Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Federico Tarragoni

La philosophie déplacée : normes, créativité éthique & contre-culture

Guillaume Le Blanc, La Philosophie comme contre-culture, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Philosophie française contemporaine », 2014, 196 p., EAN 9782130592617.

1Par quel type de procédures, théorétiques et pratiques, la philosophie peut‑elle ouvrir le chemin de la critique ? Cette question est au cœur de la philosophie moderne, de Kant à Nietzsche, de Marx à l’École de Francfort. Elle supporte un geste, dans lequel perspective destruens et intention costruens s’allient. Elle précadre une attitude intellectuelle : le chercheur doit procéder sur un fil de rasoir, en maintenant l’équilibre parfois impossible entre élaboration conceptuelle et observation de la praxis, indépendance de la critique et inscription de la critique dans les postures subversives qui peuplent le monde. C’est sur ce fil qu’avance la réflexion de Guillaume Le Blanc, philosophe ayant investi avec perspicacité critique des problématiques à la lisière de la philosophie et de la sociologie, comme l’exclusion, l’invisibilité, la justice sociale, la domination et la créativité des vies ordinaires.

2Dès les premières pages, l’auteur délimite remarquablement les trois axes qui fonctionnent comme variables et limites de la réflexion : la philosophie, activité d’exploration du pensable, de l’épistémè ; la critique, posture de recherche ; la contre-culture, concept bifront car doté d’une double valence, artistique et sociale. La contre-culture est en effet tiraillée entre la subversion créatrice de l’artiste, chevillée à un impératif de singularité et de transgression, et son fourmillement dans les vies ordinaires à partir de la constitution d’un « éthos minoritaire ».

Il nous faut reconsidérer les relations de la critique artiste et de la critique sociale et, pour y contribuer, nous aventurer dans un examen de la contre-culture comme théorie de la pensée critique au sens large. La philosophie est alors nécessairement située dans ce réexamen, dans la mesure où elle s’est, pendant longtemps, octroyé le monopole de la critique, sans pour autant cesser de s’envisager comme un discours universel, potentiellement en surplomb par rapport aux autres discours. Que se passe-t-il quand la philosophie cesse d’avoir le monopole de la critique ? Que se passe-t-il quand elle rencontre les autres critiques discursives et quand elle se voit remise en cause, au nom des avant-gardes artistiques ou des mouvements sociaux dans sa prétention à l’hégémonie de la formulation des universaux ? Il n’en résulta pas la fin de la philosophie, mais la fin d’une idée de la discipline qui est littéralement tombée sous nos yeux, comme un vieux vêtement sans forme. Surtout, de nouvelles pratiques de la philosophie ont été engendrées, en rapport à une valeur régionale de la critique, et ont pu faire basculer la philosophie du côté de la contre-culture. […] Une façon de philosopher dans la limite, à la limite, pour ajourner des signifiants majeurs de notre temps et les soumettre aux épreuves minoritaires mettant en cause les partages du normal et de l’anormal, les frontières académiques des savoirs, les déroulés incontestés des pouvoirs ; une façon de revendiquer l’acte critique comme refus d’être gouverné de telle ou telle manière. (p. 2)

3Il s’agit ainsi de sonder, dans les pratiques propres à la philosophie, celles qui ouvrent à la critique, et à l’intérieur de celles‑ci, d’identifier clairement des interfaces avec le domaine pratique de la contre-culture, composé d’« épreuves minoritaires » individuelles et collectives. Ces interfaces permettent d’imaginer un dialogue à double sens : de la philosophie, productrice de concepts, d’outillages réflexifs et de discours émancipateurs universalisables, vers la réalité sociale et politique ; de celle‑ci, domaine du singulier universalisable, à l’universel « sous contrainte » de la philosophie. Ce dialogue doit, d’une certaine manière, raccorder les philosophes aux dynamiques qui traversent la réalité sociale et « régionaliser » leur discours, tout en les rendant conscients de l’écart entre l’universel du concept et les procédures pratiques d’universalisation.

4Autre manière, dira-t-on, d’étudier les intersections possibles entre la pensée philosophique et la réalité sociale, le concept et l’ordinaire, la science et la cité (p. 182‑183).

La philosophie comme forme culturelle ouverte à la critique

5Le passage démonstratif au cœur du livre de G. Le Blanc est la définition de la philosophie, en tant qu’ensemble de procédures de raisonnement et de discours, comme « forme culturelle ». La philosophie, loin d’être une pratique pure de la pensée, est le lieu d’une production symbolique parmi d’autres, au cœur de la réalité sociale et historique.

6Cette opération a pour effet de contextualiser et de désacraliser la pratique philosophique, en abolissant, par le même geste critique, l’échelle de valeurs qui organise et hiérarchise les différentes « formes culturelles » disséminées dans le monde social (art, littérature, sciences, droit, cultures populaires, médiacultures). La lecture hagiographique de la philosophie, avec ses « Grands » et ses « petits », a a fortiori pour désavantage de « déconflictualiser » le raisonnement philosophique, en l’épurant de ses champs de bataille et de sa conflictualité interne. Toutefois la conséquence la plus funeste de cette lecture de la philosophie est d’ignorer le geste d’autorité qui la fonde : les philosophes, « penseurs purs » du monde, de ses partages et de ses frontières, sont en dernière instance les faiseurs des lignes qui incluent et excluent, légitiment et délégitiment, dignifient et excluent du commun. Au contraire, une philosophie consciente de son inscription dans la culture, s’avère doublement réflexive : à la fois par rapport à une tradition souvent sacralisée, dont on en vient à critiquer les positionnements excluants vis‑à‑vis de certaines formes de vie (les artisans de la République platonicienne, les races moins dotées dans l’anthropologie kantienne, les tsiganes dans l’idée européenne de Husserl, p. 15) ; à la fois par rapport à la production des concepts (p. 22), dont on n’oublie point qu’il s’agit d’une activité institutionnellement située (p. 17‑18) et créatrice de frontières, de lignes d’exclusion et d’altérité (plus généralement de normativité non assumée).

7Ici, Le Blanc renoue avec le geste fondateur de Merleau-Ponty, distinguant un « dedans » et un « dehors » de la philosophie (p. 10‑11), et critiquant l’abus d’une philosophie « délestée de ses imports historiques » (p. 12). Ce geste a été l’un des traits caractéristiques de la philosophie des années 1960 et 1970, dont l’auteur souhaite prolonger l’effort « culturaliste » (définition de la pratique philosophique comme une « forme culturelle » parmi d’autres) dans la direction d’un programme résolument critique, « contre-culturaliste ». La conséquence de ce geste de déconstruction « n’est pas le relativisme ou le scepticisme, mais le perspectivisme, une possibilité de revenir sur les raisons de l’idée et, en ce sens, la philosophie est bien l’idée de l’idée » (p. 10)1.

8Déniaisement, désacralisation et inscription de la pratique philosophique dans la contingence du monde social, sont les conditions sine qua non de l’accès au territoire de La philosophie comme contre-culture. Il s’agit, en quelque sorte, du tribut payé par la philosophie pour annexer des terrains classiquement délaissés à son périmètre intellectuel. Car davantage que « sociologiser » ou « psychologiser » la philosophie, G. Le Blanc souhaite élargir le rayon d’action de la pratique philosophique, vers une « analytique des formes de vie2 ». Si la philosophie est une « forme culturelle » parmi d’autres, son objet, comme celui de toute culture, est la mise en forme de la vie3 :

[L’interprétation culturaliste de la philosophie] pourrait être définie comme une analytique des formes de vie dont l’enjeu est, au sens large, de comprendre les conditions qui font la vie, les formes culturelles qui la stabilisent et la déstabilisent, l’affermissent ou la précarisent. Un nouvel enjeu émerge, qui est le suivant : quand les formes de vie alternatives revendiquent pleinement un droit de cité, comme ce fut par exemple le cas publiquement dans les années 1960, avec la promotion de modes de vie alternatifs et contestataires, la philosophie peut s’envisager comme une analytique normative qui fixe l’étalon des formes de vie, ou comme une analytique descriptive qui accompagne la vitalité des créations d’allures de vie, et cherche alors à se constituer comme un entretien sur la pluralité des formes de vie. (p. 13)

9À partir de ces préalables théorico-méthodologiques, la réflexion de G. Le Blanc se structure en actes, scènes et figures, selon une partition dramaturgique dont le caractère « aléatoire » (p. 7) est assumé (sans pour autant qu’il en découle une absence de structure). L’auteur joue ici un ensemble de scènes et figures, de manifestations in vivo de la philosophie comme contre-culture, en en inférant une démonstration en trois actes, placés au début et à la fin de l’ouvrage. Cette structure gagne en souplesse par rapport à la démonstration ou au commentaire philosophique classiques, en permettant à G. Le Blanc d’allier le fond et la forme. Loin de plaquer une conceptualité sur le monde social, il incombe aux scènes et aux figures de faire surgir, dans un agencement presque dramatique, des « jeux conceptuels » à l’usage d’une démonstration qui ne peut pas être écrite à l’avance. En ce sens, le programme d’une philosophie contre-culturaliste présente également un enjeu stylistique fort pour l’écriture philosophique : il s’agit d’ébaucher une stylistique nouvelle, une modalité inédite de raccord entre les mots, les concepts et le réel.

De la tradition contre-culturelle en philosophie à la construction philosophique de la contre-culture

10« L’acte critique vaut à l’intérieur des champs de transformation éthique des conduites » (p. 22). Il n’importe guère de savoir, nous dit G. Le Blanc, si c’est la transformation éthique qui préside à l’infléchissement critique ou l’inverse : l’important c’est de souligner ce raccord entre les deux sphères de l’action humaine.

11C’est à partir de cette imbrication entre critique intellectuelle et transformation éthique qu’une définition philosophique de « contre-culture » devient possible4. Pour que celle-ci puisse être dite telle et raccordée à la pratique philosophique, quatre conditions doivent être remplies :

Le diagnostic critique de son propre présent en fonction de la configuration dominante qui le définit, la théorie de l’acte critique rendant possible ce diagnostic critique, l’invention de manières de vivre en rapport avec cette théorie critique, le rejet des transcendantaux extérieurs aux formes culturelles elles-mêmes, recherchés du côté de la formulation de purs sujets, individuels ou collectifs. (p. 24)

12On remarquera la définition plutôt restrictive du phénomène5, qui impose une solidarité avec la théorie, une posture critique et réflexive et une créativité éthique. On ne peut qu’être étonné de l’écart entre cette définition et celle de la sociologie de la culture, domaine scientifique d’étude des « contre-cultures6 ».

13« Énigme pour les pouvoirs et les normes » et « promesse d’émancipation » (p. 25), la contre-culture pose à la philosophie la question des catégories à partir desquelles elle produit un savoir, partage et découpe le monde sensible, isole le « même » et exclut l’« autre ».

14Ici la démonstration de G. Le Blanc se double d’un volet proprement archéologique : il s’agit désormais de repérer une tradition épistémique, de suivre un fil rouge « contre-culturel » dans l’histoire de la philosophie contemporaine. Autrement dit, d’identifier des jalons, des auteurs, des livres et des sensibilités proprement « contre-culturelles ». G. Le Blanc cite, au fondement de cette tradition masquée de l’histoire de la philosophie, Le Deuxième Sexe de Beauvoir, publié en 1949. Il revient à Beauvoir d’avoir analysé en pionnière, avec un outillage critique, la production sociale de l’altérité (de genre), et d’avoir pensé le possible détournement symbolique de cette altérité. Bref, d’avoir inauguré une réflexion critique sur les normes présidant aux différents découpages (sexuels, de classe, raciaux, coloniaux) du monde social (et plus généralement du monde sensible), tout en mettant à la disposition des acteurs sociaux une boîte-à-outil pour critiquer ces normes et ces découpages (p. 39‑45). Sartre7, l’École de Francfort, Canguilhem, Foucault8, Certeau, Derrida, Deleuze, Guattari et la French Theory se situent dans la continuité de ce geste fondateur. Dans leur prolongement contemporain, on trouve « ces vocables balbutiés dans des langues non impériales, Subaltern Studies, Gender Studies, Queer Theory, Postcolonial Studies » (p. 38).

15Qu’est‑ce qui rassemble ces différentes réflexions philosophiques ? La tradition « contre-culturelle » en philosophie conjugue une déconstruction des partages hégémoniques (auxquels, nous l’avons vu, la philosophie participe en tant que dispositif de savoir) et l’appel à une refonte, par les acteurs sociaux eux-mêmes, desdits partages. Si les systèmes normatifs génèrent et légitiment les fonctions, les places et les positions des uns et des autres dans l’organisation sociale, il revient à la philosophie de critiquer l’arbitraire des normes et des partages. Qui dit partage, dit commun : la critique des normes doit permettre aux exclus, rendus invisibles et impuissants par la force des normes, d’acquérir une nouvelle visibilité dans l’espace public. Prise de parole, subjectivation ou émancipation opèrent ainsi à partir du langage de minoration ou d’infériorisation décortiqué et analysé par la philosophie, selon des sentiers différents mais convergents : la vie peut s’opposer à la discipline normative, se développer aux marges des normes, ou encore plier les normes, de façon tactico-stratégique, à l’avantage du sujet subalterne (p. 71‑97).

16Voici le cœur du programme « contre-culturel » de la philosophie : critiquer les normes, dénaturaliser les partages, démocratiser la critique et laisser les acteurs sociaux refondre les partages. Voici donc la compréhension philosophique de la contre-culture offerte par cette tradition « contre-culturaliste » : la contre-culture est, en quelque sorte, l’effet politique, individuel et collectif, de la critique philosophique. Effet qui ne se mesure pas uniquement dans les termes de la politique classique : il y a contre-culture en amont et en aval d’un mouvement social, d’une revendication collective, d’une mobilisation, lorsqu’émergent et se structurent des « épreuves minoritaires » en lien avec des formes de critique philosophique.

17Les traditions « contre-culturelles » s’étant déployées dans les années 1950-1970 ont ainsi interrogé quatre « modes de vie majoritaires » englobant autant de systèmes catégoriels de partage : la société masculiniste, la société d’abondance et de consommation, la société bureaucratique et la société normalisée, fondée sur l’opposition des normaux et des déviants. Ces traditions contre-culturelles se composent d’autant de répertoires d’action collective et de théories philosophiques critiques. Il en va ainsi de la jonction entre le mouvement féministe et Le Deuxième Sexe de Beauvoir, entre le « désir de libérer le désir » (p. 63), mot d’ordre de mai 68, et L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, entre les analyses de Foucault et les mouvements anti-psychiatriques et plus généralement anti-disciplinaires, entre les mouvements de jeunesse et la critique freudo-marxiste du capitalisme, ou entre le mouvement ouvrier autogestionnaire, et plus généralement les prises de parole de mai 1968, et le manifeste démocratique radicale de Socialisme ou Barbarie.

Vers une critique culturelle de la domination

18La contre-culture, dans son imbrication de critique philosophique et de réappropriation par les acteurs sociaux, de déconstruction analytique et de créativité éthique, suppose toujours une critique de la domination. Double critique, on l’aura compris : une critique menée avec les outils de la philosophie, touchant les « modes de vie majoritaires » et leurs outillages normatifs ; une critique menée avec les armes de la lutte sociale, inscrite dans des espaces publics oppositionnels9.

19Cela revient à dire que la mission de la philosophie est, plus généralement, d’outiller les individus pour contrer les ontologies de la domination, idéologiques et scientifiques, stabilisant et naturalisant les places, les parts et les fonctions (p. 42). Afin de remplir cette mission, et garder les yeux rivés sur la réalité sociale et historique, le philosophe ne doit jamais oublier la tension fondamentale, indissociablement ontologique et politique, entre domination et liberté10. Si la tâche du philosophe contre-culturaliste est d’armer une critique des ontologies de la domination, cela ne peut se faire qu’en maintenant cet équilibre très instable dans la philosophie (et les sciences sociales du politique), ce qui suppose a fortiori de ne pas céder aux facilités de l’hypostase. Car l’intention critique peut tendre à une absolutisation des relations de domination, qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux acteurs (ce que les sociologues appellent agency à la suite de Thompson11 ou Eigensinn, « sens de soi », à la suite de Lüdtke12). Ou, de façon symétrique, elle peut magnifier les postures de résistance des acteurs et généraliser les chances de libération, écueil souvent critiqué dans les cultural studies.

20Le livre de G. Le Blanc semble prôner un juste-milieu entre ces deux écueils symétriques, produits de deux hypostases de sens opposé (l’une sur la « domination », l’autre sur la « résistance »), et découlant de deux jugements de valeur de signe différent, bien que procédant souvent de la même intention critique13.

21Aussi son analyse permet-elle, en dernière instance, de poser à nouveaux frais une question qui guette, souvent à l’insu de leurs auteurs, tous les « savoirs critiques ». Il s’agit, tout au long de l’ouvrage, de penser un protocole de savoir critique qui évite les pièges d’une approche en termes de « libération par le savant » et d’« aliénation des acteurs ». G. Le Blanc est parfaitement conscient des apories que pose la posture du « philosophe émancipateur ». L’établissement d’une bivalence entre le savoir et la pratique, qui donnerait au savoir une plus-value critique en l’ôtant aux pratiques ordinaires des individus, conduit à une impasse : la philosophie s’y voit condamnée au monologue et les acteurs dépouillés de leur créativité ordinaire et de la possibilité de la ré-agencer selon des procédures émancipatoires (celles-ci venant de la philosophie). Tout savoir prêchant la libération des individus dans la nuit non étoilée de l’aliénation conduit, en dernière instance, à une dissociation étanche entre le savoir et la pratique, ce qui n’est pas sans entériner le (vieux) préjugé philosophique du « maître tout-puissant » et de l’« élève ignorant »14. G. Le Blanc est conscient de ces apories et propose un livre qui, dans la tradition critique des travaux sur l’émancipation de Rancière et Balibar, pense l’émancipation à partir du postulat de l’égalité des intelligences : le philosophe apprend des capacités réflexives, éthiques et critiques des individus, et ceux‑ci peuvent ainsi mesurer leurs épreuves identitaires aux conceptualités de l’émancipation.

22Le lecteur sociologue pourra alors regretter l’absence de certains travaux marquants, dans la constellation des cultural studies, sur les sous-cultures et les contre-cultures, animés par la même intention de « critique culturelle de la domination15 ». L’absence de ces travaux n’est guère préjudiciable à l’unité et à la cohérence de la réflexion de G. Le Blanc : par contre, les éclairages de La philosophie comme contre-culture auraient pu nuancer certaines conclusions hâtives des cultural studies en matière de « contre-culture » et créativité culturelle ordinaire. Si l’on suit l’analyse de G. Le Blanc, l’on conclut aisément qu’il ne suffit pas d’étudier un ensemble de manifestations extérieures (langage, habillement, préférences artistiques et pratiques culturelles) d’un groupe social pour déceler l’unité d’une « contre-culture ». Celle-ci se définit avant tout comme une posture éthique, individuelle et collective : or, dans les travaux sociologiques la dimension éthique est souvent mise de côté ou, pire, considérée comme un épiphénomène des manifestations extérieures de la personnalité, individuelle et collective, au cœur du « groupe sous-culturel » analysé. L’éthique du punk ou du mod16 n’est que le vernis moral d’une attitude de rébellion, à son tour produit d’une histoire de classe souvent cristallisée dans un conflit générationnel17. En amont et en aval des analyses des sub-cultures et des counter-cultures, la sociologie demeure généralement rétive à l’étude des postures éthiques et, particulièrement, à l’analyse de la créativité des éthoï, individuels et collectifs. Ce qui témoigne, une fois de plus, d’un écart croissant de la sociologie contemporaine avec la pensée des classiques, Weber, Simmel et Elias en tête, pour lesquels la question de la créativité éthique était le principal contre-point épistémique à l’analyse des régularités sociales.

De la contre-culture à la notion de culture : prolongements interdisciplinaires

23Ce livre porte la trace de Beauvoir, Sartre, Foucault et Deleuze et, plus près de nous, de Butler et Rancière. Il constitue une contribution importante pour la philosophie, toujours tentée par l’écueil textualiste et le piège scolastique, tout en indiquant une perspective féconde pour les sciences sociales, lieu d’observation privilégiée des vies ordinaires et des pratiques de la « contre-culture ».

24La notion de culture, comme l’a maintes fois évoqué Jean‑Claude Passeron, témoigne parfaitement, dans son ambiguïté foncière et dans la polysémie régissant ses usages sociologiques, de la nécessité d’un éclairage philosophique. Désignée par les anthropologues comme la clef de voûte symbolique mettant en relation les différentes sphères d’action du monde social, elle n’est pas moins la grammaire d’une créativité qui le traverse en permanence, souvent à l’insu des sociologues soucieux de transformer les régularités en lois18. Comme le disait Simmel à propos de la Kulturtragedie, le concept de culture suppose une dialectique permanente entre culture objective et culture subjective, culture « faite », institutionnalisée, sujette à la reproduction sociale et culture à faire, à créer, productrice, dans les termes de G. Le Blanc, de « zones de contingence dans le social » (p. 4). Toute analyse sociologique de la culture et de ses traductions individuelles devrait se fonder en principe sur ce raisonnement dialectique. Le consensus attaché à la définition de « pratique culturelle » comme « acte de consommation d’un bien culturel » (fréquentation des équipements, consommation des théâtres, des bibliothèques, des musées etc.) montre ainsi la difficulté à articuler, en matière de culture, ses manifestations matérielles observables (réduites à l’acte de consommation) et ses conséquences identitaires, subjectives et critiques, invisibles (réduites à la dimension symbolique desdits actes de consommation19). Or, ce que montre le livre de G. Le Blanc à la sociologie, et en particulier à la sociologie de la culture, c’est que cette réduction analytique est intenable : la culture suppose une refonte anti-nomologique et anti-déterministe de la sociologie. En matière de culture, normes et créativité éthique, contingence pratique et reproduction sociale, objectif et subjectif, matière et vie, se livrent une bataille interminable, sans vainqueur ni vaincu : « Le social ne peut se reproduire que sous l’allure du culturel, mais ce dernier ne peut jamais imposer l’unité catégorielle qu’il exhibe tant il est exposé à un flottement constitutif. […] La contre-culture est l’acte culturel de se retourner contre les schémas sociaux et politiques hégémoniques. Elle est, de ce point de vue, une critique suscitée par les possibilités de vie recouvertes par les constructions culturelles de la domination » (p. 5).

25Sans doute ces constats excèdent-ils stricto sensu le territoire délimité par G. Le Blanc : il s’agit, comme il l’explique dès les premières pages, de proposer une « compréhension contre-culturelle de la philosophie », davantage qu’une « compréhension philosophique de la contre-culture » (p. 3). Cependant, l’une n’est pas sans l’autre. Les sciences sociales, en particulier la sociologie de la culture, auraient ainsi tout intérêt à se confronter à la philosophie, dès lors que celle-ci fait preuve d’ouverture aux dynamiques traversant le monde social. La philosophie comme contre-culture leur apprend que la culture, en plus d’être socialement produite, productrice d’inégalités et structurée par des normes et des valeurs, est aussi affaire d’imagination critique, de production d’éthoï et de construction identitaire. Cet éclairage est prometteur de nouveaux échanges interdisciplinaires : aussi la sociologie peut-elle nuancer le présupposé vitaliste, totalement assumé par l’auteur, qui court tout au long de l’ouvrage en reliant Nietzsche, Bergson, Canguilhem, Foucault, Deleuze et Guattari. Si une contre-culture émerge à partir de l’instauration d’une différence vitale dans l’ordre social, elle n’en est pas moins corrélée à un ensemble de chances20 de production sociale et historique. Plus généralement, lier la contre-culture au « désir » et à la « vie » demeure peu opératoire pour la compréhension de la puissance de changement que les mêmes contre-cultures, socialement et historiquement situées, opposent à l’ordre social. En plus d’être le lieu d’une promesse émancipatrice, la culture est sans doute l’un des concepts les plus prometteurs pour le dialogue interdisciplinaire entre la philosophie et la sociologie.