Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
Barbara Bohac

Saint-John Perse en mer : un journal (très) intime

Saint-John Perse, Croisière aux Îles Éoliennes, édité et annoté par Claude Thiébaut, Souffle de Perse, Revue de l’Association des Amis de la Fondation Saint-John Perse, n° 16, novembre 2012, 260 p, EAN 9782358972796.

1Vingt-cinq ans après la première publication, hâtive et imparfaite, en 1987 dans les Cahiers Saint-John Perse, du carnet tenu en 1967 par Alexis Léger lors d’une croisière aux Îles Éoliennes, Claude Thiébaut nous en donne, dans Souffle de Perse, une seconde, qui corrige les défauts de la première et rend le texte beaucoup plus accessible.

2Le document, assez exceptionnel, le méritait bien : ce carnet, découvert par hasard sous un meuble dans la propriété de l’écrivain aux Vigneaux après le décès de sa veuve en 1985, est le seul qui n’ait pas été détruit. Journal de bord, journal de voyage, journal intime et journal de poète tout ensemble, il est une source précieuse pour ceux qui s’intéressent à l’homme comme pour ceux qui s’intéressent au créateur.

3La première publication, faite dans la hâte des célébrations du Centenaire en 1987, était critiquable à plus d’un titre : l’absence d’introduction et de notes rendait la lecture du carnet assez difficile et laissait dans l’ombre le contexte de la croisière. La transcription fautive et, dans un cas au moins, lacunaire — telle notation susceptible de froisser l’entourage du poète ayant été occultée — n’était pas à même d’apporter beaucoup plus de lumière sur le texte. La nouvelle publication du carnet par Cl. Thiébaut remédie à ces défauts : elle se distingue par son soin, un paratexte très riche, une plume alerte et — mérite qui n’est pas des moindres — elle refuse de sacrifier la vérité sur l’homme à l’admiration pour le poète et le plaisir de la lecture à la rigueur du travail scientifique.

4Cl. Thiébaut apporte au lecteur ce qui lui manquait pour pouvoir apprécier toute l’importance et toute la saveur de ce carnet. D’abord une transcription enfin fiable, qui prend en compte les corrections suggérées par divers chercheurs et qui propose, en maints endroits, une nouvelle lecture, arguments à l’appui. Ensuite une présentation qui fournit des informations précieuses sur le contexte de la croisière. On apprend ainsi que le bateau, l’Aspara, n’était pas, comme on aurait pu l’imaginer, un beau voilier, frère de ces « voiles » que l’on rencontre souvent dans la poésie de Saint-John Perse, mais un « motor yacht », une ancienne vedette de la marine anglaise, manœuvré par tout un équipage. Cl. Thiébaut nous éclaire en outre sur l’identité des compagnons de croisière des époux Léger : parmi eux Raoul Malard, le propriétaire du bateau, très riche industriel du Nord qui a mené une vie brillante à Paris sous l’Occupation ; sa compagne Jacqueline, ancienne Miss France ; Marthe de Fels, vielle amie du poète, qui aura été selon ses propres mots « la femme de sa vie ». Avec la comtesse de Fels, les Malard et des hôtes occasionnels tels Lord Warwick (alias Michael Brook, acteur hollywoodien) et sa femme, c’est tout un entourage élégant et fortuné qui se trouve évoqué, dont Alexis Léger apprécie la compagnie.

5Dans sa présentation, Cl. Thiébaut aborde tour à tour les différentes dimensions du carnet. Ce dernier tient du journal de bord : il est l’œuvre d’un homme épris du monde maritime, qui s’en est approprié les termes spécialisés et que le radar ou la roue du gouvernail font rêver. Il est aussi le journal de voyage d’un observateur infatigable et curieux, ayant toujours jumelles et Guide Bleu (ou Guide Michelin) à portée de main ; on y trouve des notations très précises attestant un œil attentif aux moindres nuances du monde sensible (notamment aux couleurs et aux matières) et un esprit à l’affût de l’épaisseur historique ou géologique du paysage. Le carnet relève en outre du journal intime : on y découvre un octogénaire (Alexis Léger est né en 1887) avec ses angoisses profondes, ses désirs et ses souvenirs enfouis. Enfin, c’est le journal d’un poète toujours tendu vers le poème futur, soucieux d’emmagasiner des notes qui pourront alimenter son œuvre et ouvert au surgissement du rythme et de l’image poétique.

6Outre cette présentation, le hors-série de Souffle de Perse contient une iconographie peu connue du public (photos des passagers à bord de l’Aspara, photo du bateau), des documents en annexe (carte des Îles Éoliennes, extraits du Guide Bleu, où l’écrivain a puisé des passages entiers, texte des chansons napolitaines qu’il cite) et plusieurs index permettant au lecteur de feuilleter le carnet au gré de ses curiosités (et de celles du poète) ou de l’étudier systématiquement sous tel ou tel aspect.

7Deux qualités en rendent la lecture passionnante. Premièrement, Cl. Thiébaut refuse de tomber dans les clichés de l’hagiographie, écornant au passage, avec élégance et ironie, quelques idées reçues qui ont la vie dure. Alexis Léger n’est pas un « excellent homme de mer », maître du gouvernail, mais un simple amateur de navigation, dont le savoir en la matière n’est pas toujours infaillible ; la croisière n’a d’ailleurs pas été idyllique pour lui, le navire laissant à désirer au point de vue de la beauté et du confort. En outre, le poète n’est pas aussi détaché des contingences de la vie humaine qu’il a parfois voulu le faire croire. Il apprécie le monde riche et élégant et s’intéresse fort peu, par contraste, aux Italiens, pour lesquels il manifeste à l’occasion un certain mépris. Plus profondément, il est travaillé par la hantise d’une mort prochaine, qui sous‑tend mainte description, par les images de l’enfance antillaise, qu’on voit ressurgir de manière subite au détour d’une page, par la permanence d’un désir qui sature le paysage de signes sexuels, voire par un obscur sentiment d’échec dû au rôle que le diplomate a joué dans les accords de Munich (c’est là l’hypothèse que Cl. Thiébaut propose au lecteur à partir d’une note où Alexis Léger se compare à Michel de l’Hospital). Enfin, sa poésie ne naît pas « de rien » mais d’un travail d’observation et de documentation perméable à la rêverie, ainsi que d’une attention au rythme, au pouvoir propre des mots.

8Deuxièmement, Cl. Thiébaut fait valoir la richesse de ce texte, qui va bien au‑delà d’un intérêt anecdotique ou biographique. Il montre que le carnet peut apporter un éclairage sur le travail du poète, sur ses « pratiques d’écriture et de lecture », son usage des sources documentaires, et sa vision du monde comme palimpseste à déchiffrer. Cet éclairage est d’autant plus précieux que les « fragments de poèmes » que contient le carnet entrent « en résonance », note Cl. Thiébaut, « avec l’œuvre poétique, ancienne (dès Éloges) ou plus récente (Amers, Oiseaux) » et sont « à l’évidence le fruit du même imaginaire, articulé sur les mêmes savoirs ». On sait gré à l’éditeur scientifique de ses constants renvois aux œuvres du poète mais aussi de ses notes précises et fouillées éclairant les nombreux termes spécialisés dont l’écrivain est friand ainsi que les allusions à l’histoire, à la mythologie, à la littérature ou à l’actualité.

9Au total se dessine au fil de la lecture un visage du poète plus humain que l’image hiératique qu’il a cherché à donner de lui dans les entretiens, dans la notice biographique qu’il a rédigée pour la collection de la Pléiade ou à travers les photos léguées à la Fondation Saint‑John Perse, dont certaines sont mises en scène. S’en dégage aussi une vision plus complexe du processus de création donnant naissance au poème. Espérons que cette seconde publication apportera un nouveau souffle aux études de ce précieux carnet, qui n’a pas retenu jusque‑là toute l’attention qu’il méritait.