Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Nathalie Kremer

Le Pygmalion moderne de Rousseau

Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion suivi de Guillemain, Arlequin marchand de poupées, édition établie par Pauline Beaucé, Saint‑Gély‑du‑Fesc : Éditions Espaces 34, coll. « Théâtre du Dix-Huitième Siècle », 2012, 60 p., EAN 9782847051001.

1L’édition par les soins de Pauline Beaucé du Pygmalion, scène lyrique de Jean‑Jacques Rousseau (1771), accompagné d’une réécriture parodique par Guillemain, Arlequin marchand de poupées (1779, surnommé le Pygmalion moderne) est plus que bienvenue. La série de festivités, colloques, publications et événements autour du tricentenaire de Rousseau en 2012 et au‑delà, a permis de remettre à l’honneur ce petit chef‑d’œuvre du philosophe, trop méconnu du grand public. Les quelques feuillets de ce court texte, en effet, passent volontiers inaperçus dans l’abondance de sa production.

2La difficulté de ce texte ne tient toutefois pas seulement à son accessibilité — aujourd’hui réparée par l’édition de P. Beaucé. Si l’œuvre se prête aisément à une rapide lecture silencieuse, elle avait néanmoins prioritairement été conçue par Rousseau comme une œuvre musicale. Son Pygmalion est, en effet, un mélodrame : elle se présente sous forme d’une alternance entre les paroles des acteurs et une musique instrumentale qui l’accompagne, et qui a pour but de souligner les mouvements du cœur du personnage. La singularité du mélodrame de Rousseau est qu’il est en outre un monodrame : la pièce entière consiste en un long monologue, rythmé par la musique, que Pygmalion tient dans son atelier devant la statue. P. Beaucé cite fort à propos dans son introduction un extrait capital du Dictionnaire de musique de Rousseau concernant l’alliance des paroles et de la musique, telle qu’il la concevait pour sa Scène lyrique : « L’acteur, agité, transporté d’une passion qui ne lui permet pas de tout dire, s’interrompt, s’arrête, fait des réticences, durant lesquelles l’orchestre parle pour lui, et ces silences ainsi remplis affectent infiniment plus l’auditeur que si l’acteur disait lui-même tout ce que la musique fait entendre1 ». Ainsi, la musique est un actant au même titre que l’unique personnage sur la scène.

3Si P. Beaucé a choisi de donner le texte de Rousseau sans la partition qui l’accompagne — alors qu’elle est donnée intégralement pour le « Pygmalion moderne » de Guillemain à la fin du volume —, c’est sans doute parce que Rousseau n’en a composé qu’une infime partie (l’andante de l’ouverture et du premier morceau de l’interlocution), et qu’il était mécontent de la réalisation musicale d’Horace Coignet, auquel il avait pourtant confié le projet en 1770. On regrette que P. Beaucé n’aborde pas dans son introduction la question de l’attitude ambivalente de Rousseau par rapport à sa Scène lyrique. D’une part, en effet, l’œuvre lui tenait à cœur : il y revint à plusieurs reprises pour parfaire le texte, et lui donna une place de prédilection dans l’ensemble de son œuvre ; d’autre part, il désavoua complètement ce texte, et ce précisément au moment où tout Paris l’applaudit2. Dans ses Dialogues, il affirmera qu’on l’a monté sur scène pour le « ridiculiser3 », et dans une lettre de 1775 il maintient : « Je ne ferai aucune démarche pour ou contre. On m’a enlevé cet ouvrage4. »

4Pourquoi ce désaveu de Rousseau d’un ouvrage à succès ? La question mérite d’être posée, et forme peut‑être une clé de lecture du texte. La présentation de P. Beaucé nous donne de précieux éléments d’information de type historique et musicologique autour des deux textes édités, dans une écriture claire et précise. Il n’en reste pas moins que la lecture de ce texte de Rousseau reste une tâche difficile. Le spécialiste bruxellois Manuel Couvreur me confia un jour qu’à chaque fois qu’il relisait cette œuvre de Rousseau et les multiples tentatives d’analyse qui en ont été faites, il en revenait sans cesse à se dire que ce texte est illisible. En effet, le Pygmalion de Rousseau est l’un de ces textes que l’on ne parvient pas à mettre à nu, sur lesquels il faut revenir sans cesse — comme en témoigne l’insistance de Jean Starobinski à travers ses écrits5 — et qui nous confrontent à la limite de l’analyse textuelle. Quand un texte montre le mystère de la création des arts, sans doute y a‑t‑il impossibilité de la critique à parler de ce mystère.

5Comme le souligne P. Beaucé, Rousseau entendait renouveler profondément l’art dramatique en donnant son Pygmalion. En effet, la transposition sur la scène d’une fable à l’origine narrative, va de pair avec l’effacement de toute marque de narrativité. La Scène lyrique ne consiste pas, à strictement parler, en la représentation d’une action, conduite par un ensemble de personnages, voire par l’intervention d’un dieu qui contribuerait au dénouement. Dans la réécriture de Rousseau, l’invocation à Vénus n’a de valeur que métaphorique pour la puissance du désir éprouvé par Pygmalion, mais en aucun cas l’animation n’est le résultat d’un miracle divin, comme l’argumente clairement Jean Starobinski dans Les Enchanteresses6, selon lequel les dieux sont intériorisés au point de se confondre avec le « moi » de l’artiste amoureux. La Scène lyrique de Jean‑Jacques s’oppose ainsi en tous points à l’opéra de Rameau, son rival et auteur d’un Pygmalion composé sur un livret de Ballot de Sauvot en 1748. Si Rameau usait volontiers du merveilleux mythologique et extraordinaire dans la conduite de l’intrigue, le but de Rousseau était de donner une nouvelle forme à l’art dramatique en le détachant de l’obligation de représenter une action, pour en faire l’expression des seules passions. Il s’agissait donc moins pour Rousseau de transposer la fable narrative ovidienne dans le registre dramatique, que de dépeindre les émois de l’âme de Pygmalion, en mettant directement sous les yeux du spectateurs les invisibles émois de la passion que seule la musique peut, mieux que les mots, gestes et soupirs, exprimer le plus efficacement.

6Pas de personnages donc, pas d’action, à peine un dialogue, et une statue qui s’anime : rêve, vision, délire ? C’est un fragment d’âme qu’on nous donne à voir, par des mots et des sons qui entrent directement dans le cœur du spectateur. Le but de Rousseau n’était pas tant de raconter l’histoire d’une « vraie » statue qui s’anime « vraiment » — et qu’on pourrait dès lors parodier, comme l’a fait Guillemain. Pour Rousseau, peu importait la trame : il prétendait rendre avant tout les émois intérieurs de l’âme, et la façon dont le « moi » agité (se) crée un monde fictif de contentement — et c’est pourquoi la musique était essentielle. En composant son Pygmalion, Rousseau s’était donné la tâche (impossible ?) de donner l’expression imagée, visualisable à travers la musique, des passions intérieures.

7Quelle est alors encore la valeur de la parodie de Guillemain ? La démarche de P. Beaucé, qui a choisi de nous donner le texte de Rousseau accompagné de son inversion parodique par Guillemain, est justifiée par le fait que les deux pièces furent représentées conjointement en 1779 au théâtre de Lécluze, et que ces deux œuvres seraient à l’origine de l’apparition du nouveau genre du mélodrame, comme elle l’explique dans son introduction. Sur le plan historique des formes génériques, cette édition conjointe des deux textes (du Pygmalion au Pygmalion moderne, suivant l’intitulé de la « Présentation » de P. Beaucé) se légitime parfaitement. Toutefois, sur le plan de la pensée esthétique et philosophique de Rousseau, le regroupement de l’œuvre de Rousseau avec son inversion parodique pousserait jusqu’à aujourd’hui l’incompréhension de la conception de l’art et de l’intimité créatrice du philosophe, qui l’avait amené à désavouer cette petite œuvre au moment même de son succès. En effet, dans la mesure où la musique tient un rôle essentiel dans la compréhension du sens de l’œuvre, et qu’elle n’a pas satisfait Rousseau dans sa réalisation par Coignet, on doit considérer le Pygmalion comme une œuvre inachevée : une œuvre dont une forme idéale n’aura existé que dans l’esprit de Rousseau, et que potentiellement seul Gluck aurait pu réaliser, comme le dit le philosophe dans Les Consolations des misères de ma vie : « Il faudrait un grand Faiseur. Je ne connais… que M. Gluck en état d’entreprendre cet ouvrage et je voudrais bien qu’il daignât s’en charger7 ». Le Pygmalion de Rousseau est bien un texte en attente de sa composition musicale idéale, et incomprise dans sa forme (et mise en musique) actuelle. Œuvre inachevée donc : incomplète, ou plutôt inouïe8, à laquelle la parodie de Guillemain répond mal, puisqu’elle se concentre sur la partie narrative de la fable de Pygmalion, précisément ce que Rousseau avait largement dépassé. Ainsi, le véritable « Pygmalion moderne » serait plutôt celui de Rousseau, ce Pygmalion idéal qu’il avait en tête, et la parodie de Guillemain ne serait qu’un « Pygmalion conventionnel ».