Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Delphine Paon

La Recherche ou l’esthétique du déchiffrement impossible

Liza Gabaston, Le Langage du corps dans À la recherche du temps perdu, Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2011, 456 p., EAN 9782745321671.

« Le Temps est un enfant qui joue.
Il joue à défaire les lignes de son jeu.
Ô royaume dont le Prince est un enfant ! »
Héraclite

1L’ouvrage de Liza Gabaston montre que la Recherche du temps perdu est un labyrinthe de signes corporels dont le déchiffrement n’est jamais garanti. C’est tout au contraire le questionnement incessant et irréductible qui fonde la logique narrative et prouve l’identité romanesque de l’œuvre. Ce que cette thèse a de novateur, c’est qu’elle met à l’honneur un champ littéraire négligé par la critique, le corps, et qu’elle en déploie et définit les enjeux structurants pour la Recherche.

La critique & le corps

2Déjà, la Poétique d’Aristote ne s’intéressait en aucun point aux descriptions corporelles ; la critique ultérieure et moderne n’a pas davantage comblé cette lacune, évinçant en grande partie le sujet. On pourrait penser que Barthes, qui a beaucoup parlé du corps, aurait pu s’aventurer sur un terrain plus théorique. Or, bien qu’il souligne son importance à de nombreuses reprises — notamment en ce qui concerne la sexualité — et qu’il parte du principe que le corps est un objet littéraire identifié, Barthes n’unifie pas ses réflexions et ne définit jamais les rapports entre le corps et la littérature. On peut citer à cet égard la conclusion de son article « Encore le corps » :

Mais ce monde de la subtilité et de la fragilité du corps humain, pour moi, il n’y a vraiment que la littérature qui puisse en rendre compte1.

3Le critique introduit le sujet en passant, sans le développer. On peut aussi songer à un passage des « Sorties du texte », sur Le Gros Orteil de Bataille :

Comment faire parler le corps ? On peut faire passer dans le texte les codes du savoir (de ce savoir qui a trait au corps) ; on peut aussi faire état de la doxa, de l’opinion des gens sur le corps (ce qu’ils en disent). Il y a un troisième moyen, auquel Bataille recourt systématiquement […] c’est d’articuler le corps non sur le discours […] mais sur la langue : laisser intervenir les idiomatismes, les explorer, les déplier, représenter leur lettre2.

4Comme on le constate, Barthes ne répond pas entièrement à la question qu’il pose puisqu’il ne prend pas en compte la description du corps dans toutes ses techniques. Mais il y a plus. Si la question du langage a été beaucoup explorée par la critique proustienne, elle ne l’a pas été sous l’angle de l’expression corporelle qui ouvre pourtant le champ à un déchiffrement de la part du narrateur.

La Recherche, « une encyclopédie du langage »

5En effet, Barthes propose de voir dans la Recherche « une encyclopédie du langage », dans « La division du langage3 ». Il dresse à ce propos une typologie des langages : pastiches, idiolectes, « langages de clan », « anomalies linguistiques », s’étendant même sur l’absence de langage spécifique de certains personnages... Il ne veut cependant pas « revenir sur le problème général des signes chez Proust — que Deleuze a traité d’une façon « remarquable » et qu’il entend « en rester au langage articulé ».

6Liza Gabaston, dans Le Langage du corps, complète donc un aspect qui restait implicite dans le texte de Barthes : quid du langage qui n’est pas articulé ? et pour aller plus loin, que dit le corps quand la bouche parle ? Même quand le sujet ne s’exprime pas verbalement, comment parle le corps ? Ce faisant, elle répond à deux lacunes de la critique en les reliant avec le terme « langage du corps » qui fait référence à l’expression corporelle sous toutes ses formes. Elle reprend aussi dans une perspective un peu différente, la question des signes corporels, qu’elle inscrit dans une autre herméneutique, et qu’elle met en relation avec la question du genre romanesque.

7C’est pourquoi, en plus d’être un beau livre, Le Langage du corps dans À la recherche du temps perdu présente un apport considérable pour la critique proustienne, mais aussi pour la critique générale.

L’herméneutique comme logique narrative

8L’ouvrage s’appuie sur la mise au jour d’une herméneutique très développée — même si on est en droit de se demander si elle est exhaustive — car L. Gabaston réussit la gageure de prendre en compte tous les types de signes corporels présents dans la Recherche. Elle analyse ainsi les descriptions des personnages à la suite des études de Jean‑Yves Tadié, montrant que le portrait en pied est le plus souvent évité au profit d’un portrait en action ; comme les gestes accompagnateurs d’un dialogue ; sans oublier les gestes seuls, lorsque le silence s’installe ni les pantomimes décrites dans la Recherche. Elle ne s’intéresse pas qu’aux corps des personnages, mais se penche également sur la question de la représentation des corps dans l’art, dans le théâtre en particulier, autour du personnage de la Berma, dans la peinture, comme dans la littérature notamment avec les références à Dostoïevski.

9Son analyse précise du texte est sous‑tendue par une connaissance solide de la critique sur le corps mais également d’œuvres littéraires modèles de la Recherche ; elle détaille à cet effet ce que Proust doit à des auteurs aussi éloignés que Saint-Simon, La Bruyère, Barbey d’Aurevilly ou George Eliot, dans le traitement du corps des personnages, en en faisant le point de départ d’interrogations qui fondent une herméneutique des signes corporels.

10Dans la première partie, « Un héritage encombrant », elle montre en effet que Proust reprend les « gestes révélateurs » de La Bruyère, que Saint-Simon est un « intertexte essentiel en matière d’herméneutique mondaine, présente Tolstoï comme un « modèle d’économie narrative », et montre comment Proust reprend à Stevenson le procédé de l’erreur sur le personnage ou à Hardy les effets de structure. Cependant, si Balzac reste « la référence centrale », c’est par le truchement de Barbey d’Aurevilly que le personnage devient « un espace ambigu » car Proust oscille entre des notations gratuites et une abondance de détails significatifs, comme chez Balzac. Proust doit en outre beaucoup à Lavater et à Darwin qui, hors de la sphère strictement littéraire, sont des penseurs qui l’ont influencé.

11Dans la deuxième partie, « Le renouvellement d’une technique narrative », L. Gabaston montre que l’herméneutique est une activité essentielle et très variée, selon les domaines dans lesquels elle s’exerce. Ainsi, la vie amoureuse demeure un mystère, la vie sociale fait l’objet d’un déchiffrement progressif, tandis que dans d’autres domaines les jeux de perspective sont plus complexes encore.

12Le processus de déchiffrement constitue la logique narrative de la Recherche, mêlant description et narration. C’est ainsi que « les gestes et les traits du visage, soumis à des interprétations et à des réinterprétations permanentes, à une logique de l’hypothèse, de l’erreur et de la rectification, sont l’un des éléments essentiels de la temporalité narrative et de la mécanique de l’énigme. » C’est aussi pourquoi le regard, paradoxalement « instrument de l’ignorance », est si essentiel dans la Recherche.

L’épaisseur du nom

13À sa manière, L. Gabaston ne fait rien moins que de mettre en perspective à la fois le Barthes de « Proust et les noms4 » et de S/Z et le Deleuze de Proust et les signes5.

14Dans « Proust et les noms », Barthes développe l’idée que « l’événement (poétique) qui a “lancé” la Recherche, c’est la découverte des Noms », qui ont une « épaisseur sémantique ». L. Gabaston reprend à son compte l’idée d’épaisseur développée par Barthes, mais cette fois‑ci en arguant que le corps aussi possède cette épaisseur et prolonge le Nom. Sa mise en perspective de l’article de Barthes se situe à trois niveaux : elle développe l’idée selon laquelle le corps permet, comme le nom, de réfléchir à la motivation du signe :

Le corps est aussi un espace de réflexion linguistique, qui croise bien souvent la méditation sur le patronyme, enrichie de ce fait d’un signifiant nouveau.

15De plus, elle considère un « signe à trois têtes », constitué du Nom, du signifié et du corps du personnage, mettant alors sur un pied d’égalité le Nom et le corps. Enfin, elle renverse le rapport de domination implicite du nom sur le corps :

Loin que le Nom résume à lui seul le fonctionnement de tous les signes de la Recherche, c’est peut-être le Corps qui permet de faire apparaître le fonctionnement du Nom.

16Cet ouvrage offre donc un prolongement et un pendant indispensables de l’article de Barthes, tout en signalant une défaillance possible de S/Z. Il s’ancre aussi dans un questionnement à la Deleuze, fondé en effet sur une herméneutique. Reprenant à son compte l’idée d’un « apprentissage des signes », L. Gabaston convainc le lecteur que le corps propose un système de signes que le narrateur cherche, souvent en vain, à déchiffrer. La force de conviction tient à la subtilité de l’analyse : L. Gabaston montre que le narrateur est la proie d’une oscillation permanente entre « omniscience » et « ignorance totale ».

Les « rougeurs d’Albertine »

17Osant s’attaquer de front à des énigmes de la critique proustienne, l’auteur interroge, à la lumière de ses propositions, certains passages centraux et pourtant obscurs que sont par exemple les « rougeurs d’Albertine ». Elle y décèle un lien avec Le Rideau Cramoisi de Barbey d’Aurevilly, insistant néanmoins sur le fait que « les rougeurs d’Albertine ne livreront jamais leur secret ». Elle se penche aussi sur certaines références picturales ou littéraires, en particulier les références à Dostoïevski dans la lignée des travaux de Karen Haddad et de son ouvrage Proust et Dostoïevski — qui aurait gagné à être cité plus souvent pour expliciter la généalogie de certaines idées.

18L. Gabaston montre également que les descriptions du corps et les interrogations autour du corps, centrales dans la Recherche, constituent le ferment d’une herméneutique qui s’ancre dans un genre, le roman, en posant comme évidence que les personnages existent d’abord par leur corps. En outre, le déchiffrement retarde ou rend impossible l’accès à l’intériorité ; c’est pour cela que Proust invente une nouvelle forme du romanesque qui s’attache à interpréter sans y parvenir la pluralité des signes. L. Gabaston plaide donc dans le débat du genre de la Recherche en faveur du roman. Sans nier évidemment les autres aspects génériques de la Recherche, elle démontre que le langage du corps est une technique proprement romanesque.

19Elle démontre en outre que l’absence d’une théorisation des signes corporels est l’indice le plus probant de l’appartenance de la Recherche au roman. La théorisation n’a pas lieu d’être car l’essentiel passe par le cheminement proprement romanesque, ne serait-ce que parce que c’est le corps qui permet l’accès au souvenir. Selon elle, Proust refuse d’entrer dans les détails stylistiques mais propose malgré tout « une théorie du roman sous‑jacente » qui articule « le ludique et le sérieux ». Toutefois, le corps demeure « le point aveugle de la théorie du récit ». Finalement, la Recherche scelle la rencontre de Balzac et de Dostoïevski en faisant se rejoindre une traduction permanente des signes et des incertitudes démultipliées. En effet, Proust pousse à l’extrême les possibles romanesques à l’œuvre dans les romans de Dostoïevski : là où Dostoïevski s’attache à montrer une âme double, Proust suggère la multiplicité de l’âme. C’est pourquoi Proust fait une « lecture infidèle » de Balzac comme de Dostoïevski, en faisant du corps l’incarnation d’une esthétique en acte qui allie clarté et obscurité.

20Liza Gabaston parvient ainsi, dans ce vaste travail de recherche, à allier découverte d’une esthétique du déchiffrement et redécouverte d’un champ littéraire, le corps.