Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Florence Magnot-Ogilvy

Traque & traces de l’auteur dans le roman du XVIIIe siècle : enquête sur un effacement programmé

Antonia Zagamé, L’Écrivain à la dérobée. L’auteur dans le roman à la première personne (1721-1782), Louvain-la-Neuve : Peeters, 2011, 412 p., EAN 9789042923522.

1Dans cet ouvrage, tiré de sa thèse de doctorat, Antonia Zagamé s’attaque de manière rigoureuse à un sujet éminemment subtil et oblique : la manière dont, dans le roman en « je » qui domine tout le xviiie siècle, du roman-mémoires au roman épistolaire, la figure de l’auteur est à la fois constamment cachée et constamment suggérée. En effet, on peut considérer comme le principal paradoxe du roman en « je » tel que l’époque l’expérimente et le décline, qu’à la fois il place l’auteur en retrait, dans l’ombre, en suscitant un écrivant à l’intérieur du texte, mais que, dans le même mouvement, il ne cesse de susciter l’illusion d’un sujet qui « nous » parle et dans lequel le lecteur a toujours et immanquablement la tentation de surimposer l’image de l’auteur. Jeux de masques, de superposition, de filigrane, c’est à ce miroitement des « je » et des identités que s’intéresse le livre d’Antonia Zagamé.


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2L’un des mérites de la démarche d’A. Zagamé est de revoir les principes de questionnement avec honnêteté en les débarrassant de la doxa critique qui pose que l’écrivain est absent du texte, tant les mises en garde contre la confusion entre auteur et narrateur ont traumatisé les critiques et les spécialistes. Il s’agit donc de revenir à cette figure dont les critiques internistes et structurelles ont essayé de se débarrasser ou de faire l’économie, tant elle est encombrante et difficile à intégrer dans le discours critique. Ce n’est cependant pas, bien entendu, à l’auteur biographique que veut revenir le travail d’A. Zagamé, au fait des perfectionnements critiques les plus récents, mais à une construction d’auteur suscitée par le texte dans l’esprit du lecteur, dans la lignée des travaux de Michel Charles, de Vincent Jouve ou de Yannick Séité qui s’emploient à lire les textes littéraires par le biais de la lecture, des lectures, qui en sont faites et qui sont programmées par le texte. Ainsi, c’est bien une voix que l’on entend dans ces textes, une voix qui présente de nombreuses ressemblances avec ce que l’on sait de l’auteur « réel » et avec l’image qu’il veut donner lui-même dans son texte, une voix qui souhaite laisser des indices de sa présence, par-delà son ostensible effacement. C’est à cette recherche précise des traces ostensibles de cet effacement partiel que s’emploie l’ouvrage.

3La démarche s’appuie sur deux bases théoriques distinctes : l’étude de la lecture contemporaine des textes (une lecture historicisée) et l’apport des théories actuelles de la lecture. Ainsi c’est à une zone indécise, zone de transition ou de « transaction » (comme la désigne Gérard Genette, en laissant transparaître une certaine réticence devant ce qui échappe à la saisie : « zone indécise », « lisière », et, reprenant un terme de Philippe Lejeune, « frange ») que l’ouvrage propose de diriger notre regard, dans cet espace mental entre texte et hors-texte qui s’avère à la fois éminemment fuyant et riche d’enseignements, sur le texte, sur celui qui l’a écrit, sur ceux qui l’ont lu, sur ceux qui le lisent, reformulant la question qui est aujourd’hui au cœur des études des textes anciens : comment lire des textes écrits il y a plusieurs centaines d’années, quelle communication est instaurée entre eux et nous, et enfin, quels sont les intermédiaires de cette communication ?

4De ce questionnement essentiel, A. Zagamé s’empare avec un style d’une grande clarté et des analyses d’une salutaire précision. Elle contribue ainsi à illustrer, par exemple, la notion de lecteur implicite, à la fois bien connue depuis les travaux de Wayne C. Booth et toujours un peu énigmatique. Confronter les théories les plus abstraites au détail des textes concrets est l’une des réussites de l’ouvrage. L’auteure se pose ainsi l’une des questions souvent traitées par René Démoris :

Cet ouvrage entend contribuer à cerner la figure de l’écrivain aux siècles classiques et à préciser la manière dont, par le biais de la fiction, il prend en charge les demandes implicites qui lui sont faites. (p. 10)

5Elle se place également dans le sillage de Jean‑Paul Sermain, directeur de la thèse, qui avec Métafictions, publié en 2004, a proposé une synthèse posant les principes d’une poétique historique du roman de l’âge classique.

6Dans une première partie, l’étude porte sur les préfaces qui mettent en scène l’effacement de l’auteur. La deuxième partie s’intéresse aux conséquences herméneutiques de cette mimesis d’un document authentique, au type de déchiffrement qu’une telle mise en scène implique pour le lecteur. Une troisième et dernière partie porte sur les conséquences stylistiques de la mimesis de l’effacement de l’auteur, ou en d’autres termes sur la convergence entre l’identité sociale, culturelle, sexuelle de l’épistolier ou du mémorialiste avec le style représenté.

7La première partie parcourt un grand nombre de préfaces afin d’analyser les divers types de lectures et d’engagement qu’elles proposent au lecteur, nuançant et détaillant les variations herméneutiques possibles, face à ce que l’on considère parfois un peu hâtivement comme un bloc homogène et uniformément codifié. Est notamment analysé en détail le débat que met en place Rousseau dans le dispositif péritextuel de La Nouvelle Héloïse. A. Zagamé y montre notamment que la manière d’adhérer à l’existence d’un substrat référentiel du roman ou de le mettre en doute renvoie à un positionnement de type éthique ou existentiel à l’égard du monde commun à l’auteur et au lecteur. Rousseau servant, ici comme sur bien d’autres points, de modèle à la génération d’écrivains qui le suivent.

8La deuxième partie de l’ouvrage reprend la question de la programmation herméneutique dans des fictions personnelles qui évacuent tout commentaire direct de l’auteur. Elle analyse les modalités de lecture des « vérités énoncées par les personnages » (p. 123) en s’appuyant à la fois sur les lectures effectives des romanciers et des critiques, et sur une étude des programmes, des zones de contraintes et des zones d’incertitude du texte lu, dans la lignée des travaux de Michel Charles et des principes de méthode qu’il a élaborés. Quatre textes majeurs du xviiie siècle sont étudiés : Cleveland de Prévost, Les Egarements du cœur et de l’esprit de Crébillon, les Lettres persanes de Montesquieu et La Nouvelle Héloïse de Rousseau. A. Zagamé conclut par une analyse sur les dénouements édifiants des œuvres qui ne donnent pas la clé de leur signification globale mais intègrent un double point de vue : un point de vue global fondé sur la construction narrative, un point de vue partiel et provisoire sur les aventures ponctuelles des protagonistes.

9Enfin, la troisième partie examine la question de la transmission des valeurs et des traces de la présence cachée de l’écrivain dans le texte, dans une perspective stylistique. L’art de l’écrivain se signale dans les textes de cette période par la maîtrise d’une fiction de naturel de l’élocution. L’auteur du xviiie siècle doit arbitrer entre le respect d’un naturel estimé comme un agrément de la lecture et le respect d’une certaine forme de vraisemblance stylistique. Après un chapitre consacré à cette tension entre vraisemblance et agrément chez les auteurs qualifiés de « mondains » (Marivaux, Crébillon), un chapitre reprend la question de la vraisemblance stylistique chez des « auteurs étrangers à la culture littéraire » (la distinction entre ces deux types d’auteurs pourrait être davantage explicitée et prolongée). Dans ce chapitre, A ; Zagamé élabore une utile synthèse des travaux critiques existants sur ces questions, en y intégrant des échos retrouvés de lectures contemporaines et elle procède à de très éclairantes mises en rapport, notamment en ce qui concerne les Lettres persanes (p. 350 et sq).

10La conclusion souligne les résultats les plus saillants de l’étude : la réévaluation des fonctions de la préface, non seulement comme mise en scène d’authentification à valeur fictionnelle, mais aussi dans l’établissement d’une forme de dialogue avec le lecteur et une explicitation de son horizon d’attente et des présupposés sur le statut générique du texte. L’ouvrage propose aussi une réflexion sur la question des valeurs mises en place par le texte de fiction. En s’appuyant sur les théories développées par Vincent Jouve, Antonia Zagamé montre que, dans le roman du xviiie siècle, les tensions entre les valeurs décelées au niveau local et au niveau global sont portées à leur comble. L’ouvrage se clôt sur le regret de n’avoir pu percer à jour l’expérience « réelle et personnelle » de l’écrivain dans son texte. Cet ouvrage clair et rigoureux répond à la volonté de s’emparer d’une question à la fois omniprésente et insaisissable. En se donnant pour but de traquer ce qui est caché, A. Zagamé se condamnait un peu d’avance à un constat final quelque peu mélancolique sur le caractère insaisissable de l’objet. Cependant ce dernier caractérise parfaitement un type de fiction entièrement construite sur la construction du désir de ce qui se dérobe.