Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Éric Garet‑Gaudek

Saussure aujourd’hui, de l’écrit au discours

En quoi Saussure peut‑il nous aider à penser la littérature ?, sous la direction de Sandrine Bédouret‑Larraburu & Gisèle Prignitz, Pau : Presses de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2012, 192 p., EAN 2353110304.

1L’Université de Pau a inauguré, les 4 et 5 avril 2011, une série de colloques (le second s’est tenu les 2 et 3 avril 2013) dont l’objet est l’étude de la linguistique (« Relire les concepts linguistiques », p. 13) dans ses rapports avec la littérature. Le projet vise à ménager une interaction entre les disciplines, qui « devront être abordées conjointement, dans un souci de réflexion poétique » (p. 5) et, à l’arrivée, c’est plutôt l’étude de la littérature qui semble être au centre de la réflexion, comme le souligne le titre du livre, qui en rassemble les interventions. Inaugural, l’ouvrage l’est encore parce que ce premier colloque était consacré à Saussure, choisi en raison de son rôle fondateur pour la linguistique moderne.

2Le plan de l’ouvrage répartit les articles selon qu’ils concernent la place de la littérature chez Saussure, comme objet de travail (« Point de vue du linguiste sur la littérature »), les implications de la théorie du langage de Saussure pour la théorie de la littérature (« À partir d’une poétique saussurienne »), enfin une mise à l’épreuve de son œuvre théorique dans l’étude des textes littéraires eux‑mêmes (« De Saussure vers la littérature »).

3Les travaux se donnent pour perspective l’utilité ou l’efficacité des concepts saussuriens pour « réfléchir à la littérarité ». L’avant‑propos évoque ainsi, comme contexte, la réduction des « concepts saussuriens » à « un certain nombre d’oppositions telles que diachronie/synchronie, ou paradigme/syntagme, ou encore langue/parole » qui déboucherait le plus souvent sur un clivage de l’œuvre de Saussure entre « ouvrage sérieux » et « recherches moins sérieuses » (p. 13). Cette présentation met en valeur l’influence de la pensée saussurienne sur les études linguistiques et littéraires d’aujourd’hui : non seulement les problèmes sont abordés dans un cadre que pose déjà l’œuvre de Saussure, mais ce que les théoriciens ou critiques font de Saussure montre aussi la façon dont ils conçoivent la poétique des textes : l’étude de leur littérarité. Ce qu’on fait à Saussure est indissociable de ce qu’on fait de Saussure, ou avec Saussure.

4De fait, l’Avant‑propos problématise le rapport de la linguistique saussurienne à la littérarité :

la question de la littérarité intéressait au plus haut point Saussure et [elle] échappe aux catégories linguistiques, considérées comme caractéristiques de la linguistique saussurienne. (p. 14)

5 C’est là que se situe l’écart avec l’analyse structurale : dans le structuralisme littéraire, les catégories linguistiques sont prises pour modèle et sont appliquées à l’étude des textes, ce qui revient à aborder ces derniers sous la seule perspective de la langue. Or, une relecture critique du Cours de Saussure, éclairée par les textes « concernant les anagrammes et les légendes » doit permettre de réévaluer la pertinence de la démarche structuraliste, en montrant la différence entre le plan de la langue et celui du discours, qui rend inefficace la lecture du texte littéraire selon le modèle, et avec la notion, du signe linguistique.

6C’est une question que posait déjà Meschonnic au début de Pour la poétique I :

Aujourd’hui, le problème est de savoir comment utiliser la linguistique contemporaine, et sa terminologie, sans en faire un usage métaphorique1.

7Il vise la pratique, courante à l’époque mais qui continue d’avoir lieu actuellement, nous le verrons, consistant à faire de la linguistique un répertoire de notions pour commentaires de textes. La seule nuance étant qu’il ne s’agit apparemment pas, pour Meschonnic, d’interroger l’œuvre de Saussure mais celle de la linguistique de l’époque (notamment Jakobson et Chomsky). Il élargit alors la question : « Le problème n’est pas : faut‑il être structuraliste, formaliste ? Mais il est : comment l’être ? » (p. 11‑12). Questionner la place de Saussure dans l’étude du texte littéraire, de sa littérarité, c’est faire une critique du structuralisme — mais une critique de l’intérieur, une critique en mouvement.

8L’introduction de Sandrine Bédouret‑Larraburu (« Littérature et linguistique : quelle place pour Saussure ? », p. 17‑31) met en évidence la tension qui a existé entre linguistique et littérature, depuis les travaux de Saussure. La linguistique chez Saussure s’élabore en opposition à la philologie, où la langue est subordonnée au texte (aux textes pris comme « monuments de la tradition », p. 17). La linguistique est donc, dans son départ, un mouvement critique d’un certain état de l’étude de la littérature, état consistant à la réduire au sens, et même à réduire ce sens au « contenu » (p. 17). Il s’agit de retirer l’étude de la langue au primat du sens tel qu’il existe dans les pratiques d’interprétations, au bénéfice d’une étude de son fonctionnement, de sa systématicité. Contre la rationalisation de l’étude des langues et du langage, qui fonde la linguistique, la littérature apparaît comme une « notion fuyante » (p. 19). Pourtant, S. Bédouret‑Larraburu montre dans la deuxième partie de son introduction qu’il y a, chez Saussure, un déplacement de la littérature vers le fait littéraire, et que ce dernier devient solidaire d’une linguistique par « le concept essentiel de “valeur” » (p. 23). Par ailleurs, elle situe l’importance de la littérature, même lorsqu’elle est conçue comme « monument » (p. 26), c’est‑à‑dire comme « souvenir d’un état de langue » dans l’élaboration de la linguistique comme« science historique » (p. 27), composée de « faits, et non de lois » (citation de Saussure, p. 27), mettant l’accent ainsi sur ce que la langue a d’imprévisible et de continu.

9Or, dans les différents articles de l’ouvrage, on peut justement situer le questionnement sur Saussure et la littérature selon la place qui y est faite à la notion de discours et à la critique et la relecture de Saussure par Meschonnic. Le colloque rassemble plusieurs interventions de membres du collectif Polart (celle de l’organisatrice, S. Bédouret‑Larraburu, mais aussi de Gérard Dessons, de Jaeryong Cho, de Serge Martin et de Chloé Laplantine), regroupant des chercheurs dont les travaux s’ancrent dans la théorie du poème de Meschonnic2. Partant de ce point de vue, leurs articles présentent un intérêt commun pour la conceptualisation en cours, inachevée chez Saussure, de la notion de discours, absente du Cours de linguistique générale mais présente dans les Écrits (publiés en 2002) et qui sous‑tend les travaux sur la poésie latine et les épopées grecque et védique. À l’inverse, dans les articles où les auteurs ne font pas intervenir la réflexion de Meschonnic, on observe une omission ou une minoration du concept de discours, ainsi que son corollaire, la permanence de la seule perspective de la langue et du signe (celle du Cours) pour lire Saussure. Une telle perspective peut surprendre dans un recueil qui prétend relire Saussure à partir des nouvelles publications, cahiers d’anagrammes et études des légendes germaniques, manuscrits de cours et de conférences. Le point de convergence entre ces articles, plus indépendants les uns des autres, semble tenir à l’accent qu’ils mettent sur « l’écriture » (souvent prise comme équivalent de la littérature) chez Saussure. Deux articles enfin (ceux de Daniel Delas, « La pensée saussurienne et la génétique des textes », p. 97‑104, et de Jean‑Gérard Lapacherie, « Platitudes verbales et littérature contemporaine », p. 169‑186) présentent un rapport à l’œuvre de Saussure, consistant non pas à interroger sa théorie et sa linguistique mais à y chercher une « caution » (p. 97) pour différentes perspectives critiques actuelles : nous n’en traiterons pas dans ce compte rendu, consacré à la comparaison des prises de position sémioticiennes et poéticiennes sur l’œuvre de Saussure.

Le problème du « littéraire »

10Une nette divergence se révèle entre ces points de vue lorsqu’on examine ce que fait chacun de la notion du « littéraire » chez Saussure. Les articles de Michel Arrivé (« De la lettre à la littérature : un trajet saussurien », p. 34‑49) et de Gérard Dessons (« Qu’est‑ce qu’un point de vue proprement littéraire ? », p. 51‑59) abordent ce même problème : quel est le rapport de Saussure à ce qui est « littéraire », et qu’est‑ce que ce rapport change à la théorie de Saussure ? La différence, pour ne pas dire l’opposition entre les deux, tient à la définition de la littérature adoptée par chacun, et au concept saussurien à partir duquel le littéraire va être abordé.

11Michel Arrivé essaye « de repérer comment Saussure conçoit la littérature, en rapport notamment avec la notion éponyme de lettre » (p. 35). Tout en abordant quelques textes où Saussure parle de textes reconnus comme littéraires, il remarque une distinction entre « langue littéraire » et « langue de la littérature » (p. 39), la première étant liée à la culture et à l’écrit, pour renforcer l’équivalence entre « littérature » et « écriture ». Il néglige les critères de la distinction que fait Saussure entre langue et écriture (le danger précisément de penser la langue et le signe linguistique selon le modèle de l’écriture, système de signes second et distinct), et postule une synonymie chez Saussure entre littéraire et littéral. Mais qu’appelle‑t‑il littéral ? Est‑ce encore du « sens propre » qu’il s’agit ? Non, chez Michel Arrivé littéral et la lettre sont devenus équivalents de l’écriture. Alors même qu’il aborde la question de la littéralité du sens (en notant que Saussure « met en cause […] l’opposition traditionnelle du sens “propre” — qu’il n’appelle pas “littéral”, mais c’est, apparemment, ce qu’il entend — et du sens “figuré” », p. 35), sa remarque en incise tire le raisonnement vers la question de l’écriture, et de l’écriture réduite au graphique. Cela lui permet d’affirmer « que la littérature est, pour lui [Saussure], intimement liée à la lettre, au sens littéral du terme » (p. 40). Sens littéral ici qui n’est précisément pas le sens qu’a « littéral » dans la perspective du « sens » d’un mot, d’une phrase, d’un texte (ce serait déjà ouvrir sur la valeur), mais le sens de signe graphique. C’est une preuve par l’étymologie. Or Saussure travaille précisément ses termes, et la distinction relevée par Michel Arrivé entre « littéraire » et « de la littérature » aurait pu constituer une ouverture sur la pensée du discours, par la spécificité qu’elle permet de reconnaître à la langue telle qu’on la trouve dans ce que Saussure appelle « la littérature ».

12Ainsi, Michel Arrivé manque la comparaison du personnage de légende et des « personnalités créées par le romancier <le poète> », qui se situent à l’opposé dans leur rapport au « mot ». Ce qui se joue dans la comparaison du personnage de légende et du mot, c’est qu’il s’agit dans les deux cas de réalités linguistiques, de signes, non d’entités réelles (« êtres inexistants », « termes en soi nuls », p. 44). Michel Arrivé retient le caractère « provisoire et évoluti[f] » du signe, soumis à « l’effet des “récitations” successives de la légende », comme le mot le serait des prises de paroles. En revanche, les « personnalités créées » sont explicitement distinguées du « mot » (signe linguistique). Tout ce qui est retenu de ce passage des Écrits de Saussure, c’est la fixité du personnage dans son histoire, qui ne peut donc être réapproprié (ni par le temps ni par la société). En passant par l’écriture pour justifier l’exclusion de la littérature du Cours de linguistique générale, Michel Arrivé s’empêche de reconnaître une distinction de fonctionnement entre l’ordre sémiologique, domaine de la langue, et le domaine du discours, que Benveniste appellera l’ordre « sémantique ». Il se propose en fait de trouver des raisons pour justifier l’analyse sémiologique des textes littéraires. Par les « retouches » sur lesquelles s’achève son article, il semble vouloir sauver l’analyse structurale, contre Saussure (« conception […] structurale, même si, comme chacun sait, ce dernier mot ne figure pas chez Saussure », p. 43). Le « littéraire » est ici considéré non seulement à partir de l’usage qu’en fait Saussure, mais surtout d’une définition préalable de la littérature, principalement tournée vers l’idée d’un corpus institutionnel, une définition extensive (voir notamment p. 36‑37, l’approche des « lectures de Saussure en matière littéraire »).

13Suivant directement cet article, la question que pose Gérard Dessons dans « Qu’est‑ce qu’un point de vue proprement littéraire ? » vient à point nommé. En effet, nous avons vu que Michel Arrivé ne semble pas avoir interrogé la notion de littérarité en elle‑même : par l’opposition à la littéralité, il a réduit le « littéraire » à une conception de la littérature comme corpus (la seule question envisagée pour Saussure ayant été : les textes qu’il lit sont‑ils considérés par lui ou non comme faisant partie de la littérature ?). Le titre de Gérard Dessons, qui cite une phrase de Saussure, déplace les italiques de « littéraire » à « proprement » : ce dont il va s’agir cette fois‑ci, c’est des critères internes formant la littérarité.

14La note de Saussure, dont est tirée cette phrase, pose une spécificité du littéraire par opposition à la philologie, « plus technique » et « auxiliair[e] » , spécificité qui exclut du littéraire « l’explication (herméneutique) des auteurs » (note de Saussure, p. 58). Gérard Dessons souligne l’expression par deux remarques de contexte : l’absence de théorisation de « l’objet littéraire » dans l’œuvre de Saussure, et l’absence relative de conceptualisation de ce « proprement littéraire » dans les notes elles‑mêmes : on sait ce qu’est le philologue, ce qu’il fait, en revanche on ne voit pas très bien encore ce qu’est le littéraire. Il y a « absence de toute définition positive » du littéraire, et renvoi, pour le définir, à « son caractère notoire » (« évident » et « consensuel »). Il s’agit de voir que proprement et purement ne sont pas « des marqueurs essentialistes impliquant l’idée d’une quiddité littéraire » (p. 53) : ils ne renvoient à chaque fois qu’à un usage du terme « littéraire ». Dans les notes de Saussure, cet usage n’est pas défini. Saussure buterait contre l’impossibilité de penser la spécificité littéraire sur le mode de la scientificité du linguiste et du philologue. Impossibilité renforcée par le vide du mot dans la note : « du philologue et du […] », que Gérard Dessons pose comme « soupçons d’impropriété » : le silence est instructif. L’auteur relie cette hésitation à la « poétique de Saussure », qui est une « poétique du système qui empêche d’identifier ce qui n’est pas complet comme une lacune et fait plutôt la marque […] d’une recherche ». Il ne voit pas, comme d’autres, dans ces blancs une interruption : « les phrases incomplètes n’empêchent pas que la pensée avance ». Saussure essaie de refonder la terminologie, et du coup, « les déplacements conceptuels ne peuvent être contenus en un seul vocable ». Pour expliquer cette lacune, Gérard Dessons formule l’hypothèse que le mot de « littérateur » ne maintiendrait pas ici « la complexité du problème posé par “le point de vue proprement littéraire” » (p. 54).

15Gérard Dessons prolonge la réflexion à partir de la pratique de Saussure lui‑même sur les Cahiers d’anagrammes, en interrogeant la nature de cette étude : « La recherche d’une régulation textuelle par itération phonique ne relève ni des compétences du philologue, ni de celles du linguiste » (p. 55). Le « littérateur » est disponible, puisqu’on ne l’a pas défini. Ainsi, l’intérêt des Cahiers serait non dans leur objet mais dans leur méthodologie, qui révèle « la pratique d’un mode de signification spécifique fondé sur la recherche d’un continuum non consécutif, non linéaire ». L’intérêt est dans « la mise au jour d’un mode de signifier particulier, qui ne relève plus de la raison logique, mais d’une raison qu’on peut qualifier de rythmique » (p. 56), parce que ce n’est pas le résultat qui compte, mais ce que la recherche transforme dans le rapport de Saussure à l’étude du langage : celle‑ci se comprend en continuité avec « le travail du Cours de linguistique générale sur le système et le principe de négativité » : la valeur. On ne peut plus prendre « signifiant » comme un substantif, dans le schéma binaire du signe linguistique, mais il faut l’entendre « comme signifiance, c’est‑à‑dire avec la valeur verbale active du terme ». Ce que découvre ou recherche Saussure, ce serait « une signifiance propre à une discursivité spécifique qui serait la littérarité (poéticité) » (p. 57). Et Gérard Dessons pose — à la suite de Meschonnic et Benveniste — que « c’est la mise au jour de cette signifiance interne à l’œuvre […] qui constitue “le point de vue proprement littéraire” ». À partir de là, il se propose donc de répondre à la question du recueil : Saussure aide à penser la littérature, parce qu’il déplace sa définition de l’idée d’un corpus vers celle d’un fonctionnement. Et il situe du même coup l’étude de la littérature dans l’étude plus générale de « l’inconnu du langage ».

« La tache aveugle de l’écriture », précisément

16Les articles de Francis Gandon (« Saussure poéticien : la tache aveugle de l’écriture », p. 82–95) et de Pierres‑Yves Testenoire (« Littérature orale et sémiologie saussurienne », p. 61‑77), à la suite de Michel Arrivé, concentrent leur relecture de Saussure sur le statut donné à l’écriture dans sa théorie.

17Francis Gandon prend pour objet les recherches de Saussure sur les anagrammes, et notamment la valeur que le linguiste tente de donner à l’anagrammatisme dans les textes latins, pour montrer qu’il y a échec de Saussure du point de vue de la poétique. La raison tiendrait au statut de « l’écriture, à la lettre » qui n’aurait pas de « place » dans « le dispositif imaginé » par le linguiste. Pour le démontrer, Francis Gandon aborde différents moments de la réflexion sur l’anagramme. La question semble être, pour lui, de savoir si l’anagramme est un cas particulier des échos sonores, ou bien s’il en est le principe. Il part du constat qu’il y aurait, chez Saussure une réduction de la métrique à « la comptabilité » (p. 84), par la négligence de critères comme la quantité des voyelles, et que cette métrique serait remplacée par l’allitération. La démarche de Francis Gandon semble être de montrer que l’anagrammatisme est un bricolage qui ne doit rien au phonétisme, mais serait en fait un fantasme de l’écrit, effacé parce que Saussure rejette l’écriture (« Ce que nous contestons est cette sémiotique abyssale de pure phonie, absolument séparée de toute marque », note p. 92). Ce rejet, il va jusqu’à le rattacher, en annexe, à des phrases de Saussure sur sa « graphophobie » : il n’y aurait pas de critère théorique, mais seulement l’application d’un rejet intime, psychologique. Tout au plus pourrait‑on dire que le rejet de l’écriture est plus nuancé, plus complexe que cette lecture ne semble le vouloir. Cependant, parler de lettres n’implique pas nécessairement le point de vue de l’écrit seul, ne serait‑ce que parce que Saussure en parle pour des cas qui ne touchent pas au système (question d’orthographe ou interrogation sur la valeur phonique ou non d’une notation pour les lettres doubles dans les épigraphes). Les critiques de l’écriture ne sont perçues qu’en tant qu’elles sont marquées par une « extrême violence » (p.85). Francis Gandon ne voit que la condamnation, sans chercher à en saisir la cause. Comme s’il n’y avait qu’un rejet de principe. La critique consiste alors à observer si Saussure tient compte de l’écriture. Pensant avoir ainsi discrédité le rejet de l’écriture dans la théorie de Saussure, Francis Gandon conclut : « Pourquoi, ce faisant, s’interdire, avec une pathétique mauvaise foi, d’articuler linguistique et littérature ? » (p. 92). La littérature a remplacé la lettre. Par ailleurs on ne voit plus, à ce moment‑là, qui est visé par Francis Gandon. S’il s’agit de Saussure, alors la question n’est pas de savoir s’il faut articuler ou non, mais comment les articuler. Question que n’a cessé de se poser Saussure.

18En étudiant les travaux de Saussure consacrés aux épopées (védique et grecques) et aux légendes (germaniques), Pierre‑Yves Testenoire veut montrer que l’intérêt de Saussure pour les littératures « orales » s’explique par la disqualification de l’écriture, et que c’est un « phonocentrisme et [une] conception fixiste de l’écriture » qui seraient des « obstacles » au « développement d’une sémiologie littéraire » (p. 75). On retrouve cette idée d’une lecture des textes littéraires selon la sémiologie, sur laquelle Michel Arrivé achevait son article. Cette inattention à la distinction entre langue et discours se révèle dans l’étude de la note de Saussure concernant les personnages de roman. Le premier « point de clivage entre figure légendaire et création littéraire » (p. 64, mais Saussure ne dit pas « littéraire » dans sa note) tiendrait au caractère originel de l’écrit, qui fixe les personnages. Or, il s’agit peut‑être d’une question de fonctionnement : Saussure ne parle pas de texte écrit, il parle du titre d’une œuvre, et il conclut son paragraphe par : « <Important : ce n’est pas comme un mot. Il n’y a pas lieu de comparer> », ce qui entraîne la différence plus loin qu’une simple question d’écriture : c’est le rapport aux textes littéraires qui est en jeu, et il est remarquable qu’ils soient ainsi séparés de l’unité du « mot », emblématique de l’ordre sémiologique. Pierre‑Yves Testenoirene voit pas l’extraction, hors de l’ordre sémiologique, du personnage créé.

19La conséquence de cette réduction est que, pour faire la distinction entre légende et littérature, l’enjeu fonctionnel (une légende n’est pas fixée et ses unités peuvent donc fonctionner comme des signes) est remplacé par un enjeu intentionnel : « l’instance auctoriale, s’incarnant dans la question de l’intentionnalité, domine l’approche saussurienne » (p. 64). Pourtant, quand Saussure reconnaît « l’intention poétique », il précise qu’il se trouve obligé (« je reconnais que ») de la faire intervenir quand la poésie devient « plus personnelle ». C’est bien que l’anagrammatisme n’était pas nécessairement lié au postulat d’une « intention », puisque celle‑ci est acceptée à contre cœur devant des textes qui la supposent déjà, parce qu’ils ont un auteur. Une fois de plus, c’est que Saussure bute sur l’individualité d’un discours, son unicité, et que cela empêche le point de vue sémiologique tel qu’il a défini son unité, le signe. La conclusion qu’en tire Pierre‑Yves Testenoire, que « c’est ce même postulat d’une intention d’auteur inaliénable qui départage Siegfried et Don Quichotte », revient tout de même à plaquer sur l’existence de l’œuvre, et son caractère originel, le principe de l’intention. Ce que ne fait pas Saussure.

20Ainsi, l’oralité dont parle Pierre‑Yves Testenoire reste dans une opposition binaire à l’écrit, et se restreint à des questions de transmission. Pourtant, il reconnaît que la littérature « orale » intéresse Saussure parce qu’elle s’est « poursuivie parallèlement à un usage scriptural » (p. 67), ce qui prouve qu’il y a autre chose qu’une question de technique, et de transmission, même si cette dernière était mise en avant par Saussure dans le cas des textes du Veda. Pourquoi Saussure ne présente‑t‑il pas une « pensée de la littérature » (p. 61) ? Parce que « les textes saussuriens traitant de la littérature n’offrent pas un système théorique univoquement exploitable ». Exploitable : il s’agit de trouver la boîte à outil, perspective renforcée par l’adverbe « univoquement ». Le « système », en ce sens, n’est pas un mot de Saussure : c’est le système philosophique. Cette saisie de Saussure hors de sa propre poétique, de ses termes hors du système de son œuvre, fait que Pierre‑Yves Testenoire peut décréter avec Michel Arrivé que, puisque le mot « littéraire » a chez Saussure souvent la valeur d’« écrit », le linguiste aurait une « conception scripturaire du fait littéraire ». Comme s’il ne pouvait pas y avoir une recherche, chez Saussure. Dans ces conditions, « La recherche d’une conception saussurienne de l’oralité littéraire » (p. 62) risquait fort de tourner court, à cause de l’inattention au travail conceptuel de Saussure, et à cause de la présupposition de ce que sont l’oralité (dire à voix haute) et la littérature. Et précisément Pierre‑Yves Testenoire n’a pu que les opposer.

Vers une pensée du discours

21Les articles de Francis Gandon et de Pierre‑Yves Testenoire faisaient de la littérature un domaine opposé à la théorie de Saussure, qu’il ne parvenait à aborder qu’en lui ôtant ce qu’elle avait d’écrit. Or, l’article de Chloé Laplantine (« À propos du cours de versification française », p. 139‑150) montre que le rapport du linguiste aux textes littéraires est plus complexe, et qu’il a contribué à une théorie du langage comme fait historique. En étudiant les manuscrits de son cours de versification française, elle observe une démarche descriptive bien plus que normative (en quoi il ne peut s’agir d’un « traité », p. 141, comme le prétend David Shepheard). Saussure cherche à saisir le rapport des poètes à la tradition, et ce qui l’intéresse, c’est comment chaque poète se positionne par rapport aux règles qui la composent : le linguiste ne transmet pas une série de règles mais s’appuie historiquement sur des textes pour en faire la critique (ainsi, il met en avant le caractère anachronique de l’interdiction du hiatus, dans le cas des nasales). Il réalise ainsi une historicisation des règles de versification. Celles‑ci « ne sont pas nécessairement pour le profit de la poésie » (p. 147), mais elles font partie pour lui des « conditions de l’écriture du poème. Elles sont nécessaires, elles sont la forme de la poésie » (p. 148). Chloé Laplantine cite une note sur le caractère double de la composition, qui montre même une ouverture sur une sémantique de position (la place des mots dans le vers), liée aussi à l’accentuation : Saussure n’était pas sourd à ces aspects de la signifiance dans les poèmes.

22Les articles de Serge Martin (« Non sa place mais son mouvement. Ferdinand de Saussure – Henri Meschonnic (les années 70) : une anthropologie historique du langage continuée », p. 127‑136), de Jaeryong Cho (« Fondation de la “poétique du traduire” : de F. de Saussure à H. Meschonnic », p. 105‑126) et de Laurent Mourey (« Du discours au poème / Saussure et Mallarmé : points de vue croisés », p. 151‑168) vont eux aussi dans le sens d’une pensée du discours et le font, plus explicitement, par une mise en rapport de Saussure avec la théorie d’Henri Meschonnic.

23C’est précisément l’objet de l’article de Serge Martin que de montrer les premières étapes de ce rapport. Il étudie l’influence de la lecture de Saussure sur l’élaboration des premières thèses de Meschonnic : Saussure est abordé comme permettant « la conceptualisation du poème‑système contre tout ce qui relève du signe‑forme » (p. 128). Ce que Meschonnic appelle le « mouvement » de Saussure est, selon Serge Martin, une façon de le lire « en activité », et donc de poursuivre la théorie à partir de lui, plutôt que de l’utiliser ou l’appliquer en boîte à outil conceptuelle. C’est, nous dit Serge Martin, ce qui découle de la théorie du système telle que Meschonnic la découvre chez Saussure. Si Meschonnic situe d’abord Saussure dans son idéalisme du signe (c’est le Cours, démenti par les anagrammes et les notes), la lecture ne tarde pas à se modifier par le continu : celui des notions, qui forment un système. De ce point de vue, Meschonnic pose une distinction entre un « après Saussure » et un « recul à Saussure — c’est‑à‑dire aux obstacles épistémologiques de Saussure » (p. 132), qui se produit quand on maintient sa théorie dans un dualisme. Lisant Saussure à travers Benveniste et Humboldt (Serge Martin parle d’engrenages), Meschonnic va déplacer l’accent de la « forme » (lecture structuraliste) à la « valeur » dans la « désubstantialisation du fait linguistique » (p. 134).

24Jaeryong Cho se concentre sur la portée de la théorie de Saussure dans la théorie du traduire. Quoique son titre présente les deux auteurs dans l’ordre chronologique, son article semble bien plutôt partir de Meschonnic (Pour la poétique II et Poétique du traduire) pour aller vers la théorie saussurienne, dont le point central est ici la pensée du continu. L’important pour Jaeryong Cho est que, dès Saussure, il y a une contestation du dualisme qu’on retrouve dans les théories de la traduction. Elles oscillent entre deux attitudes de traducteurs : imiter le plus possible le texte qu’on traduit, ou imiter le plus possible la langue dans laquelle on traduit. Il rappelle avec Meschonnic que le dualisme langue de départ et langue d’arrivée « rejoint l’opposition entre signifiant et signifié » et oublie donc qu’un texte n’est pas un agrégat de signes. En effet, « ce qu’on doit traduire n’est que la valeur du signe qui “dépend donc bien de ce qui est en dehors et autour de lui” tout en le renvoyant au système » (p. 108) : l’acte de traduire pour Jaeryong Cho se fait dans une pensée du continu (et il cite Saussure à l’appui : pas de séparation entre forme et fond, qui vont toujours l’une avec l’autre).

25Saussure, avec ces clarifications, propose une théorie du langage qui rend indissociables le sens et la forme, et va être confronté aux diverses théories du traduire. Il y va de l’historicité du traduire : « les façons de dire “le suggérer” pour citer Mallarmé ne sont jamais les mêmes » (p. 109). Partant de là, Jaeryong Cho va critiquer les théories de la traduction actuelles. Il conteste la déverbalisation (concept de l’ESIT) ou la position d’Antoine Berman en leur opposant « ce qui rend spécifique l’original et qui rend ensuite spécifique le texte d’arrivée. » (p. 112‑113). Le radicalement arbitraire de Saussure fait une historicité du traduire. Il n’y a pas de substance dans le langage, seulement des rapports : « Toute manière de traduire peut alors être justifiée autant qu’il est possible de la rejeter si on arrive à retrouver la raison traductive de chaque époque » (p. 117). De la même façon que le langage n’a pas d’origine mais un fonctionnement, « la poétique du traduire refuse le mythe de l’original et de la langue de départ ». Ce n’est pas un original qu’il faut traduire, c’est ce qu’il fait, c’est un fonctionnement, qui est donc toujours en transformation. La traduction ne transpose pas un texte dans une nouvelle langue, elle ré‑organise l’original. Et ceci, nous dit Jaeryong Cho, est possible grâce à la pensée du continu de Saussure. La traduction est un acte de langage, autant que l’écriture.

26Laurent Mourey se propose de mettre en rapport Saussure et Mallarmé dans leur apport à la pensée du langage. Il tient compte du Saussure de Meschonnic, et son approche se fait aussi « contre un certain Saussure » (p. 151). L’attention à Saussure, à ce qu’il dit et fait du « signe linguistique », va contre une « métaphysique du signe ». Il tire du Cours même une pensée du discours et de la valeur : « Ce que peut suggérer le travail de Saussure, c’est que le signe s’arrête là où commence le langage ou le discours, dans la mesure où le mécanisme de la signification ne rend pas compte du fonctionnement d’une langue, ni de son système » (p. 152). Le passage de la langue au discours se fait par la question du fonctionnement de la valeur. Celle‑ci remplace la signification pour penser la façon dont la langue « entre en action » (note sur le discours — ici p. 154) : les signes linguistiques ne permettent pas en eux‑mêmes de faire la valeur, puisque celle‑ci est nécessairement une construction par la mise en rapport de ces signes. C’est le passage de la parole, acte individuel, au discours qui est une systématicité — Laurent Mourey dit « subjectivation » (p. 153). Enfin, il est important de noter dans les remarques de Saussure que le discours est du coup donné comme « imprévisible » (« que la langue ne laisse pas prévoir », p. 154), c’est une série d’inconnus (marqués par « tous ces qu’est‑ce qui », p. 155). Il y a du coup un déplacement des valeurs de « Signification, signifiant, signifié », s’ils ne sont plus sous l’égide du signe‑totalité mais du discours comme construction de valeurs. Et cette activité est mise par Saussure non dans la langue statique, mais dans l’interaction (la communication entre individus).

27Le premier lien à Mallarmé se fait par cet imprévisible du discours : « Toute Pensée émet un Coup de Dés ». L’éternité du « Tombeau d’Edgar Poe » est lue du côté de « l’infini du langage » (par le glissement d’« éternité » à « futur », p. 161). Mallarmé inventerait « un parler de l’écrit qui montre le poème comme autre chose qu’une langue littéraire ». En effet, Mallarmé et Saussure partagent l’opposition à la « langue littéraire » fixiste, « idéologie de la pureté, de la clarté » (p. 162). Ce que Laurent Mourey tire, chez Saussure, comme le faisait Gérard Dessons, du côté d’une redéfinition du littéraire. Et chez Mallarmé : « la mise en relation dans la phrase, dans le phrasé du poème, c’est‑à‑dire dans son phraser, invente une intelligibilité » (p. 164). En voyant le travail du discours, de la syntaxe, dans Mallarmé, le passage sur l’« absente de tous bouquets » devient lisible comme théorisation de la signifiance, du côté de la « voix » et non de la rémunération au sens philosophique du langage. L’approche conjointe de Saussure et Mallarmé permet à l’auteur de faire une place au discours et à la signifiance chez l’un comme chez l’autre, ce en quoi sa lecture évite « une perspective de comparaison qui reviendrait à faire de l’un l’analogue de l’autre » (p. 167). En revanche, par ce croisement, ce que font l’un et l’autre du langage s’éclaire : « Il s’agit de penser des passages qui peuvent mener d’une linguistique à une poétique ». Dans ce sens‑là, parce que seule la poétique se donne le discours pour objet d’étude, et aussi parce que Mallarmé comme Saussure ont été lus du côté du signe, alors que chacun permet et doit permettre une pensée de la signifiance et de la subjectivité.


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28Dans la mesure où ce recueil est représentatif des lectures de Saussure aujourd’hui, il apparaît que la division critique de Meschonnic, citée par Serge Martin, entre un « après » et un « recul à » Saussure est opérante. Deux grandes tentatives ont été menées : relire Saussure en interrogeant ce qu’il fait de l’écriture, et le relire à partir de l’élaboration du discours (système, valeur, fonctionnement). Les lectures qui oublient le discours ne peuvent reconnaître que des contradictions, des manques ou des incohérences dans la confrontation du Cours de linguistique générale et des Cahiers d’anagrammes, études des légendes et autres Écrits. Quand même elles ne cherchent pas que des outils à appliquer, elles ne voient pas d’autre ordre que le sémiologique. Les articles abordant Saussure à partir du discours sont, d’ailleurs, les seuls qui tiennent compte du serré conceptuel de l’œuvre, de son continu et de la valeur interne de ses concepts : eux seuls le lisent selon Saussure. La confrontation des articles pointe donc vers cette conclusion, toujours provisoire : seule la perspective du discours semble aujourd’hui permettre de dire que Saussure nous aide à penser la littérature.