il a évolué dans la mesure où « la souffrance enfantine imposée par les parents, la tyrannie domestique, la violence inique ne sont plus montrables sans précaution » (p. 174). En réalité, on peut se demander si ce n’est pas plutôt la représentation de la violence des adultes qui n’est plus montrable aujourd’hui… Ce phénomène transparaît à travers les avatars actuels du « grand méchant loup » qui perd sa férocité et devient sujet de risées et de moqueries en tout genre. Or le personnage du loup, que ce soit celui de Perrault, prédateur impitoyable, ou celui des Grimm, affamé mais peu intelligent, offre généralement dans les contes l’image de la virilité brute. Actuellement, cette image est mise en défaut, « le loup d’aujourd’hui, ne sachant ou ne pouvant plus jouer son rôle, peut entrer dans une crise identitaire profonde, qui le ravage de l’intérieur. […] il n’est plus qu’un héros déchu, mutilé, déjanté, malade dans sa tête, quand il n’apparaît pas comme le gentil, gentil petit animal qui veut le bien des autres » (p. 175‑176), comme si on devait éliminer totalement tout ce qui pourrait être à la source des frayeurs enfantines ou séculaires.

10La reformulation des contes prend donc des formes variées, réécritures, adaptations ou parodies, elles modifient généralement les relations entre les personnages et les enjeux des actions menées, transformant ainsi l’orientation configurationnelle initiale. Elle peut également « se présenter comme un espace d’exploration des possibles interprétatifs du conte‑source » (p. 183) et, en l’enrichissant de nouvelles significations, elle en arrive à prouver l’extrême fécondité des contes traditionnels.

Relectures iconographiques & transpositions théâtrales

11Contrairement aux contes de Perrault, illustrés dès leur première édition, ceux des Grimm ne l’ont été que lors de la deuxième édition lorsque leur « projet évolue vers une plus grande adéquation à un public enfantin » (p. 188). Chr. Connan‑Pintado souligne d’ailleurs combien l’illustration des contes reste polémique dans la mesure où elle propose une visualisation du récit qui s’impose à l’imagination du lecteur et la bride au lieu de lui laisser libre cours. À ce propos, le point de vue de Nicole Belmont nous semble intéressant car il montre que l’écriture, en se substituant à l’oralité, a initié le changement de nature du conte en le rendant visible matériellement. Les illustrations ont ensuite accentué ce caractère pour « pallier la difficulté plus grande qu’il y a à se former des images mentales lors de la lecture. Mais le remède comporte des risques car les illustrations figent la représentation et entravent le travail de l’imaginaire2 ». On ira même plus loin ; les illustrations en arrivent parfois à se substituer au conte en proposant des images qui vont au‑delà de ce que propose le récit, surtout lorsqu’elles sont le fait de grands artistes qui amplifient ou détournent la portée du conte initial par l’originalité de leur travail. Gustave Doré semble avoir ouvert cette voie en illustrant de façon magistrale les contes de Perrault et son œuvre nous remplit d’admiration, mais on peut également apprécier les illustrateurs plus modestes qui proposent des images discrètes pour laisser travailler davantage l’imagination de l’enfant‑lecteur.  

12Néanmoins, la fin du xxe siècle montre une volonté de s’éloigner des images douces et lisses qui dominaient le secteur du livre pour la jeunesse. Provoquer un choc créatif a été le but avoué d’Étienne Delessert, directeur de la collection « Il était une fois » publiée par Grasset Monsieur Chat entre 1983 et 1984, en confiant à chaque fois un des contes des Grimm à un artiste particulier dont il connaissait l’originalité. Chr. Connan‑Pintado retrace l’histoire de cette collection en insistant sur la mise en page du texte qui « plus ou moins abondant selon les contes, a été découpé de manière à mettre en valeur les images qui se déploient souvent en double page. […] Abondante, nettement prépondérante, l’image prend formes et tailles variées, de la vignette à l’image à fonds perdus en double page, parfois sans texte, pour mettre en scène les moments les plus intenses des récits » (p. 194). Le texte est ici au service de l’expression artistique visuelle et non plus le contraire ; en prenant un à un les contes des Grimm choisis pour cette collection, notre auteur a voulu « étudier l’adéquation entre un univers d’artiste et un conte merveilleux, […] interpréter les données de l’image dans leur relation avec le texte qui les inspire, […] mesurer l’écho du conte dans le travail de l’artiste et l’effet produit sur le lecteur » (p. 198). Il en résulte un travail d’analyse fort intéressant et très minutieux des illustrations de Michael Hague pour « Raiponce », de Philippe Dumas pour « La Reine des abeilles », de Monique Félix pour « Hänsel et Gretel », de Paul Perret pour « La Gardeuse d’oies », d’Eleonore Schmid pour « Les Trois Plumes », d’Ivan Chermayeff pour « Les Trois Langages », de Roland Topor pour « Neigeblanche et Roserouge », de John Howe pour « Le Pêcheur et sa femme » et de Marshall Arisman pour « L’Oiseau d’Ourdi ». Par leur haute qualité, ces illustrations prennent valeur d’interprétations, de reconfigurations des contes, en proposant une vision singulière et souvent impressionnante du texte des Grimm. En même temps on reconnaîtra que, de plus en plus, au xxie siècle, l’illustration des albums de jeunesse devient expression artistique à part entière.

13Une façon originale de réécrire des contes populaires en est la transposition dans un autre genre littéraire comme le théâtre qui en a toujours été très proche. Dès 1697, l’univers merveilleux de Perrault fut transposé sur la scène et le succès des adaptations de contes au théâtre n’a pas faibli puisque, actuellement, bien des auteurs d’adaptations théâtrales s’appuient sur les textes patrimoniaux, souvent pour leur évidente notoriété auprès d’un public enfantin, pour en proposer de nouvelles interprétations. Dans un article sur les réécritures de contes dans le théâtre de jeunesse, Marie Bernanoce fait une différence entre « les adaptations ludiques à visée patrimoniales [ou] “adaptations‑récréations” [et] les adaptations esthétiques [ou] “adaptations‑recréations”3 » parmi lesquelles se distinguent celles d’Olivier Py qui a porté à la scène trois contes peu diffusés des frères Grimm : « La Jeune Fille, le diable et le moulin », « L’Eau de la vie » et « La Vraie Fiancée ». Ces trois transpositions, qui ne s’appuient pas sur la reconnaissance d’un récit déjà connu des enfants spectateurs, font également l’objet d’une étude approfondie de Chr. Connan‑Pintado qui met en valeur la similitude de leur schéma narratif, leur dimension chrétienne et une amplification permise par l’épaisseur donnée aux personnages mis en scène et la présence de vrais dialogues, et insiste en même temps sur les particularités de chacune des pièces dans sa relation avec le conte‑source.

Les sources des réécritures

14Dans le cas des réécritures de contes communs à Perrault et aux Grimm, la source utilisée par l’auteur/illustrateur de la version modernisée qui lui est présentée n’est pas toujours clairement identifiée. Si l’on prend le cas du « Petit Chaperon rouge », où la présence ou l’absence du chasseur‑bûcheron est pourtant facile à repérer et devrait permettre une attribution claire de paternité à l’un ou l’autre des grands auteurs, on observe parfois une confusion non seulement chez le lecteur, ce qui peut se comprendre, mais également chez le nouvel auteur — « l’auteur‑second » — qui se réclame de Perrault en mettant en scène le personnage rajouté par les Grimm ou vice versa. Ce mélange est très fréquent dans les illustrations — à commencer par celles de Doré — et plus encore dans les « réécritures‑réappropriations » et dans les parodies, fréquentes et très appréciées actuellement. Tout se passe comme si la réécriture se fondait sur des souvenirs de lecture plutôt que sur une réelle relecture du conte revendiqué comme source du nouveau récit. Chr. Connan‑Pintado parle à ce propos de « l’écheveau des réécritures » et s’attache à « démêler les intertextes et leurs impacts — souvent entrecroisés — sur les reconfigurations des contes dans la littérature de jeunesse contemporaine : il s’agit de se demander pourquoi et de montrer comment, dans quelle mesure et avec quels effets s’amalgament les deux sources dans l’esprit des auteurs et des lecteurs » (p. 304). Elle choisit en réalité de laisser de côté l’approche générique et folkloriste du conte pour le considérer dans sa dimension littéraire et singulière.

15Perrault n’a écrit « que » onze contes, toujours très populaires en France, qui trouvent un écho plus ou moins important dans ceux des Grimm — privilégiés par le lectorat anglo‑saxon et germanophone — qui en ont écrit plus de deux‑cents, mais qui, à l’évidence, connaissaient parfaitement ceux de leur prédécesseur, traduits en allemand dès 1745. Le mélange des éléments propres aux contes de chacun de ces auteurs se retrouve à de multiples reprises : dans les réécritures parodiques du « Petit Chaperon rouge », de Vincent Malone (Le Petit Chaperon de ta couleur), de Jean Claverie (Le Petit Chaperon rouge), ou des versions terrifiantes de Sarah Moon ou de van de Vendel et Vandenabeele (Rouge, Rouge, petit Chaperon rouge) ; et aussi dans celles de « La Barbe‑bleue » (« Blaubart » et « L’oiseau de Fitcher » chez les Grimm) comme le malicieux Barbe rose de Solotareff et Nadja ou l’inquiétant Frisson de fille, de van de Vendel et Vandenabeele à nouveau ; et il en est de même pour « La Belle au bois dormant » (« Rose d’épines »), « Cendrillon », « Peau d’âne » (« Toutes-fourrures »), ou « Le Petit Poucet » dont les auteurs enchevêtrent les motifs avec ceux de « Hänsel et Gretel », pauvres enfants abandonnés eux aussi par leurs parents dans la forêt hostile. On peut également évoquer le fait que les personnages et même les auteurs des contes deviennent personnages d’autres récits comme, par exemple, ceux d’Yvan Pommaux où John Chatterton, le chat détective doit élucider des affaires qui ressemblent fort au « Petit Chaperon rouge », « Blanche‑Neige » ou « La Belle au bois dormant », et dans lesquelles les éléments des contes de Perrault et des Grimm sont entremêlés sous forme de souvenirs ou d’allusions, comme autant de clins d’œil aux lecteurs.

16Enfin, on soulignera le fait que, pour évaluer le degré d’entrelacement des contes de Perrault et des Grimm, il faut prendre en compte non seulement les récits‑source, leur origine et leur diffusion, mais également leur réception par les lecteurs devenus « auteurs‑seconds ». En effet, les contes patrimoniaux fonctionnent comme une matrice à partir de laquelle peuvent s’élaborer bien des récits. Ils appartiennent à un bagage culturel commun que tous croient connaître et s’il est certain qu’en France, Perrault a un peu entravé la diffusion des contes de Grimm, il semble que bien des auteurs ne prennent pas la peine de les relire pour voir les motifs qui appartiennent plus particulièrement à l’un et aux autres, comme si la grandeur d’une œuvre patrimoniale était justement la dépossession de sa réalité, un extraordinaire pouvoir d’absorption, de tressage avec d’autres récits, une capacité de « coalescence » qui la rend profondément féconde.


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17La « fortune » des contes des Grimm, pour reprendre le titre de l’ouvrage se révèle donc fort inégale dans notre pays et ne peut rivaliser avec celle des contes de Perrault, accessibles dans leur originalité stylistique à tout lecteur francophone. Néanmoins les auteurs de l’ouvrage montrent bien que le faible nombre de contes traduits de l’allemand a fait l’objet de multiples réécritures et reformulations qui lui donnent ainsi une longue descendance, comme si certains contes, délaissés et totalement ignorés, s’avéraient stériles alors que d’autres, dotés d’une extrême fertilité, sont toujours édités, lus, repris, détournés, renouvelés et illustrés à nouveau. Certes, les contes des Grimm font officiellement partie de « la mémoire du monde », mais, en même temps, ils « ne sont bien souvent que dans la mémoire (déformante) du monde : ce sont d’une certaine manière des textes perdus (de vue) et cependant, au delà de leur altération mémorielle, toujours présents et de manière insistante » (p. 366). L’ouvrage de Christiane Connan‑Pintado et de Catherine Tauveron qui comporte une bibliographie fort complète (20 pages) ainsi que deux index et, en annexe, des tables de concordances bien utiles, s’avère d’autant plus intéressant qu’il ouvre de nombreuses voies à parcourir, des questions à approfondir, et prouve de la sorte qu’on n’en a pas fini d’explorer l’héritage qu’ont laissé les frères Grimm aux générations suivantes.