Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
Manon Delcour

La question de l’événement dans cinq écritures contemporaines

Sabrina Parent, Poétiques de l’événement. Claude Simon, Jean Rouaud, Eugène Savitzkaya, Jean Follain, Jacques Réda, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2011, 493 p., EAN 9782812402777.

1S’inscrivant parmi les nombreux travaux de littérature qui, depuis 2002, ont pris pour objet la notion d’événement, l’ouvrage de Sabrina Parent — issu d’une thèse soutenue en 2006 — vise à confronter la littérature aux sciences humaines qui ont largement traité, au xxe siècle, cette question. Entendant dépasser l’opposition établie entre récit et poésie, S. Parent utilise le concept d’événement pour observer la manière dont l’écriture transforme l’objet qu’elle tente de cerner et constitue une expérience bouleversante en amont et en aval du texte. Elle projette également de considérer la visée éthique des textes de Claude Simon, Jean Follain, Jacques Réda et, dans une moindre mesure, Jean Rouaud et Eugène Savitzkaya, pour dégager une « poéthique1 » de l’événement.

Une synthèse des théories de l’événement

2Dans la première partie de l’ouvrage, S. Parent entreprend une synthèse des conceptions théoriques relatives à l’événement, à commencer par l’approche aristotélicienne et la lecture ricoeurienne de la Poétique. Elle passe en revue quelques définitions de l’événement, depuis son origine latine jusqu’à son acception moderne. Aujourd’hui, on peut dégager trois manières d’envisager l’événement :

La première consiste à définir l’événement relativement à une causalité et plus particulièrement comme terme d’un processus causal. La deuxième insiste sur la relation au sujet : l’événement est ce qui arrive « à quelqu’un ». La troisième concerne le caractère inattendu, insaisissable de l’événement. […] Il [l’événement] finit par désigner « ce qui arrive » tout simplement. (p. 80)

3Parcourant plusieurs perspectives — historiographie, sociologie, philosophie, étude des discours et rhétorique —, S. Parent s’attarde sur le statut de l’événement dans le champ anglo‑saxon, en particulier la philosophie analytique et ses conséquences en linguistique, dans l’espoir d’utiliser ces typologies pour analyser des textes poétiques qui, malgré leur thématique déterminée par l’événement, résistent à une étude purement narrative. Cependant, cette présentation semble excessivement développée au vu de sa portée opératoire dans les analyses ultérieures du corpus. La tradition philosophique française, grandement influencée en ceci par la phénoménologie, regarde quant à elle l’événement sous l’angle du surgissement. S. Parent s’attarde d’abord sur L’être et l’événement d’Alain Badiou, pour qui l’événement est un élément clandestin qui rend la situation « anormale ». Étant donné que seules les situations « anormales », ou historiques, impliquent un sujet, il convient dès lors, plutôt que de normaliser le clandestin, de le reconnaître, par le biais de la nomination. Ce processus de recherche de la vérité, qui suppose par définition un être de langage, ne peut livrer qu’un savoir local, subjectif, aux antipodes donc des « grands récits » dont Jean‑François Lyotard a souligné la défaite.

4L’herméneutique événementiale de Claude Romano lie encore davantage sujet et événement en distinguant événementiel et événemential. Ce concept traduit l’événement qui, en se manifestant, bouleverse le sujet de telle sorte que ce dernier peut « se comprendre lui‑même à partir de l’événement qui, ainsi, lui survient2 ». Il n’y a donc pas de sujet « déjà là », indépendant de l’événement. L’événement ébranle le monde existant et ouvre un nouvel horizon de sens, qui nécessite un mode de compréhension autre, loin des explications causales. L’événement est conçu comme « faille », « surplus », « excédent » tandis que le sujet, ou plutôt l’advenant, voit également sa place modifiée, il « est ce qui lui arrive ».

5S. Parent relève donc avec justesse le caractère duel de l’événement envisagé par les sciences humaines, qu’il s’agisse de la tension entre discordance de l’événement et concordance de l’intrigue pour Ricoeur ou de l’opposition entre événementiel et événemential dans la pensée de Romano.

L’Acacia & Le Jardin des plantes de Claude Simon : deux « petits récits » réticents à la signification

6Dans la deuxième partie de son étude, intitulée « Événement et récit », S. Parent s’attache d’abord à l’une des écritures françaises majeures du xxe siècle et analyse en premier lieu L’Acacia, tentative de déconstruction de l’événement historique en détails. Selon S. Parent, ce n’est donc pas tant l’événement que le dire de l’événement, en ce qu’il permet au sujet d’émerger sous les traits d’un sujet scripteur, qui intéresse Simon : « l’acacia, dont il est (enfin) fait mention au terme du roman, devient métaphore de l’écriture elle‑même » (p. 154).

7En étudiant l’emploi de la troisième personne et le motif de la mort, S. Parent montre que l’écriture de Simon ressasse cet écart entre le sujet qui énonce et le sujet de l’énoncé — tâchant à la fois de réduire et de conserver cette distance — ainsi que l’inscription de la mort dans l’individu même3. En définitive, le sujet qui a vécu l’événement et celui qui l’écrit ne peuvent se superposer à cause des insuffisances de la mémoire mais surtout de la nature du langage « qui contraint à faire triompher la cohérence alors que le vécu brut n’était que confusion » (p. 178).

8Aucune cohérence forte ne régit le texte simonien, corrigeant à de maintes reprises l’événement répété. Cette discordance qui rend compte de la faillibilité de la condition et de la mémoire humaines rejoint le questionnement du récit traditionnel. S. Parent établit ici un parallèle entre la faillite des « grands récits » explicatifs et l’entreprise de Simon : l’événement trouve sa cohérence non dans une série causale mais dans l’analogie, qui dénote l’importance capitale accordée à l’événement4. Le sujet est tenté de donner du sens mais la distance de l’événement rend en même temps le scripteur étranger à lui‑même, dans un nouveau type de rapport à soi : « il s’agit moins pour Simon d’organiser narrativement les événements entre eux que de les décrire et les commenter, et conséquemment, de les démonter afin de leur imprimer la marque de l’insignifiance » (p. 195).

9Ce refus de donner du sens traduirait un rejet de l’idéologie. Dans L’Acacia, Simon met surtout en évidence un sujet qui se construit au moyen de l’écriture, dans la confrontation, par l’énonciation, à l’événement et aux figures familiales : « L’écriture simonienne est donc éthique en ce sens premier qu’elle est une action, qui a le pouvoir de transformer celui qui la pratique » (p. 180). Par ailleurs, Simon opte, dans Le Jardin des plantes, pour un engagement dans « la matière même des choses » après une prise de conscience des limites de l’humanisme dans le contexte d’après‑guerre. Telle serait l’entreprise éthique de Simon : l’abandon d’une éthique de la conviction au profit d’une recherche d’authenticité et d’une morale de la bienfaisance.

Donner une voix aux ignorés de l’Histoire : Les Champs d’honneur de Jean Rouaud

10Si la critique a souvent établi des parallèles entre le roman de Jean Rouaud intitulé Les Champs d’honneur et L’Acacia, en raison de leur thématique (la guerre) et leur attrait pour la description, S. Parent propose une lecture originale qui distingue ces deux textes. Le premier roman de Rouaud évoque l’histoire d’une famille modeste sur fond de la grande Histoire — la Première Guerre mondiale : un narrateur à la première personne du pluriel entreprend de faire la lumière sur une série de décès familiaux. Le discours de certains personnages, obscur au début, prend finalement tout son sens d’organisateur du récit et un dernier événement funèbre résout les énigmes familiales en même temps qu’il débouche sur un autre roman, Des Hommes illustres. Les nombreuses descriptions, quant à elles, dépendent de la structure narrative : nulle structure paradigmatique comme chez Simon, selon S. Parent. Face au non‑sens premier, le narrateur — dont l’énonciation en « nous » convoque également le lecteur — organise les événements dans une intrigue qui leur confère du sens et les transforme par ce biais en faits. Si Rouaud semble reconstruire le récit déconstruit par Simon, il a cependant retenu les leçons de la génération qui l’a précédé et souligne fréquemment cette construction du récit au moyen d’une mise à distance ironique et humoristique, pour « sans doute, dénoncer, à sa façon, toute entreprise d’écriture qui postulerait un ordre préalable, un sens pré‑établi du monde. En somme, le roman de Rouaud témoigne du fait que la recherche de "vérité" est un processus éminemment "local", c’est‑à‑dire éminemment "subjectif" » (p. 214).

La célébration de l’insignifiant dans l’œuvre d’Eugène Savitzkaya

11S. Parent compare d’emblée l’écriture de Savitzkaya au goût de Claude Simon pour la déconstruction du récit et la prose poétique. Elle étudie ensuite les rapports entre événement et temps dans le texte En vie, qui rend compte, sous la forme d’une suite de fragments, des activités ponctuant la vie quotidienne. Les événements correspondent, pour Savitzkaya, aux gestes ordinaires, auxquels l’écriture confère un statut extraordinaire, dans une tension perpétuelle entre registre du bas (mort, pourriture, déchets) et célébration du quotidien. Le temps opère sur le quotidien un travail négatif qui use les objets de la maison et oblige l’homme à les réparer inlassablement. Ce raccommodage perpétuel peut paraître inutile mais dénote un type particulier de rapport au temps, cycle fait de transformations et de changements. La célébration de l’insignifiant lancerait ainsi un pont entre l’humain et le cosmos, à la manière du mythe étudié par Ricoeur. L’écriture elle‑même est un geste banal et « s’apparente en effet moins à une activité créatrice qu’à une activité de recyclage qui, figurativement parlant, fait du neuf avec toutes sortes de matériaux déjà utilisés, voire usés. En cela aussi, elle est écriture de l’humilité » (p. 234). Ce choix esthétique a des implications éthiques : le texte de Savitzkaya rappelle ainsi les considérations d’Arendt, Badiou et Lyotard au sujet des « petits récits locaux » et, d’après S. Parent, introduit la transcendance au cœur de l’immanence.

12Bien que S. Parent développe très peu la part sombre de l’écriture savitzkayenne, elle précise cependant que le narrateur ne fait pas montre d’une présence béate au monde mais « d’un regard construit, qui demande l’investissement du sujet, comme si le bonheur aussi était œuvre d’artisan » (p. 242). L’idée d’une « éthique de l’humilité » semble pertinente mais une hypothèse qualifiant — indirectement — l’écriture savitzkayenne de « subversive » ou « contestataire » gagnerait à être étayée par d’autres arguments que le seul recours aux considérations de Michael Sheringham.

L’événement dans la poésie de Jean Follain ou la hantise de la guerre

13Dans la dernière partie de son étude, S. Parent analyse l’œuvre de Jean Follain et Jacques Réda et s’interroge sur l’éventuelle filiation entre ces deux poètes qui portent tous deux une attention particulière au détail a priori banal, à l’infime mais aussi aux événements conflictuels.

14S. Parent émet l’hypothèse d’une constitution de l’événement à l’intérieur même du poème, liée à un effacement, au fil des versions du poème, des références explicites à ce même événement. L’analyse du poème « Événement » montre que l’événement n’existe pas en soi mais nécessite toujours une subjectivité pour pouvoir survenir en suscitant une émotion, que le poète tente de pérenniser. Pour ce faire, il emploie l’indicatif présent, qui à la fois exprime la particularité du moment actuel et revêt l’apparence d’une vérité générale, et l’énumération, description élémentaire qui structure le poème par un effet d’entassement et non de causalité :

le poème follainien est un poème‑seuil, à la limite du narratif et du poétique. Le procédé énumératif porte en effet le texte au seuil de la description et conséquemment au seuil de la narration. (p. 258)

15Tous les événements revêtent de l’importance, même s’ils ne prétendent pas au rang de l’action telle qu’elle est théorisée par Arendt, toutes les activités, a priori anodines, constituent autant de manifestations subtiles de la présence humaine au monde.

16La poésie de Follain convoque également différentes époques, dates et personnages historiques, liés pour la plupart par un thème commun : la hantise de la guerre. La guerre revêt un aspect répétitif, presque permanent, rejoignant en ceci, d’après S. Parent, les travaux de Ricoeur qui établissent un lien entre communauté et guerre. Les individus sont le plus souvent perçus comme les victimes, jeunes et anonymes, d’une conflagration inexplicable, souvent rapprochée de la catastrophe naturelle ou de la fatalité. Si le poème « Art de la guerre » ne dénonce pas explicitement la belligérance mais laisse au contraire transparaître une fascination vis‑à‑vis de celle‑ci, « L’été des guerres » met plutôt l’accent sur les cycles naturels, les objets témoignant de la précarité de l’existence humaine. Cependant, rapprochés des hommes, ils lui offrent la possibilité de laisser une trace. Seules restent les traces des activités humaines : travail et œuvre consacrent l’humanité de l’individu.

17S. Parent analyse ensuite un poème publié dans le recueil Comme jamais et un texte en prose de L’Épicerie d’enfance, tous deux intitulés « La Guerre ». Elle s’attache surtout aux marques d’énonciation : « ce qui marque, ce qui reste gravé, c’est autant l’événement que le dire de l’événement » (p. 286). Le premier texte consiste ainsi en une représentation ambivalente de la guerre : la description d’une représentation de la guerre dépasse les circonstances pour toucher à l’atemporel, au prototypique. La guerre ne semble pas localisée mais universelle et répétitive, relevant d’une fatalité qui échappe, par définition, à l’homme. Les interprétations multiples qu’il est possible de donner aux temps de l’énonciation dans le second texte montrent l’importance des souvenirs, unis par l’écriture. Dans ces textes qui privilégient tous deux un accès à l’histoire par le biais de l’image, c’est la combinaison de l’appréhension sensible et de la représentation qui permet de connaître le monde et de susciter un effet poétique. L’histoire est celle d’un récit familial, continuité dans laquelle le récit des proches permet de superposer passé et présent. De même, Histoire et nature se voient associées : d’une part, les sensations éprouvées par le sujet lyrique dans certains lieux font resurgir l’Histoire, d’autre part, le caractère répétitif et permanent de celle‑ci est confortée par ce rapprochement avec les cycles de la nature.

18S. Parent tire enfin les implications éthiques de ses analyses : la poésie de Follain répondrait à un modèle « nomologique » où la répétition des conflits, qui rapproche ceux‑ci d’une fatalité, confirme la ruine des « grands récits » et souligne la violence innée de l’homme mais aussi l’expérience de désolation et de souffrance endurée par le sujet. Cependant, la conception follainienne du langage comme outil à même de restituer le monde — « clamer l’exacte chose » — et de réconcilier les différences et les ambivalences tout en les préservant lui permet aussi d’envisager la poésie comme remède, moyen d’appartenir‑au‑monde et témoignage. Follain, d’après S. Parent, écrit aussi pour contrer la sélection de l’histoire et la fuite du temps.

La poétique rédienne : recourir à la narrativité pour en déjouer les mécanismes

19S. Parent souligne d’emblée le caractère narratif de la poésie de Jacques Réda, marquée par un « balancement […] entre le “rien n’a jamais lieu” et le “tout change toujours” » (p. 395). Dans cette poésie du mouvement, qui instaure un lien entre la marche et le récit, le fil narratif ponctué par la succession des événements et tissé par le thème du déplacement s’organise non en fonction d’une causalité mais de la progression d’un temps « destructeur », « qui fuit ». Bien que le thème de la guerre ne s’avère pas aussi récurrent que dans l’œuvre de Follain, la poésie rédienne met en scène, généralement de manière bienveillante, divers lieux, époques et personnages historiques. Sur ce fond se découpent quelques passages extatiques, que S. Parent associe à des « moments poétiques ».

20Cette œuvre narrative déconstruit les notions aristotéliciennes de début et de fin, de but, de relation de cause à effet, etc. Elle établit de la sorte « un rapport constant et profond de la poétique rédienne au jeu du paradoxe, de l’ambigüité, du double, du manque et de l’excès, du flou, de la faille » (p. 331) et, par le biais d’une oscillation entre absence de sens et surcharge de significations, pointe la complexité, pour l’homme, d’interpréter fidèlement le monde et la littérature. Elle sape aussi les notions de volonté et de décision, nécessaires, pour Ricoeur, au champ de l’agir — champ dont l’une des clefs de compréhension est bien la narration — pour proposer la religiosité comme solution de remplacement.

21S. Parent analyse ensuite deux poèmes, « L’Ourcq » et « La Marne à Chelles », qui s’inscrivent dans une chronologie de déplacement mais appréhendent respectivement l’événement de manière conceptuelle (ou prototypique) et sensorielle. La Première Guerre mondiale, dans « L’Ourcq », constitue certes un moment particulier de l’Histoire mais sa répétition reste toujours possible. Dans « La Marne à Chelles », le vie siècle est appréhendé sous le mode de la trace, davantage conçue comme marque d’un passage que comme empreinte figée. En se promenant, le sujet lyrique confond ses sensations et ses souvenirs avec ceux de la nature : s’il est possible de revivre l’événement sur un mode prototypique, un va‑et‑vient entre le passé et le présent peut aussi s’établir dans cette perception sensorielle, corporelle de la nature. Il y a, comme chez Follain, « résurgence du passé dans le présent » mais de manière plus drôle et plus systématique. Dans le réseau de sentiers qui font s’entrecroiser l’Histoire et les histoires singulières, l’événement historique, contenu dans la mémoire du monde, peut donc surgir à nouveau grâce au poète qui a aussi la charge de les conserver. C’est précisément ce retour de l’événement qui offre les conditions de possibilité de l’événement extatique, hors du temps, grâce à cet investissement du présent par le passé. La sensation et le souvenir de la sensation débouchent sur un processus cognitif. Le lecteur a donc affaire à une tentative double de saisie du réel : la perception de la mémoire à court terme se transforme en prototype dans la mémoire à long terme.

22Le thème de la guerre laisse entrevoir l’innocence cruelle, la fatalité de la catastrophe et une fascination pour le monstrueux. Cependant, capable de sentiments et de sensations, l’homme pourrait tenter de résister au crime et vouloir perpétuer le souvenir, comme dans « Porte d’automne ».

L’écriture, quant à elle, dans une certaine mesure, remédie au mal puisqu’elle est le lieu qui, préservant le souvenir, possède aussi un pouvoir, même infime, de commencement, d’initiation, d’initiative. Elle est le lieu, extrêmement fragile, de tous les possibles — rien n’est jamais joué d’avance — parce qu’elle est aussi un lieu de mémoire. (p. 387‑388)

23Le thème du conflit fait également l’objet d’un traitement humoristique, absurde ou ludique, comme en témoigne le motif du soldat de plomb. Ainsi, un événement fondateur, présenté comme le souvenir d’un accident absurde, est répété sur un mode allusif tout au long de l’œuvre. Cet accident « contient "en germes" certaines des caractéristiques principales de l’œuvre rédienne, telles que l’hésitation constante entre événement et non‑événement, le sceau de la répétition et du double, l’inscription d’une distance, allant parfois jusqu’à l’absurdité, entre l’événement et le dit de l’événement ou encore la problématique diffuse du manque et de l’excès » (p. 398). Si les explications se multiplient au fil de ces apparitions, nulle ne peut faire exactement la lumière sur les événements.

Ceci conduit à reconnaître le hiatus entre « ce qui est arrivé », d’une part et d’autre part, le discours interprétatif sur « ce qui est arrivé », un discours censé conférer du sens à ce qui n’en a pas en soi. (p. 397)

24Dès lors, comme pour Arendt, la fiction apparaît aussi valable que le témoignage.

25Des événements insignifiants et quotidiens peuvent ainsi côtoyer l’Histoire. S. Parent met donc en parallèle l’intérêt de Réda — qu’elle rapproche de l’écriture de Savitzkaya — pour l’événement naturel, qu’il dramatise et personnifie souvent, et son processus de mise en recueil, dans lequel la discordance de l’événement entre en tension avec la concordance du cycle. Réda construit ainsi, à partir d’événements infimes, naturels ou inattendus, un réseau, où le flou et la faille introduite dans l’ordre par l’événement s’avèrent nécessaires, même lorsque cet ordonnancement est guidé par le thème du calendrier et des saisons. Le point fondateur de ce réseau « flou », au « centre décentré » est un moi dédoublé, multiplié.


***

26Dans sa conclusion, Sabrina Parent synthétise les comparaisons établies tout au long de l’ouvrage entre les auteurs étudiés, situe leur écriture vis‑à‑vis d’autres figures ou mouvements contemporains et rappelle combien les auteurs de son corpus lient « dit de l’événement » et « événement du dire », évitant de la sorte de ramener la question de l’événement à un simple thème. Elle établit aussi — parfois rapidement — une typologie des éthiques (éthique de l’humilité, de la bienfaisance, de la compassion, etc.) qui sous‑tendent les œuvres étudiées.

27L’on regrette la progression quelque peu linéaire de l’ouvrage qui peine à formuler un réel travail d’ensemble sur les cinq auteurs étudiés. À cet égard, une disproportion importante apparaît dans les analyses, les textes de Rouaud et de Savitzkaya étant largement moins traités que l’œuvre de Follain, Réda et Simon. L’on s’interroge également sur l’intérêt d’évoquer si longuement la philosophie analytique dans la première partie sans en exploiter les apports dans les analyses ultérieures. Croisant plusieurs objets d’étude des recherches contemporaines en littérature, la question travaillée par S. Parent dans cet ouvrage lui permet toutefois de comparer de manière originale des écritures très différentes. Grâce à une synthèse personnelle des théories modernes de l’événement, elle souligne des ressemblances esthétiques peu évidentes de prime abord et déjoue des rapprochements thématiques trop rapides entre les œuvres de ces cinq auteurs.