Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Émilien Sermier

Le style des années 1920 au prisme de La NRF

Stéphanie Smadja, La Nouvelle Prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Stylistique et Poétique », 2013, 338 p., EAN 9782867817632.

1Dirigé par Julien Piat et Gilles Philippe, La Langue littéraire. Histoire de la prose de Gustave Flaubert à Claude Simon1(Fayard, 2009) a récemment inauguré une nouvelle approche de l’histoire littéraire. Souvenons-nous : en adoptant une perspective exclusivement linguistique et stylistique, l’ouvrage revisitait l’évolution de la prose de 1850 aux années 2000, et déployait les imaginaires esthétiques de chaque période. De même, il contribuait à redonner une nouvelle vigueur à la notion tant controversée de style, en montrant qu’un style d’auteur ne peut se développer ni se comprendre indépendamment d’un style d’époque. Ainsi illustrait-il les célèbres propos de Roland Barthes, pour qui

il n’est pas donné à l’écrivain de choisir son écriture dans une sorte d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné : il y a une Histoire de l’Écriture2.

2Or, précisément, c’est dans le sillage de cet ouvrage que s’inscrit l’essai de St. Smadja : La nouvelle prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, qui reprend certains éléments d’une thèse soutenue en 2006, dirigée par Michel Murat. Aujourd’hui maître de conférences en stylistique et linguistique à l’Université Paris Diderot-Paris 7,St. Smadja a d’ailleurs pris part à l’aventure de La Langue littéraire, dont elle a co‑rédigé deux chapitres3. Et son nouvel essai revient, de manière plus circonstanciée, sur ce moment crucial pour l’évolution de la langue littéraire : le début des années 1920.

En quête d’un « style d’époque » : quel corpus ?

3Afin de déceler les nouvelles tendances stylistiques au tournant des années 1920, St. Smadja s’intéresse à la prose narrative, et par conséquent au roman, qui alors représente « le laboratoire essentiel de l’écriture » (p. 9) et devient le foyer d’expériences très variées. Mais la linguiste postule, dans son introduction, qu’il est possible de reconstituer un « style d’époque », commun à la plupart des romans, « à partir de la perception des contemporains et des œuvres elles-mêmes » (p. 13). L’étude des romans et de leur réception critique est donc menée de front, et l’approche se veut à la fois diachronique et synthétique.

4D’une part, pour interroger l’imaginaire esthétique des années 1920, S. Smadja se propose de recourir aux articles de La Nouvelle Revue française, où de nombreux critiques (Benjamin Crémieux, Albert Thibaudet, Marcel Arland…) prennent acte du renouvellement de la langue littéraire et évaluent les écritures de leurs contemporains. Ce choix suffit-il, cependant, à rendre compte d’un imaginaire général et collectif ? Certes, il faut admettre que La NRF témoigne d’une indéniable « ouverture d’esprit » (p. 16) pour les innovations stylistiques de l’époque ; loin de défendre exclusivement les écritures académiques, elle n’est pas aussi antimoderne qu’on le dit souvent — du moins pas dans les années 19204. Mais il n’empêche : on regrettera que des articles d’autres revues (si nombreuses et si diverses après la guerre) ne soient pas convoqués, puisqu’ils donneraient sans doute un point de vue plus large, plus nuancé, voire différent. Par conséquent, davantage qu’un « style d’époque », c’est un « imaginaire NRF » — ou un « style d’époque selon La NRF » — que restitue St. Smadja dans son ouvrage.

5En parallèle l’auteur sélectionne, à partir d’une anthologie parue en 1926 chez Kra5, un corpus « représentatif du renouvellement de la prose tel que le percevaient les contemporains » (p. 18), et qui réunit des romans de Paulhan, Mac Orlan, Larbaud, Colette, Morand, Aragon, Delteil, Istrati, Supervielle, Giraudoux, Cendrars, Jouve, Ramuz, parus entre 1917 et 1926. L’avantage de ce choix, qui rapproche des œuvres en apparence très éloignées, est de mettre au jour leurs concordances insoupçonnées, et St. Smadja se donne ainsi les moyens de saisir les grandes tendances stylistiques de l’époque, par-delà les styles d’auteur ou d’école.

6Mais cette sélection (si généreuse soit-elle) écarte des écrivains dont on pourrait judicieusement déplorer l’absence. On s’étonnera que l’essayiste ne s’intéresse pas à des prosateurs qui ont — bien plus que Giraudoux ou Istrati — incarné la modernité aux yeux de leurs contemporains, tels Jean Cocteau, Max Jacob, André Salmon, Philippe Soupault. Car ces romanciers avant-gardistes ont renouvelé avec audace les formes de la prose. Songeons en particulier à l’écriture coctalienne : véloce, nerveuse, elliptique et tout entière placée sous le signe de l’asyndète6, elle est l’une des plus inventives des années 1920 — mais il est vrai que Cocteau n’était pas en odeur de sainteté auprès de La NRF et de Gide... En revanche, deux autres absences majeures sont expliquées. Celle de Gide, d’abord, parce que « son style varie d’une œuvre à l’autre, si bien qu’il aurait fallu quasiment étudier toutes ses œuvres, pour vérifier si telle tournure ne relevait pas d’une particularité due aux choix stylistiques dans l’une d’entre elles » (p. 19). Sans réfuter ce constat, on pourrait toutefois objecter que les autres écrivains, eux non plus, ne possèdent pas un style d’auteur immuable et parfaitement définissable (les écritures de Larbaud ou de Jouve peuvent également varier d’un récit à l’autre). Enfin, Proust est également tenu à l’écart : il demeure une exception aux yeux de S. Smadja, car son style « continu » « se démarque radicalement de celui de toutes les œuvres de l’époque » (p. 19). Certes, ces dernières valorisent plutôt la discontinuité, la brièveté. Mais Proust n’est peut‑être pas si isolé : sa longue phrase sinueuse s’apparente souvent à celle de Giraudoux, et ses innombrables comparaisons ne sont pas sans évoquer celles de Morand ou (encore) de Giraudoux ; il n’est en outre pas anodin que le Goncourt lui soit attribué en 1919, cette récompense indiquant combien son œuvre incarne une sorte d’idéal aux yeux des contemporains. Néanmoins, St. Smadja réservera quelques pages précieuses à la Recherche, dont le style complexe vise selon elle non à l’obscurité, mais à la « précision », à la « clarté », à la « justesse » (p. 110) — bousculant ainsi les présupposés de la rhétorique classique, pour qui seule la concision pouvait prétendre à la précision.

Contre la rhétorique : les nouvelles tendances stylistiques

7De fait, tout au long de son essai, St. Smadja s’attache à montrer comment, à l’aube des années 1920, la langue littéraire s’affranchit définitivement du moule de la rhétorique. Désireuse d’étudier de quelles façons la notion de style se redéfinit, elle consacre son premier chapitre au « débat sur le style en prose narrative dans les années 1920 ». Ainsi revient-elle de manière très documentée sur les enjeux de diverses querelles, notamment celle qui oppose Thibaudet et Proust autour du style de Flaubert (le critique prône un « bon usage » de la langue française en littérature, alors que le romancier valorise les syntaxes « déformantes »). Sont aussi examinées les controverses entre les linguistes et les grammairiens puristes, car Ferdinand de Saussure et Charles Bally préfèrent décrire les divers fonctionnements possibles du langage plutôt que d’en imposer « une représentation normative et institutionnelle » (p. 50). L’auteur souligne fort justement ici l’influence décisive de la linguistique naissante sur les pratiques littéraires : parce qu’elles accordent de l’intérêt à la langue orale, les théories linguistiques favorisent les innovations de Cendrars ou plus tard celles de Céline (p. 59). La langue parlée devient ainsi le modèle stylistique de l’époque, et est jugée plus « authentique », plus « expressive » que la langue classique. En somme, les critères de valeur s’inversent :

Le style ne désigne plus désormais l’adéquation par rapport à une norme du bien écrire héritée de la rhétorique, mais réside dans l’expressivité, l’émotion et le rapport à la langue parlée (p. 67).

8Sur les ruines de la rhétorique vont donc émerger une multitude de styles inédits et originaux. Le champ des possibles est ouvert. Mais plutôt que de s’égarer dans une suite de monographies, St. Smadja propose de distinguer, au deuxième chapitre, deux grandes tendances générales : le « style simple » et le « style complexe ». Selon elle, d’un côté certains romanciers rêvent d’une prose pure, sobre, claire, transparente et fondée « sur les qualités attribuées à la langue française elle-même », pendant que d’autres inventent une prose virtuose, ample, brillante, expérimentale, « dans la lignée de l’écriture artiste des Goncourt » (p. 70). L’essayiste range parmi les premiers Radiguet, Istrati et, plus curieusement, Paulhan, alors que l’auteur du Guerrier appliqué semble au contraire privilégier un style complexe et ingénieux7. Quant au style « complexe », il est ici représenté par Aragon, Delteil, Giraudoux, Jouve. Mais évitant de réduire les œuvres et les auteurs à l’une ou l’autre de ces tendances, St. Smadja indique que les proses les plus novatrices se situent souvent au croisement de ces deux pôles. Pourtant, n’est-ce pas là un schéma constant dans l’histoire de la langue littéraire ? Les styles « simples » n’ont-ils pas toujours contrasté avec les styles « complexes » ? Et n’ont-ils pas toujours représenté, pour les écrivains, deux pôles en tension ? Il n’est du reste pas anodin que St. Smadja se réfère quelquefois à l’antique querelle entre atticisme et asianisme, qui semble se rejouer au début des années 1920 (selon d’autres modalités, précise‑t‑elle). Ajoutons aussi que cette opposition est représentative de l’imaginaire de La NRF, la revue ayant toujours valorisé les styles « purs », « dépouillés » et « français », contre les écritures « profuses », volontiers associées alors à l’esprit romantique et germanique.

9Il faut donc attendre le troisième chapitre — « “Un style vraiment d’aujourd’hui” » — pour que l’auteur propose des catégories moins massives et plus spécifiques. À partir des réflexions de Thibaudet, elle regroupe d’abord les styles de Giraudoux et de Morand, qui « ont été perçus comme éminemment représentatifs de la modernité » (p. 137) en raison de leurs discontinuités et de leur propension aux analogies. Sont aussi étudiées les proses de Marguerite Audoux et de Colette, qui allient toutes deux simplicité et poésie (p. 162). Mais c’est surtout l’ouverture à la langue orale, ainsi que l’influence des formes poétiques, qui sont analysées dans ce chapitre.

10Dans un premier temps, St. Smadja s’attache à montrer de quelles manières les écrivains essayent progressivement de « décloisonner les voix entre narrateur et personnages » (p. 140). Selon elle, la grande nouveauté des années 1920 réside dans le fait que le discours du narrateur tend lui aussi à s’oraliser :

Un certain nombre d’écrivains novateurs visent à produire un artefact de langage parlé non pas seulement dans les dialogues mais également dans le discours du narrateur : ce décloisonnement trouve son aboutissement avec Céline en 1932. D’un point de vue lexical, le mélange des registres dans le discours narratorial est source d’inventivité verbale. Mais c’est surtout dans la syntaxe que les transformations sont les plus sensibles : l’ouverture à la langue parlée explique en partie les phénomènes de discontinuité comme un certain nombre de perturbations de la linéarité de la phrase. (p. 138)

11Retraçant l’évolution de ce décloisonnement, St. Smadja revisite avec finesse l’histoire de la littérature orale au début du siècle. On lui saura gré de rétablir ici Charles-Louis Philippe à sa juste place, son rôle fondateur ayant été trop souvent minoré par la critique (mais l’on peut comprendre que La NRF souligne les mérites de celui qui fut l’un de ses créateurs). En revanche l’absence de Ramuz surprend, alors que son apport semble avoir été tout aussi important que ceux de Barbusse, de Cendrars ou de Céline (étudiés ici).

12Quant à la poésie, elle constitue selon notre auteur la seconde source majeure du renouvellement de la prose. De fait, plusieurs romanciers confèrent à la prose une nouvelle « poéticité », en multipliant les analogies, les épithètes, les effets rythmiques. Mais à juste titre, l’essayiste se veut vigilante, et met en garde : il serait faux d’assimiler trop hâtivement les récits de Colette ou de Larbaud à des « proses poétiques », des « poèmes en proses » ou des « proses d’art », ces catégories répondant à des pratiques distinctes (p. 170-171). Pourtant, on ne saurait affirmer, aussi radicalement que St. Smadja, qu’au début des années 1920 s’effectue un

déplacement des domaines d’innovation, de la poésie à la prose. Les jeunes écrivains expérimentent en prose ce qu’ils auraient peut-être, à une autre époque, expérimenté en poésie (p. 161).

13On concédera que plusieurs écrivains explorent la prose et le roman après avoir éprouvé la poésie, tels Cendrars ou Delteil ; mais l’on ne saurait oublier que la poésie, même après la crise des valeurs symbolistes, demeure le genre privilégié des jeunes avant-gardes (modernistes, dadaïstes, surréalistes) qui ne cessent de la réinventer.

14Du moins, l’un des principaux mérites de ce troisième chapitre est de montrer combien les influences de la langue orale et des formes poétiques se recoupent dans la prose narrative. Car St. Smadja postule que ces phénomènes « vont de pair ». C’est selon elle en partie grâce à des poètes comme Apollinaire que l’argot s’est déversé si généreusement dans la prose :

Si l’ouverture à la langue parlée a commencé en prose, au xixe siècle, la place de plus en plus importante qu’elle occupe dans la poésie n’est pas restée sans influence sur le décloisonnement des voix narratives en prose. […] La poésie précède la prose de quelques années dans cette ouverture à tous les registres de langue. L’une des caractéristiques de la modernité poétique est ce refus de l’existence d’une langue littéraire soutenue, unique. (p. 156)

15En outre, d’un point de vue syntaxique, l’auteur indique que la multiplication des phrases nominales dans la plupart des romans « s’explique à la fois par le lien établi dans l’imaginaire de la prose avec l’oralité mais aussi par l’influence des formes poétiques où le nom tend à devenir prédominant » (p. 230).

16En définitive, on ajoutera que c’est avec une belle sagacité que St. Smadja lève ici le voile sur les concordances méconnues qui unissent stylistiquement le récit poétique et le roman parlant, ces deux sous-genres qu’ont respectivement décrits Jean-Yves Tadié (1978) et Jérôme Meizoz (2001). Car ils ont souvent été distingués voire opposés, comme si les récits d’un Supervielle ne partageaient rien en commun avec ceux d’un Ramuz... Mais par leur syntaxe — et dans une moindre mesure par leur lexique —, ils semblent parfois se rejoindre, se confondre. Emblématiques, les romans de Cendrars, situés au croisement de ces deux types de récit, révèlent bien la porosité des frontières.

L’invention d’une syntaxe moderne

17Dans les deux derniers chapitres (qui sont sans doute les plus techniques mais aussi les plus innovants de l’ouvrage), la linguiste s’attache justement à relever les propriétés du style du début des années 1920, montrant bien ce qui peut réunir des écrivains aussi différents que Jouve et Ramuz, Colette et Aragon. Ces propriétés sont avant tout d’ordre syntaxique : l’auteur observe une propension générale au « style substantif » et à la « discontinuité syntaxique ».

18Un « style substantif » ? Dans les années 1920 (et plus largement depuis la fin du xixe siècle) le nom triomphe, au détriment du verbe qui n’est plus le principal objet d’innovations. En convoquant de nombreux exemples, St. Smadja montre combien les phrases et les énumérations nominales foisonnent ; celles-ci permettent non seulement « d’augmenter le nombre et la fonction des procédés de caractérisation », mais participent surtout « de la recherche d’une poéticité de la prose et d’un rythme spécifique à la phrase de prose » (p. 176). Quant à l’épithète, elle aussi occupe un rôle prosodique majeur « grâce à la souplesse de son usage : il est possible de la placer avant ou après le substantif, d’y adjoindre un adverbe, de la juxtaposer ou de la coordonner pour créer différents effets de rythme, ralentissement ou accélération » (p. 231). Mais l’essayiste prend soin de rappeler que, dans l’imaginaire des années 1920, l’épithète apparaît surtout comme un vestige du style orné de la rhétorique et comme un marqueur éminemment littéraire. Désireux de ruiner le concept — éculé à leurs yeux — de Littérature, Mac Orlan ou Aragon s’amusent ainsi à accumuler les épithètes de manière distanciée et ironique, en jouant avec les codes établis.

19C’est enfin par ses « discontinuités syntaxiques » que la prose moderne se singularise aux yeux de St. Smadja. Parce qu’elle « juxtapose et ne lie point » (p. 235), la phrase des années 1920 s’oppose définitivement à la phrase classique. De manière très détaillée, la linguiste répertorie quelques procédés caractéristiques : les « dislocations » (plus fréquentes en position de clôture qu’en position frontale), les « appositions adjectivales » (qui souvent font pencher la phrase vers la droite) et les « constructions absolues détachées ». Selon elle, ces trois phénomènes « jouent un rôle informationnel majeur et un rôle prosodique important dans la phrase » (p. 274), sans oublier qu’ils contribuent toujours à créer un « artefact d’oralité » (p. 236).

20Pour expliquer l’essor de ce style moderne, St. Smadja note l’importance que prennent, alors, l’écriture journalistique et surtout le monologue intérieur. En guise de complément, nous ajouterions que ces procédés doivent aussi être mis en lien avec les projets futuristes de F. T. Marinetti : dans son virulent manifeste Destruction de la syntaxe (1912), le poète italien entendait délivrer les mots du « cachot de la période latine8 » pour valoriser les substantifs, les analogies et les ellipses, seuls capables de dire le dynamisme du monde moderne. Malgré ses outrances, ce programme a ouvert des possibilités formelles auxquelles un Cendrars ou un Morand sont à coup sûr redevables. En outre, l’influence des traductions n’est pas à négliger, et St. Smadja soulève à juste titre cette problématique dans son introduction, sans pour autant la développer : en quoi les traductions d’auteurs russes, allemands ou anglo-saxons ont-elles, dans les années 1920, modifié la « représentation que les écrivains se font de la langue française » et encouragé la « création de nouvelles formes microtextuelles » (p. 15) ? La question se pose avec d’autant plus d’insistance que des écrivains comme Gide ou Larbaud ont été de fervents traducteurs…

21L’essai se limite donc à la prose française (et on ne saurait le lui reprocher). En revanche l’approche reste exclusivement linguistique, et l’auteur ne cherche guère à saisir, en amont, les multiples influences artistiques, philosophiques, historiques ou sociales qui ont contribué à bouleverser la langue littéraire au début des années 1920. On regrettera surtout que l’ouvrage n’excursionne pas davantage vers les innovations artistiques que mènent les peintres et les musiciens au début du siècle, et qui ne sont pas sans marquer nos écrivains. Si St. Smadja évoque parfois une « prose impressionniste » — notamment à propos de l’écriture de Colette —, on pourrait aussi penser aux proses « cubistes » de Cendrars, de Morand, de Salmon. Tout comme Braque et Picasso se sont affranchis des lois de la perspective, ces romanciers se libèrent des normes rhétoriques et brisent la linéarité de la syntaxe, en s’inspirant notamment de formes populaires. Dans Les Peintres cubistes, Apollinaire n’indiquait‑il d’ailleurs pas que « la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain9 », et n’invitait-il pas les artistes à les dépasser ? D’autre part, la linguiste insistant volontiers sur le caractère « musical » de la phrase des années 1920 — sur ses rythmes « heurtés », ses « accélérations » soudaines —, comment ne pas penser aux rythmes syncopés du jazz et du tango, si en vogue dans les années 1920 ? Ou aux compositions discontinues de Stravinsky et du Groupe des Six, qui défont le concept de « belle harmonie » tout en puisant dans les traditions folkloriques ? On sait de surcroît quel intérêt les romanciers (Paulhan, Cendrars, Cocteau, Mac Orlan, Morand, Salmon,...) ont porté à ces œuvres picturales et musicales.

& au-delà des années 1920 ?

22Ainsi l’approche de La Nouvelle Prose française reste‑t‑elle empreinte, jusqu’à la fin de l’ouvrage, de l’imaginaire NRF, car il est significatif que les influences avant-gardistes (futuristes, cubistes) soient passées sous silence, alors qu’elles semblent déterminantes… Mais il n’empêche : l’ouvrage parvient à cartographier quelques lieux capitaux du paysage stylistique des années 1920. Signalons, par surcroît, la finesse des analyses de textes et la clarté de l’expression de l’auteur. Et convenons enfin que l’ouvrage se prête volontiers aussi à un usage plus ludique, plus désinvolte : regorgeant de citations puisées dans les plus beaux textes des années 1920, il peut être lu comme une éblouissante anthologie.

23Mais l’une des grandes vertus de La Nouvelle Prose française est d’explorer des champs peu fréquentés. Il remet à l’honneur des textes injustement méconnus, et rend justice à des écrivains trop négligés aujourd’hui : M. Audoux, P. Istrati, P. Mac Orlan. Il inspecte aussi le roman des années 1920, dont on méconnaît généralement l’importance et la portée, même si celui-ci semble aujourd’hui susciter un regain d’intérêt, comme en témoignent deux récents ouvrages collectifs qui revalorisent les romans de Beucler, de Vialatte, de Soupault10. Car à une période où le genre est en « crise » (selon le terme de Michel Raimond) et violemment mis en procès par Valéry puis Breton, les tentatives d’un Delteil ou d’un Cendrars offrent une possibilité de renouvellement. Ainsi l’esthétique du roman est-elle bouleversée, et La Nouvelle Prose française indique pour sa part combien les écrivains veulent réinventer l’elocutio du genre. De fait, le roman ne se définit plus forcément par son intrigue, mais il est d’abord un style, une langue. La « diction » prime désormais sur la « fiction » (p. 46).

24Est-ce à dire que les expériences des années 1920 auraient contribué à redéfinir les lois du genre ? Avant l’offensive du Nouveau Roman, l’aventure de l’écriture l’aurait-elle déjà emporté sur l’écriture de l’aventure ? St. Smadja ne propose pas de conclusion prospective. Cependant, à une ou deux reprises, elle annonce que la conception de la prose changera dans les années 1930, puisque l’« idéologique » prévaudra sur l’« esthétique » (p. 148). En ce sens, Voyage au bout de la nuit (1932)marque selon elle un tournant : « La date de 1932 signe la fin définitive d’une conception de la prose littéraire, dans les pratiques d’écriture comme dans l’imaginaire. »

25Déjà, plusieurs interrogations s’élèvent en nous. L’« idéologique » exclut‑il forcément l’« esthétique » ? Et la prose d’après 1932 rompt‑elle si radicalement avec celle des années 1920 ? S’il y a incontestablement un « tournant » à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les romans de Céline, de Giono, de Queneau ou de Gracq semblent cependant prolonger des tendances apparues dans les années 1920 : eux aussi sont influencés, chacun à leur façon, par la langue orale ou par les formes poétiques. Du moins, pour mieux saisir les transformations de la langue littéraire, peut-être faudrait-il examiner l’évolution des styles d’Aragon, de Morand, de Giraudoux ou de Cendrars, dont les œuvres se poursuivent tout au long des décennies suivantes. L’Histoire avançant, leurs écritures peuvent‑elles demeurer les mêmes qu’au début des années 1920 ?