Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Antonio Rodriguez

La « domination » est-elle une motivation suffisante pour la littérature ?

Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2013, 285 p., EAN 9782021119831.

1« La société marche aux désirs et aux affects. Les sciences sociales qui cherchent les forces motrices devraient s’intéresser un peu à ça. » Parue en 2013 au Seuil dans la collection « L’ordre philosophique », La Société des affects de Frédéric Lordon n’est pas un livre directement destiné aux littéraires. La réflexion sur le rôle des émotions dans les institutions s’élabore à partir d’une « science sociale philosophique » et « économique ». Elle se concentre tout particulièrement sur les passions des dominés, leurs satisfactions toujours surprenantes et leurs indignations subitement débordantes, qui aboutissent aux crises et aux renversements de pouvoir. Toutefois, il se pourrait que cette réflexion, associée aux concordances plus étroites entre philosophie et sciences sociales, et constatées depuis une quinzaine d’années, soit particulièrement intéressante pour étudier les institutions littéraires et les rapports de domination au sein du « champ », ainsi que l’histoire des crises constantes des valeurs, allant des querelles aux successions des avant‑gardes. En outre, la réflexion de Fr. Lordon, en lien avec la sociologie de Bourdieu, prend un relief singulier parmi d’autres approches contemporaines : celles d’Axel Honneth, de Vincent Descombes ou de Sandra Laugier.

2Comment les institutions déterminent-elles des affects et des désirs qui confortent leurs organisations ? Comment ces institutions en viennent‑elles à des « crises », à des bouleversements aigus de valeurs et aux renversements des figures dominantes ? En spécialiste hétérodoxe des crises économiques, initialement proche de l’École de la Régulation, Fr. Lordon, directeur de recherche au CNRS et dramaturge, auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (2008), D’un Retournement l’autre (2011), rédacteur au Monde diplomatique, explore plus généralement les fondements affectifs des institutions. S’inscrivant dans une volonté de conjuguer étroitement les perspectives issues de la philosophie (avant tout Spinoza) et de la sociologie (tout particulièrement Bourdieu), il recueille un ensemble de huit études qui s’inscrivent dans une progression en quatre parties : une réconciliation entre philosophie et sciences sociales (« Recroisements ») ; le soubassement affectif des crises économiques (« Structures ») ; le fonctionnement passionnel des institutions (« Institutions ») ; les illusions de l’accomplissement de soi dans l’individualisme capitaliste (« Individus »).

3Outre une description de l’ouvrage, de ses principes et de ses propositions, ce compte rendu vise également à poursuivre la réflexion dans le domaine littéraire et à nuancer par des composantes affectives la notion utilitariste de « domination » ou la métaphore du « capital » symbolique dans le « champ littéraire », inscrites aujourd’hui dans les habitudes critiques.

Un « tournant affectif » dans l’analyse des crises sociales & économiques

4Pourquoi y a‑t‑il tant de passions dans les structures sociales, qui relèvent aussi bien des hommes mus par des émotions que des institutions elles‑mêmes qui affectent les individus ? Fr. Lordon montre dans son ouvrage la dynamique passionnelle qui incite à dépasser les clivages entre les individus et les structures sociales, les passions personnelles et les institutions impersonnelles. Son analyse se concentre tout particulièrement sur la « culture capitaliste », à la suite des travaux de Bourdieu : quelles sont les parts passionnelles dans les désirs d’accumulation ? Comment les groupes dominants parviennent‑ils à des pertes de stabilité ? Quelles sont les « coalitions » de forces affectées qui amènent des crises ou la puissante « transformation du régime d’accumulation » ? Ces questions incitent à reprendre les principales réflexions de Bourdieu et à leur donner une inflexion affective ; ce dont se gardait le sociologue (p. 224). La notion d’« habitus » engage ainsi pour Fr. Lordon des rapports émotionnels typiques, inscrits dans les structures sociales, mais c’est avant tout la catégorie de « domination » qui doit être repensée affectivement dans les soubassements des crises et des renversements.

5Pour répondre à ces interrogations, Fr. Lordon prend acte, comme il l’indique dans son introduction, du « tournant affectif » actuel des sciences humaines :

Après le tournant linguistique, le tournant herméneutique, le tournant pragmatique, voilà donc venu leur tournant émotionnel. (p. 8)

6Non sans ironie, il constate de telles modifications, mais pour contrer systématiquement les théories psychologiques et herméneutiques d’un sujet agissant. Afin de fonder son approche, Fr. Lordon ne part guère des recherches en neurosciences, en psychologie cognitive, mais de Spinoza, de ses notions de « conatus », d’« affections » et d’« affects ». Craignant une approche psychologique des sentiments ou une théorie de l’action guidée par une théorie du sujet (Ricœur, Boltanski), il défend un « antisubjectivisme » des sciences sociales pour montrer combien les désirs des individus sont déterminés par le « pouvoir d’affection » des institutions, combien les « acteurs » restent sans cesse mus et émus « dans et par les structures ». Par « structuralisme des passions », sous-titre du recueil, il faut davantage entendre une dynamique affective des structures qui passionnent les individus qu’une sémiologie « structurale » et systématique des affects en société. Ce sous-titre signale également le désir d’ôter à l’individu sa croyance en sa propre autonomie, illusion de la culture capitaliste, afin de toujours l’inscrire dans les déterminations des institutions et sa « physique des passions » (p. 225). Car « l’émulation affective » qui accompagne l’épanouissement individuel de nos sociétés produit des « vocations », dans un versant positif, qui peut être renversé par les signes des « indignations », de la « désobéissance » ou de la « contestation » de l’autorité. Dès lors « on pourrait dire qu’un rapport social, une structure, une institution ne sont pas autre chose que de l’affect commun » (p. 100). Par ce biais, Fr. Lordon cherche à dénouer l’antinomie entre des structures figées qui impliqueraient la reproduction du même et les individus qui se forgent comme « libres » sous la culture du « tout est possible ». Ce structuralisme désire dépasser le « moi souverain », car ce dernier n’est qu’une émanation des affects institutionnels pour produire davantage, non sans croire à sa liberté, à son autonomie et même à son propre épanouissement personnel par les structures salariales.

7Par-delà l’économie des pratiques, il importe aujourd’hui de considérer l’action de manière « motivationnelle ». Pourquoi sommes‑nous conduits à agir ainsi au sein même des structures sociales ? Qu’est-ce qui nous mobilise au réveil ? Cela devrait être démontré non seulement par le déroulement des comportements effectifs, mais avant tout par l’énergie désirante et les orientations affectives qui guident collectivement les individus. Il serait par conséquent possible d’articuler des motivations générales (à l’instar du fait de maximiser le profit, d’accroître une domination) avec des comportements effectifs individuels induits par l’habitus (c’est‑à‑dire les schémas collectifs de perception et d’évaluation).

8L’ouvrage consiste à mettre en parallèle le fonctionnement des crises économiques avec celui des crises politiques, sociales, mais aussi avec tout fonctionnement institutionnel. Les phases typiques de la crise (risque systémique, contraction du crédit, récession, déficit, politiques d’austérité) ne produisent leurs effets que par la médiation des affects collectifs. De la même manière, le philosophe montre que les événements restreints qui produisent des modifications du pouvoir (par exemple « les printemps arabes »), ressemblent tout d’abord à de petites étincelles, partant du franchissement de « l’intolérable », « de ce qui ne peut plus durer ». La dynamique affective se manifeste par le terme d’« indignation », si abondamment utilisé aujourd’hui, proche de la société du « mépris » ou de l’« humiliation » d’Axel Honneth1. Les mouvements et les succès de l’indignation, face aux politiques économiques, soulignent la nécessité de ne pas écarter les facteurs émotionnels des réflexions sur la « légitimité » de l’autorité.

9Plus largement, dans les oppositions entre les désirs d’accumulation (du capital économique ou symbolique) et les pertes de stabilité de l’autorité légitime, ou encore des valeurs légitimant l’autorité, se perçoit la « coalition des forces désirantes » qui produit les transformations de régimes (personnes ou valeurs guidant l’accumulation). Ainsi, la notion d’« insupportable » devient le déclencheur, non d’une recherche de la liberté en tant que telle, mais de « la poursuite d’une causalité passionnelle dans de nouvelles directions » (p. 12). Pour Fr. Lordon, il importe de maintenir le concept de « domination », à l’encontre de la perspective plus « naïve » de la concordance dans une éthique de l’action ou de la discussion. Dans ces dernières, la violence symbolique qui consiste à reproduire un ordre de domination serait surmontée par « l’accord raisonné des consciences selon des valeurs » (p. 127). La démocratie garantirait, par l’éthique et une herméneutique du sens, des institutions légitimées dans leur autorité par la concordance intersubjective. L’exemple de l’évolution du travail dans l’histoire du capitalisme lui permet d’en prendre le contre‑pied. Fr. Lordon dégage alors les principales motivations affectives sous‑jacentes à la production. Si, au xixe siècle, la peur de sombrer dans la misère incitait à travailler et à accepter des conditions difficiles, le fordisme au xxe siècle a davantage cherché à motiver le prolétariat par la « joie » de la consommation. Achetant les produits qu’ils fabriquent, les travailleurs deviennent des consommateurs désirant davantage, travaillant mieux et produisant de manière plus rentable. Or l’idée principale de Fr. Lordon est que la valorisation actuelle du travail dans les démocraties néolibérales passe par un « accomplissement » individuel ou une « vocation », qui transforment les « affects joyeux extrinsèques de la consommation » (fordisme) en « affects intrinsèques de la réalisation de soi » (p. 88). Nous pourrions mieux comprendre pourquoi les « tristesses individuelles » liées aux crises, aux situations économiques, aux politiques de récession, aux dégradations des conditions de travail, provoquent des « effondrements » dans l’estime de soi, que ce soit par la dépression, le burn-out ou encore les suicides d’employés. Telles pourraient être les contreparties de la « vocation » dans les systèmes salariaux néolibéraux.

Concilier la philosophie & la sociologie

10La nécessité de bâtir une « science sociale philosophique » se justifie par les complémentarités des deux disciplines et de ce qu’elles omettent quand elles sont autonomes. Ainsi, selon Fr. Lordon, « les sciences sociales ont un problème avec le désir et les affects », tout particulièrement chez Bourdieu. Elles tendent à occulter combien des dominations objectives s’ancrent dans des conditions vécues subjectivement comme heureuses. S’il s’agit de comprendre les états subjectifs avec l’objectivité des structures sociales, le programme vise à saisir les désirs sous‑jacents aux actions dans les institutions. Loin du modèle biologique aujourd’hui en vogue ou encore d’un cadre éthico‑pratique, Fr. Lordon maintient le modèle économique, tout particulièrement avec le rapport salarial ou la crise financière, pour décrire les affects souterrains de la domination et de l’indignation. Le conatus (effort pour persévérer dans son être) de Spinoza, en tant que désir fondamental, rejoint l’habitus de Bourdieu. De l’autre côté, pour Fr. Lordon, les philosophes se centrent trop sur les principes de la liberté ou sur la responsabilité de l’acteur individuel en oubliant l’importance des déterminismes sociaux et économiques (p. 127‑128). Il vise en premier lieu les constructions l’agir communicationnel, de l’éthique herméneutique de Ricœur ou encore des réflexions sur l’institution de Boltanski2. Il lui semble par conséquent nécessaire de reprendre les théories de la domination, la métaphore sociologique du « capital » et de repenser les affects qui déterminent la « légitimité ». Ainsi, certains chapitres s’intitulent : « La légitimité, ça n’existe pas » ou « La servitude volontaire n’existe pas ». Qu’existe‑t‑il par‑delà ou en deçà de ces concepts sociologiques ? Les réponses se trouvent dans les désirs et les affects, car « gouverner, c’est affecter », fournir un « désir-maître » qui incite les dominés à bouger dans un sens, en articulant le global et le local, l’adaptation et l’épanouissement.

11Fr. Lordon tient à dépasser l’opposition de Foucault ou de Derrida face à Bourdieu. Ce dernier écrivait : « La philosophie européenne n’a pas cessé […] de se définir contre les sciences sociales, contre la psychologie et surtout contre la sociologie » (p. 49). L’auteur poursuit ainsi de nombreuses analyses sociologiques, en cherchant à dépasser la dichotomie entre l’utilitarisme des structures sociales et la puissance affectée du sujet. Sortir de la neutralité axiologique de la philosophie lui paraît une évidence : « On signale une activité nouvelle à la frontière jadis bien gardée de la philosophie et des sciences sociales. » (p. 29) Il s’inscrit dans les mouvements plus larges qui convoquent les deux disciplines, que ce soit chez Axel Honneth, Franck Fischbach, Sandra Laugier, Vincent Descombes, François Athané ou Yves Citton (p. 57). Il s’agit, à ses yeux, de saisir les différents affects et les désirs des principes de domination ou de légitimité, ce dont se méfiait Bourdieu. Quelle est l’énergie du désir ? Quelles sont les causes de cette énergie et des orientations affectives déployées ?

12Car l’utilitarisme de Bourdieu reste insuffisamment investi par le consentement des dominés, qui apparaît comme un « mystère ». Pourquoi les dominés se contentent‑ils d’une domination ? Comment y trouvent‑ils les vecteurs d’un bonheur ? Or, s’il est nécessaire de rendre ces apparents « états subjectifs » à leurs « nécessités objectives » dans les structures sociales, c’est en raison de l’élan de puissance qui les sous‑tend réciproquement. Tout l’enjeu d’une domination durable consiste alors à muer les affects tristes de la contrainte en une domination joyeuse, écrit Fr. Lordon. La décontraction des cadres dans le capitalisme contemporain manifesterait les signes d’une aliénation réjouissante, voire d’une normalisation de la domination sous la perspective du « fun », du « cool » et du « just do it ». Ils auraient intégré les préceptes affectifs donnés par les institutions en se croyant libres. C’est pourquoi, il est nécessaire d’articuler en permanence les sciences sociales, les sciences économiques et la philosophie. Par cette dynamique, la compréhension de « l’individu » dans les affects collectifs deviendrait une analyse des institutions et des régulations de la domination.

13Dans cette conciliation des deux disciplines subsistent néanmoins des zones d’ombre : la dynamique des crises vient‑elle uniquement de la « saturation » de certains affects tristes ? Le conatus suffit‑il à décrire la complexité des formes affectives face aux institutions (conservatisme, progressisme, populisme) ? La définition même du capitalisme néolibéral, en tant qu’autoreprésentation libre et heureuse dans les rapports de forces, n’est‑elle pas réductrice, simplement en comparaison à Adam Smith ? Que faire de la rationalité exigée, des normes éthico-politiques (démocratie, État de droit, justice sociale), voire d’orientations affectives comme la « fraternité », la « solidarité » ou encore le « care » qui guident les démocraties néolibérales ?

Spinoza, deus ex machina ?

14Le problème majeur de la démarche de Fr. Lordon tient certainement à ce qui fait aussi son originalité : le spinozisme garantit le lien entre les disciplines, l’articulation du désir et de l’habitus, mais évite le dialogue avec d’autres pensées actuelles qui traitent directement de ces questions. Loin de partir de théories contemporaines sur les émotions (qu’elles soient biologiques, psychologiques ou philosophiques), d’apports nombreux donnés par d’autres philosophes actuels, il s’appuie principalement, et presque exclusivement, sur Spinoza. Chaque chapitre de l’ouvrage tend la réflexion de manière pointue, et la dénoue, parfois un peu magiquement, par la référence au philosophe classique :

« Pour si curieux que cela puisse d’abord sembler, la philosophie de Spinoza en offre précisément le moyen » (p. 128) ; « C’est à ce moment précis que l’emprunt spinoziste peut se révéler de quelque utilité en sciences sociales » (p. 176) ; « Nul peut-être n’a donné de formule plus tranchante que Spinoza » (p. 224).

15Spinoza devient l’« antidote » à de nombreux problèmes, et le procédé systématique de Fr. Lordon se fait suspect, bien que cohérent, au fur et à mesure de l’ouvrage, tant Spinoza apparaît comme l’unique référence. Que faire des notions de « care », de « reconnaissance », d’« attachement » ? Le « conatus » de Spinoza, comme moteur de l’homme désirant, et ses orientations joyeuses ou tristes rendent difficilement compte des dynamiques affectives dans les institutions. Comment comprendre des émotions plus complexes comme la « honte » ou l’« anxiété » des salariés sous la perspective de la « tristesse » ? Que faire des différents degrés de la « colère » dans les institutions ? Comment penser des valeurs comme « le dynamisme », « l’ambition », « la réussite », « l’identification à l’institution » : sont‑elles des élans de puissance réductibles au seul conatus ? L’analyse devrait davantage détailler les composantes humorales, émotionnelles et sentimentales, mais elle s’en tient aux trois concepts clés de Spinoza : conatus, affection, affect (joie et tristesse). En outre, les études empiriques sont écartées. La référence systématique à Spinoza crée un certain monologisme philosophique, quand le dialogisme avec les sciences sociales reste pourtant largement ouvert. Ainsi, Fr. Lordon ironise par exemple sur Antonio Damasio, qui soulignait L’Erreur de Descartes au profit de son Spinoza avait raison, mais sans donner les arguments qui permettent d’écarter la démarche du neurologue, aujourd’hui bien connue (p. 45).

16Pourtant, nous comprenons bien à la lecture pourquoi Fr. Lordon convoque Spinoza ou, plus exactement, au nom de quoi il introduit les principes spinozistes. Si son analyse se fonde sur une société des affects, il maintient un « antisubjectivisme » qui réduit l’autonomie individuelle dans le tournant émotionnel, car il est plutôt un agir sans acteur, un élan de puissance inscrit dans les institutions. En plaçant le conatus comme fondement, avec les affections et les affects, Fr. Lordon renoue avec une « essence de l’homme » foncièrement désirante. L’effort pour persévérer dans son être engage une dynamique de l’accroissement qui peut donner à comprendre les motivations de la domination, même si, chez Spinoza, il s’agit davantage d’une puissance d’exister. Du programme spinoziste, il retient encore la vérité qui libère véritablement, à savoir une description de l’autoreprésentation du néolibéralisme dont le principe est de faire croire en l’autonomie et la réalisation des individus souverains. La servitude serait par conséquent un désir ignorant de lui‑même et s’enfermant dans un imaginaire construit de manière extérieure, comme étant un désir purement subjectif, choisi et responsable.

Que tirer de tout cela en littérature ?

17Bien que Fr. Lordon se centre sur les rapports du salariat ou sur les crises économiques, sa réflexion sur la société des affects touche indirectement d’autres institutions, comme les institutions littéraires, sujettes elles aussi aux renversements, aux rapports de lutte et à la célébration de l’autoréalisation de soi. Son traitement de la culture capitaliste peut aussi avoir des incidences sur les domaines du symbolique, que ce soit le « champ », la « légitimité », la « domination » ou le « consentement », que nous retrouvons en sociologie de la littérature. Aujourd’hui nuancées au sein même des sciences sociales3, les notions de Bourdieu autour de la domination ou d’une accumulation du « capital » symbolique dans le « champ littéraire » pourraient être en partie remises en question, notamment en raison des motivations mystérieuses des « dominés ». Si le principe de domination se comprend par une concurrence permanente pour la « légitimité » et le « statut », elle se fonde en littérature sur la question du goût. Le démantèlement sociologique du rapport esthétique par Bourdieu n’est pas à remettre en cause en tant que tel, mais la constante métaphorisation économique par le « capital » implique une monétarisation des symboles et surtout une stratégie utilitariste indépassable. La représentation littéraire se calque alors sur une accumulation économique héritière de la « lutte des classes », ce que Fr. Lordon rejoint par son « antilibéralisme ». Les conflits littéraires se caractériseraient par une concurrence dans la distinction et la légitimité afin de parvenir à l’exclusivité de la domination. La dynamique se calque sur l’utilité maximale (selon un modèle économique) qui pose de nombreuses questions pour la littérature. Les auteurs sont‑ils véritablement guidés par des motivations quantitatives dans les distinctions ? Pourquoi s’attachent‑ils alors à des groupes qui ne sont pas forcément dominants ? Pourquoi s’identifient‑ils à des valeurs qui ne sont pas celles des dominants, en se crispant sur les valeurs de leur groupe, par identification ou sentiment d’appartenance ? Ces questions incitent à mener une réflexion affective sur les motivations des écrivains qui soit plus fine que la « domination » et le « consentement »4. Dans ce sens‑là, la perspective de Fr. Lordon peut être enrichissante, même s’il est de plus en plus admis que le domaine symbolique propose des « luttes » différentes que le modèle économique, fondées sur une autre organisation sociale de ses institutions.

18Ne faut‑il pas considérer la « lutte » en littérature visant la distinction, par des valeurs esthétiques et morales, comme un moyen de parvenir à la généralisation de « formes de vie » et leur institutionnalisation en tant que normes ? Poser cette question de cette manière tend à éloigner le principe d’accumulation économique quantitatif, donc de l’acquisition utilitariste d’un « capital » symbolique, pour considérer les luttes pour la « reconnaissance » d’un point de vue qualitatif5. Loin de supprimer les principes du désaccord, un tel point de vue permettrait de mieux comprendre certains soubassements affectifs dans des processus littéraires qui restent pour l’instant peu explorés : le sentiment d’appartenance ou l’attachement à un groupe littéraire, le sentiment d’injustice dans la distribution des prix et des honneurs, le désir de transformer les normes de la « reconnaissance », non seulement celles de l’accumulation ; l’indignation face à « l’universalisation » des valeurs et des « formes de vie » des dominants ; l’identification (affective) à une histoire littéraire construite selon d’autres valeurs (par exemple bannir Proust, Montaigne…)6. Car les valeurs symboliques en littérature ne peuvent s’abstraire des « formes de vie » et des moyens d’« incarnation » qui s’y rattachent ainsi que des communautés diverses qu’elles convoquent. Rappelons que l’identification à ces valeurs esthétiques et éthiques est si puissante qu’elle suscite collectivement des formes sacrificielles et des ambitions sur les normes éthico‑politiques de la société. Les écrivains se battent‑ils en leur seul nom ? Cherchent‑ils véritablement à dominer les autres groupes par l’accumulation de biens (de prix notamment) ? Ne visent‑ils pas davantage des reconnaissances qualitatives plus larges qui feraient de leur mode de vie et des représentations esthétiques de celui‑ci un « accomplissement collectif » ? Nous pourrions alors comprendre pourquoi la plupart des écrivains « dominés » ne tentent pas d’adopter les valeurs dominantes, mais essaient de transformer les règles de la reconnaissance. Si « l’influence » a son importance, il ne faudrait pas négliger les modalités plus éthico‑pratiques, telles que le « care » (face aux écrivains maudits, aux oubliés de l’histoire littéraire, aux marginaux), l’attachement (le mentor et les protecteurs, les amis littéraires, l’éditeur qui soutient malgré les pertes économiques, le prix littéraire qui donne confiance et procure un « héritage ») et surtout la reconnaissance (par la sphère privée, par la profession littéraire, critique et éditoriale, ou encore plus largement par le public). La lutte ne consiste pas alors en une quête de la « légitimité » ou du « prestige », comme s’il s’agissait de « biens », mais de la manière d’affecter les institutions littéraires qui elles‑mêmes affecteront différemment les autres agents. Est‑ce pour autant vouloir devenir un dominant parmi les dominés ? N’est‑on pas toujours dominé d’un côté et dominant de l’autre, par degrés ? Le sens de l’« honneur » l’emporte souvent, que ce soit dans les désirs d’exister à travers une œuvre ou de résister en restant attaché à son assujettissement (comme le montre Judith Butler). Les valeurs, portées par l’écrivain au sein de certains groupes, deviennent ainsi plus partageables, par‑delà l’habitus, et elles fournissent, pour reprendre la terminologie de Fr. Lordon, des orientations au conatus. L’écrivain ne cherche plus alors à conforter son propre intérêt ou à acquérir des quantités de richesses symboliques, mais à orienter la norme à travers la confrontation des champs par la généralisation et l’institutionnalisation des formes de vie. La question du goût sort alors de ses déterminations économiques pour déployer un fonctionnement distinct, d’où nous tirons, d’ailleurs, une mise à mal de la littérature économique au sein même du champ : non seulement les « biens » sont différents, mais les motivations affectives et les composantes qualitatives qui sous-tendent la « généralisation » et les « honneurs » ne correspondent pas aux mêmes procédures. Cela corrobore en partie les résultats de la domination, mais avec un ancrage plus subtil et autrement plus motivé affectivement. Cela permet surtout d’expliquer pourquoi le modèle fonctionne moins bien entre « dominants » et « dominés » au sein des productions à visée esthétique (chez les amateurs par exemple)7.

19Avec les principes économiques qui guident la « culture capitaliste » que Fr. Lordon tend à décrire, nous passons à côté d’un autre phénomène, implicite tout au long de la réflexion sur la société des affects. La « culture capitaliste » produit des affects par des autoreprésentations, et ces dernières sont elles‑mêmes nourries par de la « culture » au sein du capitalisme néolibéral. Comment ne pas lier la réflexion de Fr. Lordon avec l’hypermodernité narcissique et l’esthétisation de la vie sous le capitalisme, telles que les décrit Gilles Lipovestsky8. En quoi la littérature (tout comme le cinéma ou des séries) participe‑t‑elle à des affects prônant l’accomplissement de soi (par l’art, la liberté ou l’autonomie), par le culte du « moi souverain » ou encore par les valorisations du capitalisme littéraire9 ?

20Ainsi les questions affectives qui viendraient motiver les principes de la domination et du consentement pourraient transformer certains présupposés que se partagent la sociologie de la littérature et les Studies (Cultural, Gender, Queer) en littérature. Le dialogue sur « une société des affects » amènerait de nouvelles réflexions sur les émotions, l’empathie, le care en littérature, tout comme une discussion sur les motivations des institutions littéraires ou la culture capitaliste.

Le gai savoir

21Fr. Lordon s’intéresse avant tout à la domination par le salariat, et s’il est un lieu en littérature où le salariat a une part importante, c’est bien dans le domaine de la recherche, de la critique, outre celui de l’édition. La réflexion de Fr. Lordon pourrait s’appliquer aux institutions de la recherche. Dans son savoureux chapitre intitulé « Les imbéciles heureux (encore un effort pour être antilibéraux !) », le philosophe s’interroge sur les injonctions intériorisées qui nourrissent les travailleurs par les représentations du « moi souverain, libre et responsable », du « moi qui veut et qui décide », du « moi autosuffisant ». Après le consommateur joyeux issu du fordisme, l’homo neoliberalis a créé l’être autonome, toujours porté par sa vocation, accomplissant un projet et se confrontant dysphoriquement aux réalités d’un manque de reconnaissance. Sujet malgré lui à l’épuisement professionnel ou à la dépression face à l’idéal intenable10, l’individu devient une sorte d’être résistant et joyeux propre à célébrer les contraintes sous forme d’un consentement et d’une réalisation de soi. Parangon des structures capitalistes de la productivité, de la compétitivité et de l’autoreprésentation, l’univers de la recherche aujourd’hui serait alors porteur d’un habitus et d’affects néolibéraux, sans même que les chercheurs s’en rendent compte. Vivant leur situation comme des « individus » tantôt joyeux, tantôt tristes, autonomes dans les institutions, ils cautionneraient le système d’autoreprésentation par toutes sortes d’affects. Que faire d’un week‑end ? Achever un article. Que faire pendant l’été ? Boucler un essai. Que faire en cas de lassitude dans la carrière ? Organiser un colloque ou postuler par‑delà les océans. Le salariat de la recherche deviendrait alors la manifestation d’une culture néolibérale. Renonçant de soi à ses congés payés, acceptant les nouvelles réformes administratives, expertisant et accumulant articles, fonctions, responsabilités dans la joie, il serait l’exemple du parfait « heureux », à moins que la fatigue, les dynamiques contestataires ne viennent prendre appui sur une énième réforme universitaire pour laisser exploser les affects dans un climat devenu, malgré tout, délétère. Bien évidemment, tout cela n’est que fiction, mais il se pourrait qu’un jour Fr. Lordon livre un point de vue détaillé sur les institutions de la recherche comme emblème de la société des affects.

Désirs d’un livre

22Bien évidemment, il est possible de reprocher au « recueil » de Frédéric Lordon des redites et des répétitions, notamment sur le spinozisme, tout comme il serait aisé de mentionner un manque de dialogue avec les pensées contemporaines qui vont dans son sens (en sociologie comme en philosophie). Nous pourrions également souligner les affects « antibourgeois » et « antilibéraux » ou encore le manque de considérations pour les études empiriques (en sociologie, biologie ou psychologie des institutions). Enfin, nous pourrions inviter le penseur à considérer la « culture capitaliste » par‑delà le rapport salarial ou les crises institutionnelles, afin de décrire les dynamiques de la « culture » comme un complément au modèle économique et utilitariste. Mais ce serait négliger l’intérêt fondamental de ce livre ambitieux et nécessaire : celui de lever le voile sur une société qui gouverne par « les affects », en laissant croire aux individus qu’ils sont libres, autonomes et responsables dans leur épanouissement. Le tour de force de l’ouvrage est qu’il parvient à montrer une dynamique interne aux institutions, propre à reconduire une domination sous le signe de la joie, tout en enrichissant le modèle du consentement par des composantes affectives plus pertinentes, bien qu’encore à  développer. Nous attendons la suite des réflexions dans un nouvel essai qui, au vu de la production de Frédéric Lordon, ne saurait tarder.