Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
David Galand

Les genres hygrophiles — œuvres modernes, sources antiques

Chantal Labre & Patrice Soler, Dictionnaire de poétique. La Poétique, des Modernes aux Anciens, Paris : Armand Colin, coll. « Dictionnaires », 2012, 200 p., EAN 9782200281410.

1Un usuel à rebours, qui entend mener les lecteurs d’aujourd’hui, et d’abord les professeurs et élèves du secondaire et des classes préparatoires, de la littérature moderne jusqu’à ses origines gréco‑latines, à travers l’aventure de formes et de genres choisis parce qu’« incontestablement [ils] doivent à l’Antiquité leur source, leur vitalité » (p. 11) : voilà une belle entreprise que celle qu’ont tentée Chantal Labre et Patrice Soler, saluée par une préface de Pascal Quignard malicieusement intitulée « Comme Aulu‑Gelle travaillait j’ai écrit ». Il manquait, à côté d’assez nombreux dictionnaires culturels de la Bible, dont celui que Ch. Labre avait précédemment publié aux mêmes éditions1, un dictionnaire qui permette de prendre la mesure de l’empreinte des littératures antiques en évitant toutefois l’écueil d’entrées par auteurs, dont la prolifération risquerait d’être décourageante. La réflexion sur les formes et les genres, que P. Soler a par ailleurs explorée dans un ouvrage méthodique2, offre un classement problématisé à une nouvelle mise en perspective de ce que la littérature française doit à l’Antiquité.

Racines, tiges, feuilles : un parcours vers les textes

2L’ouvrage suit un ordre original, propre à susciter des parcours multiples et à satisfaire des curiosités diverses. Il doit certes sa cohérence à une structure en deux parties, la première étant constituée de « Notices et essais » présentés dans un ordre alphabétique (p. 15‑162), la seconde se proposant comme une « Anthologie » qui met en regard, pour certains des genres précédemment évoqués, des textes antiques et des textes de la littérature française (p. 163‑187). Mais l’ouvrage procède plutôt à un habile déploiement tripartite de sa matière : chaque notice donne, en peu de mots, la ou les définition(s) du genre qui s’enracine(nt) le plus souvent dans un bref historique, pour une consultation rapide et informative ; l’essai qui suit tente de problématiser le genre, et densifie la réflexion poétique qui se ramifie à partir d’exemples développés ; enfin, l’anthologie permet de lire, comme des feuilles détachées du vaste ensemble de la littérature, des textes divers dont le rapprochement est toujours suggestif, rappelant que la réflexion poétique sur les genres ne vise qu’à aller vers les œuvres, vers les textes, dans leur singularité.

3Et c’est cette constante invitation à la lecture qui fait d’abord la valeur de cet ouvrage destiné avant tout à favoriser les (re)découvertes d’un public large au sein d’un ensemble culturel touffu, comme l’indique fortement le texte liminaire des deux auteurs : « La méconnaissance de ces traces [antiques] est myopie qui laisse échapper le filigrane des textes. Connaître cette origine, c’est se doter d’un moyen de les radiographier » (p. 11). Et de préciser que si le projet de lire un texte à la lumière des œuvres grecques ou latines pourrait passer pour « un mode de lecture lettré qui relèverait d’une posture, comique de surcroît — celle du pédant », il s’agit avant tout d’enrichir le plaisir de lire en aménageant « un espace de résonance » au sein duquel il est possible d’entendre enfin la vibration de l’intertextualité propre à chaque œuvre, le feuilleté de « voix venues des textes anciens » (p. 12) qui constitue le fonds de parole du contemporain.

Le choix de la souplesse

4Dans une préface intitulée « Des Modernes aux Anciens : la poétique en héritage ? », les deux auteurs exposent clairement les postulats et les choix qui ont guidé leur travail. De manière brève mais efficace, ils déclarent avoir opté pour une acception large du terme de « poétique », attendu que d’une part « la théorisation est quasiment absente chez les poètes et les dramaturges de l’Antiquité » si ce n’est par le biais de la « réflexivité du texte littéraire », et que d’autre part les frontières entre les diverses définitions et conceptions de la poétique dans la théorie littéraire contemporaine gagnent à rester ouvertes, ainsi que l’ont montré les recherches, trop succinctement évoquées, de Northrop Frye, de Pierre Brunel et de Gérard Genette.

5Est ainsi justifié le choix « de ne pas multiplier les entrées de ce dictionnaire, privilégiant celles qui mettent en lumière notre “pari” sur l’héritage » (p. 13). Il y aurait effectivement eu de quoi se perdre dans la nomenclature variable et jamais exhaustive des genres et des formes littéraires. La succession des entrées donne la mesure de la diversité des genres abordés : « Autobiographie », « Autoportrait », « Bucolique », « Chœur », « Comédie », « Dialogue », etc. En tout, vingt‑trois entrées parmi lesquelles on regrettera pourtant quelques absences, peut‑être, comme celle du poème philosophique et didactique (dans la lignée d’Hésiode et de Lucrèce) ou celle du discours oratoire (qui ne se réduit ni à l’éloge, ni à la satire) par exemple. La composition de ce Dictionnaire pallie néanmoins les éventuels oublis par une insistance de bon aloi sur la libre circulation des œuvres au sein des domaines génériques. Les renvois d’un article à l’autre mettent en évidence, bien entendu, les voisinages et les accointances les plus fréquents ; mais le corps même des essais qui suivent les définitions souligne à l’envi les hybridations génériques. Certains essais font place à de véritables typologies qui distinguent clairement différentes catégories au sein d’un même genre ou d’une même forme : le « Dialogue » se subdivise en dominantes « dialectique », « didactique » et « satirique et critique » et l’essai en examine aussi les relations à la « comédie métatextuelle » et au dialogue autobiographique à la manière de Rousseau. L’entrée consacrée à la « Lettre » différencie la « lettre gazette » de la « lettre parénétique » avant de considérer les « interférences » de l’épistolaire avec l’autobiographie et l’autoportrait.

6Mais les auteurs rendent compte également des lectures plurielles que peuvent susciter certaines œuvres : les Tristes d’Ovide sont évoqués dans les entrées « Autobiographie » (en tant que mise en récit apologétique d’une vie), « Autoportrait » (en tant que mise en œuvre d’une rhétorique de la persona), « Élégie » (en tant que « première apparition d’un sujet existentiel dans la poésie », p. 60) et « Lettre » (en tant que communication épistolaire de premier niveau, dont « le destinateur et le destinataire sont réels », p. 98).

Poétique & problématique de genre

7Nous paraît particulièrement heureuse la manière dont chaque entrée articule la définition et l’essai de réflexion, évitant de s’en tenir à une simple attitude descriptive, ni même à une simple étude diachronique. L’identification des invariants (sémantiques, rhétoriques, formels) qui donnent à un genre son aspect reconnaissable et l’examen des variations historiques et individuelles du genre sont toujours explicites. Mais l’une des qualités majeures de ce Dictionnaire réside surtout, nous semble‑t‑il, dans le fait que ses auteurs rappellent clairement des problématiques théoriques, s’affrontant sans détour à d’épineuses questions, certes déjà connues, mais efficacement reformulées de façon à faire apparaître l’intérêt littéraire de chaque genre. On relèvera par exemple : « À quels besoins répondent donc roman et univers pastoraux, pour avoir une emprise durable sur l’Occident en général ? » (p. 141), ou encore, s’adossant à l’analyse métapsychologique du rire chez Bergson comme à la psychocritique de Mauron : « Y a‑t‑il une catharsis comique ? » (p. 48).

8Une telle démarche a l’avantage, non seulement d’unifier la réflexion poéticienne sur chaque genre par‑delà la « polyphonie des critères3 » définitoires, mais encore d’éviter l’un des écueils qu’on aurait pu redouter dans cet ouvrage : la restriction des exemples modernes aux œuvres des auteurs explicitement ou officiellement empreints de littératures antiques. Or la perspective problématique libère les auteurs d’une telle tentation. Ainsi, on trouve parmi les héritiers de la bucolique virgilienne Valéry ou Giono, mais également, de manière un peu moins attendue, Queneau et Renard. De même, pour le roman pastoral, les auteurs évoquent bien entendu Honoré d’Urfé ou le Chateaubriand d’Atala, certes, mais parviennent à intégrer à leur réflexion Sand ou Colette, dont les visées sont pourtant assez lointaines de Daphnis et Chloé.

9La richesse informative et la dimension suggestive de l’ouvrage apparaissent donc dès la première lecture. Le revers de ce projet de dictionnaire qui donne à lire est peut‑être de manquer ponctuellement de cohérence systématique. L’article et l’essai sur l’élégie, par exemple, laissent un peu le lecteur sur sa faim : malgré la belle hypothèse (démontrée par les exemples de Balzac ou de Modiano) selon laquelle le devenir d’un genre serait « de se vaporiser en quelque sorte, en passant, distillé, à l’état de tonalité diffuse, dans d’autres genres » (p. 60), on remarque le traitement expéditif réservé à la survie de l’élégie poétique en tant que telle dans le champ contemporain. Les Élégies de Jean Grosjean figureraient ainsi un « adieu à l’antique » (p. 62), sans qu’on s’interroge sur le statut de l’intertexte ovidien dans Les Élégies d’Emmanuel Hocquard, alors même que ce dernier, pourtant, est mentionné dans le texte liminaire (p. 11). On aurait aimé, sans reprocher avec inconséquence un défaut d’exhaustivité, que certaines allusions soient cependant légèrement développées afin de ne pas risquer d’être totalement ignorées.


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10En définitive, ce Dictionnaire de poétique des Modernes aux Anciens est un outil didactique efficace et synthétique, bien qu’un index des noms d’auteurs cités eût sans doute aidé à percevoir plus immédiatement les lieux génériques fréquentés par un auteur ou explorés par une œuvre, et à mieux circuler entre les articles de définition et les essais. On ne peut douter qu’il rendra d’utiles services, ni même qu’il aura atteint sa mission, puisque comme tout dictionnaire, il vise d’abord à aider à mieux lire.