Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Olivier Ammour-Mayeur

Quand la fiction fonctionne : le texte & ses effets narratifs

Mireille Calle-Gruber, L’Effet-fiction. De l’illusion romanesque, Saint-Genouph : Nizet, 1989.

Ce compte rendu vous est proposé à l’occasion du colloque « l’effet de fiction ».

1Il semblait propice, eu égard au nouveau thème de colloque en ligne proposé par Fabula, de donner aux usagers de la revue quelques éléments d’un ouvrage publié il y a plus de dix ans et par trop méconnu encore aujourd’hui : L’Effet-fiction. De l’illusion romanesque. La relecture de ce livre s’est avérée très fructueuse et j’espère que ces quelques lignes donneront au plus grand nombre l’envie d’aller y voir de plus près. Tout d’abord, et c’est certainement un gage de rigueur et de profondeur dans l’analyse, ce texte offre des éléments théoriques toujours d’actualité. L’ensemble des articulations livré par l’auteur semble n’avoir perdu ni de sa pertinence ni de sa force. Ensuite, contrairement à d’autres textes théoriques, la richesse de la critique s’adjoint une prise de recul rare quant à l’observation accordée à la typologie agencée tout au long des huit chapitres qui constituent l’ouvrage. Ce que d’ailleurs Mireille Calle-Gruber rappelle en sa conclusion, qui s’avère davantage signal contre toute tentative de fixisme dans l’analyse - quelle qu’elle soit, la sienne comprise — que fixation de la pensée sur une lecture que d’aucun aimerait arrêtée et « achevée » :

La typologie proposée d’entrée vaut tout autant, sans doute, pour ce qu’elle désigne la débordant, que pour ce qu’elle range et classe, chaque ouvrage exhibant, dans les gammes de textes organisés par similitudes de tendances, la spécifique variante qu’il compose [...]. (p. 294)

2La lecture du livre de M. Calle-Gruber, peut prendre position à rebours, donc, de son écriture, en ce qu’il doit être clair que les hypothèses de lecture — qu’elles concernent des textes « canoniques » tels Madame Bovary, Jacques Le fataliste et son maître, et les romans arthuriens de Chrétien de Troyes, ou encore des textes « post-modernes » comme Détruire dit-elle, Le Vice-consul ou Grabinoulor — sont données effectivement comme des hypothèses, d’entrée proposées comme ouverture à discussions et à confrontations d’idées. Jamais le programme envisagé par l’auteur de L’Effet-fiction ne vise à une possible vicariance de textes théoriques se substituant aux textes littéraires originels. Pas davantage que ces réflexions ne se considèrent comme univoques, irrévocables et sans appel.

3Il est temps, après ces informatives précautions, d’en arriver à la substance même, à la matrice, de ce texte qu’est L’Effet-fiction. Les supposés de départ du travail de M. Calle‑Gruber posent une sérialisation claire et cependant toujours mouvante « sur la brèche » (p. 12) des œuvres de fiction, car ses perspectives de lecture sont toujours entendues comme immanentes aux textes lus et non pas, comme trop souvent en tant que lieux de transcendances. Ainsi, les classements proposés opèrent par rapprochements diachroniques de fonctionnements intra-textuels et non pas comme séries synchroniques de « genres » littéraires. Non plus, d’ailleurs, que comme romans ou fictions répondants à des catégorisations préétablies — comme pouvait en dresser le structuralisme —, selon des grilles de lecture préconçues et ainsi parfois inopérantes.

4Les textes sont distribués selon quatre lignées — à entendre dans tous les sens du terme, de prolongement matériel, mais aussi de parenté, ou même de lignage ininterrompu dans le temps, puisque toujours un texte, un roman, un récit, ne peuvent se construire qu’en relation conjonctive ou disjonctive d’une ascendance familiale dessinée par la littérature même — et analysés dans cet ordre : le texte aporétique, le texte de la naturalisation, le texte de l’hyperfictif et enfin le texte conflictuel. Chacun proposant, à travers le corps propre de chaque œuvre « la spécifique variante » que celle-ci ouvre, selon la pratique théorique scripturaire qui la façonne. Et c’est là l’un des points cruciaux que nous livre ce texte, à savoir qu’aucune théorie ne peut — ne doit, ou ne devrait — se constituer en dehors des balises posées ou des jalons projetés par la pratique créatrice elle-même. C’est pourquoi, chacun des regroupements textuels proposés — aux textes déjà cités, il faut ajouter : L’Imposture, La Princesse de Clèves et Les États et empires du soleil et de la lune — ne répond si parfaitement aux théories déployées que parce qu’il en est le fondement princeps et le logique point de départ. Ainsi, ce déploiement, ce dépliement de la textualité en travail est la gageure que l’on peut considérer comme tenue que :

l’effet-fiction est surtout, de façon théorique, le moyen d’approcher l’ambivalence à l’œuvre. La double-face qui pose Fictif (l’illusion qui se voit) vs Fiction (l’illusion qui s’escamote), permet de cerner le procès romanesque dans la dynamique de sa contradiction. C’est-à-dire de considérer le semblant en ce qu’il est l’effet dans le texte, de lisibles opérations concertées. La fiction, donc, comme effet(s) de texte(s) [...]. (p. 12)

5« Effet dans le texte » dont la dynamique parfois dynamite son espace même. Pas de possibilité pour la fiction d’en rester à la phase d’un illusoire reposant, pour qui tente d’en cerner les manifestations et les (en)jeux. Le travail de lecture que nous propose l’auteur, de ces effets-fictions, est une tentative afin « [...] de passer derrière l’illusion pour en comprendre la magie, sans s’ôter le plaisir d’en subir le charme. S’en expliquer le charme » (ibid.). Passer derrière l’illusion, ainsi, n’est pas passer derrière la fiction et ses effets, mais bien d’en arpenter les failles, les précipices et les lieux stratégiques de construction ou d’/e (auto)destruction — séparément ou simultanément. Ainsi, comprendre la fascination qui nous lie à un texte permet de continuer à en subir le charme, autrement dit d’être sous l’emprise du charmant texte qui nous voile son fictif en effets, tout autant que cela nous permet d’être sous le charme, au sens magique du terme, du philtre qui voile à notre regard le filtre de sa scripturarité.

6La chronologie, chère à l’histoire littéraire, laisse, alors, plus subtilement place aux appariements, aux déplacements, aux architectures les plus insoupçonnées, offrant dans le parcours théorique ouvert, les architectoniques les plus surprenantes parfois, mais toujours parfaitement justifiées voire nécessaires, et surtout les démonstrations les plus réfléchies et les plus à même de scruter la « textualité » d’une œuvre et d’en apercevoir sa « textologie », autrement dit la « légitimité » de sa théorisation. Où, comme l’écrit encore M. Calle‑Gruber :

Postuler que toute œuvre romanesque c’est du texte en travail, conduit à étudier non seulement l’impact de ce qui s’y produit, mais aussi comment et jusqu’où la fiction assume sa textualité — l’exhibe ou l’occulte ; l’offre à lecture ou l’escamote [...]. (p. 15)

7Que la fiction assume — ou pas — sa textualité, pose d’emblée que le texte littéraire ne répondra pas aux même critères paradigmatiques de création. Posant comme vraie la littérarité de son exaucement, le texte de la naturalisation (L’Imposture de Bernanos et Madame Bovary de Flaubert) oppose à la construction de sa Fiction un Fictif par défaut, dans lequel toutes mesures de sécurité sont prises pour que ce dernier ne déborde jamais le premier. Mais, il devient clair, grâce aux apports théoriques du livre, que nul escamotage ne peut définitivement mettre en place « un dispositif qui fasse oublier l’art qu’à cette fin il déploie [...] » (p. 26). Le procédé utilisé par le texte de l’hyperfictif (La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette et les romans arthuriens de Chrétien de Troyes), à l’inverse, « donne tout pouvoir à une écriture symbolique qui procède à l’idéalisation » (ibid.). Cette écriture symbolique ayant pour fonction d’oblitérer le travail du textuel de telle façon que son emprise se donne à lire, alors, comme « [...] l’illusion du plus vrai que nature » (p : 167, souligné dans le texte).

8Pour ce qui regarde le texte conflictuel (Les États de l’empire du soleil et de la lune de Cyrano de Bergerac et Jacques le fataliste de Diderot) ou le texte aporétique (Le Vice-consul, Détruire, dit-elle de Duras et Grabinoulor de Pierre Albert-Birot) il est clair que ce sont là les deux voies ouvertes par une narration s’interrogeant sur elle-même et sur les fonctionnements de ses dispositifs opératoires. Cependant, tandis que le conflictuel se donne pour but d’exhiber ses stratégies textuelles en tant que résolution des combinatoires du Fictif comme effets de texte, la seconde hypothèse — l’aporétique — « par sa catastrophique stratégie, contraint le lecteur à prendre par à sa défaite et le pousse a déconstruire par la négative [...] » (p. 238) et ainsi à ne jamais rien apercevoir d’une résolution des problématiques. Et ici « catastrophique » est à prendre dans le sens scientifique du terme, selon les perspectives d’un René Thom ou d’un Edgar Morin. Il y faut donc toute l’astuce du détective et toute la pénétration de qui embrasse les récits à la lettre, pour qu’un chercheur puisse découvrir une voie de passage, aussi escarpée soit-elle, à travers les textes afin d’exaucer les fils de construction d’une trame narrative telle.


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9L’intérêt, toujours opératoire, des distinctions établies par Mireille Calle‑Gruber provient, entre autres, du fait majeur qu’il ne s’agit pas, pour elle, de dichotomiser cet effet-fiction étudié. Bien au contraire, aucune théorie textuelle proposée n’est exclusive des autres, toutes les combinaisons étant possibles, non plus que ces paradigmes ne sont envisagés comme clos et définitifs. La conclusion de l’ouvrage est claire en ce domaine, rien n’empêche de voir surgir un jour des œuvres dont les combinaisons textuelles ne répondent à aucun des critères proposés dans L’Effet-fiction, faisant ainsi de l’illusion romanesque un nouveau point d’achoppement de la théorisation de ces effets. Enfin, il est important de le préciser, c’est sûrement la pratique fictionnelle elle-même, qui rend l’auteur de ce livre si sensible aux divers niveaux théoriques d’interrogation du littéraire, textuels et métatextuels, fictifs et fictionnels, pratiques et théories scripturaires, puisque M. Calle‑Gruber est l’auteur à ce jour, en plus de ses travaux théoriques, de trois ouvrages de fiction : Arabesque, Actes Sud, 1985 ; Midis – Scènes au bord de l’oubli, Québec, Trois, 2000 ; La Division de l’intérieur, L’Hexagone, 1996. Preuve nouvelle, s’il en était besoin, que l’un — pratique ou théorique — ne va pas sans l’autre, pour l’auteur.