Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Printemps 2000 (volume 1, numéro 1)
titre article
Marc Escola

L’œuvre de l’autre

Bruno Clément, Le Lecteur et son modèle. Voltaire-Pascal, Hugo-Shakespeare, Sartre-Flaubert, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1999, 273 p., EAN 9782130496350.

1La littérature s’écrit en lisant. C’est (à peu près) ce que rappelait Gérard Genette dans Palimpseste, en avouant son goût pour la littérature au second degré. Il est un autre type de littérature secondaire, une autre manière d’écrire en lisant, qu’on hésite parfois à considérer comme un genre : le Du Bellay de M. Deguy, le Malherbe de F. Ponge, le Maurice Scève de P. Quignard, pour ne retenir ici que trois titres qui forment déjà série (un architexte donc). Cette relation de « commentaire » figurait, on s’en souvient peut‑être, au programme de la poétique transcendantale esquissée par G. Genette dans le même ouvrage (1982) : la métatextualité, la relation critique dite de « commentaire » qui unit un texte à un autre texte, est au nombre des cinq différents types de transcendance textuelle. « On a, naturellement, beaucoup étudié (méta-métatexte) certains métatextes critiques, et l’histoire de la critique comme genre », notait G. Genette, « mais je ne suis pas sûr que l’on ait considéré avec toute l’attention qu’il mérite le fait même et le statut de la relation métatextuelle. Cela pourrait venir. » La case était donc restée à peu près vide, à la notable exception de la rhétorique du commentaire élaborée par Michel Charles1, mais c’est une des vertus des vrais typologies que de donner, comme le savait Aristote, du grain à moudre. Les deux derniers ouvrages de Bruno Clément, Le Lecteur et son modèle (1999) et L’Invention du commentaire (2000) entreprennent résolument de remplir la case blanche, en proposant une poétique du commentaire, baptisé ici « énarration » (on dira plus loin pourquoi).

Poétique & herméneutique

2Le premier geste du poéticien est de traiter les œuvres comme des exemples — à la différence du commentateur pour qui le texte est à la fois singulier et unique : le livre de Br. Clément s’écrit dans cette tension. Le corpus retenu embrasse courageusement trois siècles, et trois « commentaires » dont la méthode, les finalités, la forme même diffèrent — Pascal par Voltaire, Shakespeare par Hugo, Flaubert par Sartre. Ce choix n’a pas seulement été dicté à Br. Clément par un souci d’exemplarité :

Le dialogue de Voltaire avec Pascal ne se limite pas, loin de là, à la vingt-cinquième des Lettres philosophiques : il s’étend sur plus de cinquante ans, et l’on sait que le dernier texte que Voltaire ait porté à l’impression, quelques semaines avant de mourir, consiste en une centaine de nouvelles Remarques sur les Pensées de Pascal. Le livre que Victor Hugo consacre à William Shakespeare vient près de quarante ans après la Préface de Cromwell, qui lui faisait déjà une place considérable. Quant au sujet du livre de Jean-Paul Sartre sur Gustave Flaubert, on sait que les quelques trois mille pages publiées de L’Idiot de la famille ne l’ont pas épuisé, puisque deux volumes, soit presque un millier de pages, devaient encore les suivre, qui n’ont jamais vu le jour. Qu’est-ce qui est donc en jeu lorsque la lecture s’écrit ainsi sans fin possible, qu’elle est lecture jusqu’à la mort ?

3On pourrait croire la question vouée à une herméneutique elle‑même sans fin. Si Br. Clément s’adonne à une démarche formelle, en prenant pour objet ni le texte commenté ni le commentaire mais « la nature du rapport sur lequel s’édifie le texte secondaire », c’est qu’il est d’emblée conscient que ce « risque » constitue précisément la seule chance d’échapper à la relation qu’il décrit : on ne lira donc pas un commentaire de commentaires, mais une poétique de l’énarration (et, ici même, quelques réflexions sur cette poétique).

4Les commentaires retenus ne sont pas rapportés à d’autres études sur Pascal, Shakespeare ou Flaubert pour évaluer la pertinence des thèses de Voltaire, Hugo et Sartre (on peut les tenir, en effet, pour « aussi éloignées de la vérité », et peut‑être même un peu plus, « que toute entreprise qui, en cette matière, y prétend »), mais rapportés à l’œuvre où ils se manifestent : « la tenue d’un commentaire suppose une situation, relevant en principe d’une méthode qui elle‑même définit et oriente un écart », passible d’une analyse rhétorique ; « observer un commentaire, c’est observer un rapport », isoler une « figure » sur une échelle qui va de l’antithèse (Mallarmé pour Claudel) à l’analogie (Poe pour Baudelaire) et que gouverne la relation intersubjective.

Tendu entre la tentation du ressassement solipsiste et le danger de l’aliénation sans nuances ni retour, chaque essai de commentaire, chaque analyse, chaque exégèse ou glose est le visage d’un dialogue haut et serré, entre soi et l’Autre.

5Le commentaire de l’Autre est aussi commentaire de soi : la poétique doit faire une place à la question de l’identité, et Br. Clément emprunte non à la psychanalyse mais, à la fois, à Emmanuel Levinas et au Paul Ricoeur de Temps et Récit et de Soi‑même comme un autre. « Le commentaire serait cette activité où je risque, par l’identific(a)tion de l’Autre, quelque chose de ma propre identité. »

6Le terme d’énarration (le mot désignait dans l’Antiquité toute activité de commentaire, avant de devenir un simple synonyme de narratio) condense à lui seul la thèse qui sous‑tend les analyses de Br. Clément dans ce livre comme dans le suivant : les bribes de récit qui constellent tout commentaire (même dans le cas où ce n’est pas un récit qui est commenté) signalent sa dépendance par rapport à l’activité narrative — et si, selon P. Ricoeur, tout récit vient relayer une méditation inaboutie sur le temps pour donner forme à une identité, cette connexion du commentaire et du récit signale que tout « commentaire poursuit un récit autrement impossible », une quête autobiographique qui s’affronte à l’altérité. « Ce qu’il y a — ce qu’il peut y avoir — en moi d’autre, qui mieux que l’Autre peut le manifester ? »

7C’est donc aussi à une réflexion sur les frontières des genres que nous invite Br. Clément ; « autobiographie » n’est pas à entendre ici au sens strict :

Si l’identité de l’auteur et du narrateur qui fait le récit de sa vie ne faisait ni doute ni problème, il n’y aurait pas matière à commentaire. Le commentaire n’existe que parce que cette identité est inquiète, que le commerce de l’altérité se présente, après la configuration narrative, comme l’autre chance de l’ipséité. Le rapport d’un texte à un autre ne peut jamais occulter tout à fait la question du rapport de personne à personne. C’est, posée autrement, la très vieille, l’inépuisable question de l’homme et de l’œuvre.

Pascal-Voltaire, ou l’antithèse

8La vingt-cinquième des Lettres philosophiques « Sur les Pensées de M. Pascal » (1734), où Voltaire prend « le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime » a, on l’a souvent dit, un curieux statut : dernière du recueil, cette lettre est aussi la seule à ne pas regarder l’Angleterre ; elle ne figure d’ailleurs pas dans la première édition anglaise ; elle est aussi l’une de celles qui entraîna en France l’interdiction du volume. Voltaire n’a eu de cesse d’augmenter cette série de «remarques» tout au long de sa vie, jusqu’à l’édition commentée de 1778 (où Voltaire annote une édition des Pensées due à Condorcet et parue deux ans auparavant). Entre 1734 et 1778 : une histoire, celle d’« un rapport que le temps et, à intervalles plus ou moins réguliers,  la rédaction de remarques a travaillée, face la plus visible de l’implication subjective supposant nécessairement, à l’origine, une figure plus enfouie, moins saisissable avec laquelle le moi a partie obscurément liée. » C’est cette figure, d’autant mieux enfouie que la critique voltarienne vise d’emblée le moi janséniste (« penser à soi avec abstraction des choses naturelles, c’est ne penser à rien »), que Br. Clément s’attache à mettre au jour, en traquant d’abord dans les notes de Voltaire les « indices d’une volonté d’articuler à sa place les mots de l’Autre ». L’appareil des « remarques » voltairiennes, simples fragments juxtaposés, eux‑mêmes inscrits dans une lettre fictive et polémique, conjugue ainsi la formule des Provinciales et la discontinuité des Pensées. Voltaire prétend en outre ne « remarquer que pour corriger ce qui, dans la logique même de celui qu’il lit, aurait dû l’être — comme s’il était l’auteur, un moment, du texte dont il est l’énarrateur ». Mais pourquoi Blaise Pascal ? De quel récit le commentaire vient‑il prendre le relais ? De quel rapport la relation du commentaire au texte est‑elle la figure ? Br. Clément fait l’hypothèse que la relation métatextuelle est souterrainement informée par l’antithèse qui régissait les relations entre Voltaire, élève des Jésuites, et son frère aîné, Armand, farouche partisan des jansénistes. « La fraternité est le matériau de base travaillé par cette énarration. »

9L’hypothèse ne cherche pas à expliquer l’œuvre par la biographie, elle signifie seulement que « l’invention des concepts, cette invention qui signe la liberté n’est jamais pure d’une histoire : celle des idées, sans doute, celle de la littérature, mais aussi, nécessairement, celle non écrite de ce qui l’a fait lire et a incité le lecteur à y prendre sa place. »

10On ne saurait résumer ici le détail, et les bénéfices, d’une analyse qui, animée par la seule « vraisemblance » de l’hypothèse, reste constamment rhétorique. Elle conduit Br. Clément à proposer des pages décisives sur les procédés citationnels et l’ironie voltairienne (p. 83‑99), en s’interrogeant d’abord sur son absence dans la vingt‑cinquième Lettre philosophique : l’antithèse n’est pas l’antiphrase ; la formulation même au moyen de deux phrases, et du fait de la différence entre ces deux phrases, de la thèse (une « pensée » de Pascal) et de l’antithèse (une « remarque » de Voltaire), « empêche définitivement, si proche qu’en semble la possibilité, l’ironie du discours ».

11Il y a autre chose : quelques remarques attestent que Voltaire peut ne pas percevoir les voix (du peuple, de l’opinion, de la coutume) que Pascal fait ironiquement entendre. Pourquoi contester ainsi à Pascal tout droit à l’ironie en l’acculant au mot propre ? Peut‑être pour mieux s’approprier justement son sens figuré : « c’est lui en fait qui parle comme moi, et qui bien sûr ne le doit pas » ; « si Pascal est celui qui rend possible l’ironie, il est aussi celui envers qui l’ironie est impossible ». On comprend mieux ainsi que la proposopée puisse être la figure consubstantielle d’une telle énarration :

La proposopée, qui ne s’avoue pas toujours et dont la citation, au fond n’est qu’un visage — peut-être un masque — permet, par la fiction de ces mots que profère une bouche imaginaire d’irréaliser l’Autre, qui devient ainsi conditionnel, lui-même imaginaire.

12On ne peut que regretter que Br. Clément n’ait pas cherché alors à sortir du tête-à-tête lui-même exclusif que constitue la vinq‑cinquième Lettre philosophique : d’autres lettres sont ouvertement énarratives, à commencer par la Lettre centrale « Sur M. Locke » (XIII) où s’atteste un semblable jeu de relais énonciatif (« Locke dit », « je suis aussi stupide que Locke », « si j’osais parler après M. Locke », « Locke dirait », « voici ma preuve »), ou encore l’extraordinaire Lettre « sur Descartes et Newton » (XIV), qui met face à face non pas tant deux textes que deux récits de vie (l’énarration ici ne parvenant pas à prendre véritablement la suite de la narration).

Shakespeare-Hugo, ou la métonymie

13« Le vrai titre de cet ouvrage », signale Hugo, « serait À propos de Shakespeare » : il est peu question de Shakespeare dans William Shakespeare qui est d’abord le lieu, on le sait, d’une théorie du génie et du progrès en art. Br. Clément montre que celle‑ci est aussi, et originellement, une pensée de la « métonymie incarnée » et de la filiation, de la paternité donc. « La doctrine élaborée comme une fiction, comme commentaire, dans William Shakespeare  travaille le même matériel (le temps, le soi) que la narration ou l’énarration » ; « le génie est pris pour l’autre, il est dit l’autre, et l’autre, ne serait‑ce que par l’hypothèse de la relation que le texte veut feindre ou dévoiler, suppose le soi ». Théoriser le génie et l’histoire, c’est pour Hugo penser l’impossibilité radicale de l’autobiographie. L’énarration ici ne vient donc pas relayer une narration : elle en tient lieu. En témoignerait par exemple le commentaire de Lear, de la « maternité de la fille sur le père » selon les mots de Hugo : « Shakespeare porte Cordelia dans sa pensée comme la mère porte son enfant, comme Cordelia porte Lear », poursuit Br. Clément. Ou la description par Hugo de la structure de juxtaposition englobante qu’il remarque dans toutes les grandes pièces de Shakespeare (« une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit ») : structure métonymique ou synecdoque, figure de paternité inversée encore. Que le fils ou la fille puisse être « dans » le père, comme le père « dans » le fils ou la fille : c’est ce que ne cessent de dire, « dans » le commentaire, les petits récits. Et tout autant la préface où François‑Victor est intronisé comme traducteur de Shakespeare : « l’énigme qui est dans tout écrivain » (Hugo), c’est au fils qu’il appartient de la résoudre.

Le traducteur est au poète exactement ce que le petit drame de Hamlet est au grand ; le traducteur est par rapport au poète dans la même position que le fils par rapport au père ou comme le poète orphelin de sa fille et qui la fait naître sous sa plume.

14L’énarration est narration de cette histoire‑là.

Flaubert-Sartre,  ou l’allégorie

15Quel sens l’inachèvement de L’Idiot de la famille revêt‑il en regard de la pratique énarrative ? Le dernier tome de l’ouvrage devait constituer, de l’aveu même de Sartre une « étude textuelle ou littéraire » de Mme Bovary, la méthode énarrative longuement élaborée n’aura finalement pas permis d’atteindre cette terre promise. C’est cependant d’une autre « continuation » que part Br. Clément : la fiction projetée par Sartre comme une suite possible des Mots, cette fiction qui ne devait pas en être une, avec un personnage « dont il aurait fallu que le lecteur pût dire : cet homme, c’est Sartre ». Est‑on si loin du roman qu’imagine Roquentin à la fin de la Nausée, renonçant à écrire la biographie de Rollebon ? Plus loin que du «roman vrai» que constituait pour Sartre L’Idiot de la famille ? Toute l’œuvre de Sartre, soutient Br. Clément, « a tourné à partir de 1938 autour d’une formule introuvable », entre fiction et biographie, entre forme romanesque et pratique autobiographique : « l’histoire de quelqu’un qui ne me ressemblerait pas mais à la place de qui je n’aurais pas trop de mal à me glisser. » Questions de méthode : « mise au point d’une méthode légitime pour approcher un homme exemplaire » ; L’Imaginaire : « le matériel susceptible de mettre en équation la liberté du sujet » ; L’Être et le Néant : « esquisse d’une méthode de compréhension d’un homme, et Gustave Flaubert est l’exemple choisi pour la présenter ». La formule énarrative se cherche encore dans Baudelaire et Saint‑Genet : elle finit par s’imposer au terme de l’œuvre sartrienne comme si elle pouvait seule permettre la « connexion inextricable » d’« une philosophie, d’une épistémologie, d’une morale, d’une théorie du génie, d’appel à la responsabilité ». Cette formule : un récit, sous‑titré « Gustave Flaubert de 1821 à 1857 », suivi d’un commentaire.

16Br. Clément ne cherche pourtant pas à réduire l’œuvre sartrienne à cette téléogie : il s’agit pour le poéticien d’ouvrir L’Idiot de la famille aux œuvres énarratives précédemment convoquées pour penser le problème de l’énarration avec Sartre, « pour qui le texte à lire n’est jamais inséparable de la personne qui l’a écrit ». Les autres textes de Sartre ne seront cités que comme des « formes » d’un « souci que l’œuvre a cherché à varier sous des espèces multiples et dont le livre sur Flaubert n’est que le dernier avatar ».

17Ainsi du rapport du « pour‑soi » avec ce qu’il n’est pas et à quoi il aspire à coïncider (ce que L’Être et le Néant appelle « circuit de l’ipséité ») : Genet selon le Saint‑Genet, Poulou dans Les Mots, Roquentin travaillant sur le marquis de Rollebon, font l’expérience de ce détour, qui constitue autrui  en médiateur indispensable entre moi et moi-même. Sartre élabore là, selon Br. Clément, une justification théorique de la pratique énarrative :

L’autre que je commente est le détour que je fais pour m’atteindre, coïncider avec moi. L’énarration elle‑même imaginaire, et revendiquée comme telle, n’est ainsi qu’un cas particulier d’un processus très général, universel, qui fait du détour (par l’autre, par la fiction) une nécessité incontournable. Cet inconnu de soi que cherche le soi est la béance que l’énarration, qui prétend la combler, travaille à maintenir vive et prochaine.

18Flaubert lui donnait pour nom l’indisable — et c’est, selon Br. Clément, le « vrai sujet » de L’Idiot de la famille, l’objet de la quête biographique (le récit seul écrit), l’énarration finale (différée) devant consister dans sa mise en évidence.

19Soit, dans un résumé brutal des 3000 pages que compte L’Idiot de la famille :

c’est parce que Gustave enfant est signifié sans être signifiant que sa liberté passe par l’adoption d’un style qui fait la part belle au signifiant, chargé en plus de la signification ordinaire, d’un indisable qui a donc maille à partir avec la petite enfance. La démonstration énarrative aurait mis en évidence, non pas que le style est le reflet de la vie, que seule la vie peut l’expliquer, mais qu’il est la vie, qu’il ne montre pas un rapport, qu’il est  un rapport.

20Et c’est de ce rapport que la relation de Sartre à Flaubert nous entretient encore : le « lien est si fortement postulé par Sartre », dans l’élaboration de la méthode, « entre la vie et l’œuvre qui l’ordonnant, la dépassant, la fait, que l’énarrateur semble parfois sur le point de faire du texte de l’Autre l’équivalent du regard d’autrui ».

21Le principe ainsi posé autorise Br. Clément à réenvisager la méthode sartrienne comme expression de ce double rapport, en passant successivement en revue les effets rhétoriques de l’empathie, la synthèse « progressive-régressive » forgée contre le marxisme et la psychanalyse, la théorisation des usages de la lecture, la définition de la littérature comme « polyphonie ».

22On doit voir « dans la démarche décrite l’image de la démarche effectuée, dans la reconstitution du projet de Gustave Flaubert la définition, la redéfinition d’un projet qui convienne à l’énarrateur » : « chacune des propositions énoncées vaut également pour celui qui a l’air de découvrir chez l’autre leur pertinence spécifique ». Lecture résolument allégorique donc que celle que propose Br. Clément dans cette troisième étude (au vrai, la tentation était présente dès l’étude sur Pascal et Voltaire), en lisant deux codes dans leur simultanéité : « l’énarration est, par essence, toujours allégorique devant nécessairement tenir à la fois l’un et l’autre, le sujet et l’objet. »

L’indirect libre

23La conclusion du volume revient à la fois sur la lecture allégorique, dont elle justifie le parti‑pris, et sur le « discours indirect libre ».

24Br. Clément montre, à partir d’une analyse d’un vers de La Fontaine, que le discours indirect libre suppose un dédoublement :

Dans le récit, quelqu’un parle, pense, éprouve, agit, quelqu’un d’autre entend ce qu’il dit, voit ce qu’il fait, sait ce qu’il ressent (semble parfois le deviner) ; dans l’écriture, quelqu’un d’autre encore, plus discret, mais non moins sûr de lui, esquisse ou confirme, dans ce rapport filtré, la forme d’un caractère.

25Ce dédoublement se trouve donc poser (indirectement) la question de l’identité, en donnant forme en outre au discours critique :

Le regard qui jauge et évalue peut être aussi bien celui d’un lecteur que celui d’un usager du discours indirect libre.
Lorsque Sartre interroge la vie et l’œuvre de Flaubert, c’est dans cet espace qui sépare l’écrivain de son personnage, c’est cette distance qu’il cherche à interpréter, c’est elle qui devient finalement son objet critique.

26On voit mieux ainsi quel fondement proprement théorique sous‑tend la lecture allégorique telle que l’entend Br. Clément, et qu’on ne peut donc confondre avec une herméneutique qu’au pris d’un contresens radical sur sa démarche : « dans la possibilité du discours indirect libre, le récit comprend un appel au commentaire comme à ce qui l’accomplirait ».

L’existence même du procédé complexe qui consiste à rendre compte d’une intériorité tout en l’appréciant est l’indice de la présence, au cœur du récit, d’une instance critique dont le discours en question est la première manifestation. Que ce discours appartienne au récit, qu’il n’en soit pas séparable, qu’il soit en fait lui‑même récit, c’est peut‑être bien toute l’affaire.

27Lorsque le discours indirect libre fait défaut, l’énarration vient le produire du dehors, d’une façon qui tend, peu ou prou, à la narration.

28Le travail de Br. Clément aura illustré ce brouillage des genres et des frontières entre discours et récit — question centrale dans tout l’ouvrage :

La tension générique — et constitutive — de l’énarration, qui suppose si fort un récit qu’elle peut aller jusqu’à l’écrire pour s’écrire, ne fait peut‑être que reproduire, qu’accomplir celle du récit, lui-même en quête d’un commentaire.


***

29Tout cela, bien sûr, ne va pas sans risques. On a dit plus haut comment Bruno Clément jugulait celui d’une herméneutique au deuxième degré. Restent toutefois des pages proprement vertigineuses : si « chacune des propositions énoncées par le commentateur vaut également pour celui qui a l’air de découvrir chez l’autre leur pertinence spécifique », le lieu depuis lequel s’énonce l’analyse peut‑il être lui‑même sans histoire ? C’est la question de Todorov : « Dans quel lieu doit‑on se situer soi‑même pour être en état de décrire toutes les stratégies interprétatives ? » (Symbolisme et interprétation, 1978). Si toute description d’un texte est déjà, et tout à la fois, une interprétation, comme le montre Br. Clément, quel statut accorder à la description rhétorique d’un commentaire ? Peut‑on croire qu’elle échappe elle‑même à la tentation énarrative ? C’est à cette histoire‑là que Br. Clément nous laisse rêver, comme à l’origine de sa longue enquête sur la pratique du commentaire. Si l’on est attentif aux gestes d’analyse que Br. Clément isole, on ne peut pas ne pas s’interroger par exemple sur l’usage curieux, jamais explicité, qu’il fait des italiques (signes de l’oblique) dans l’étude sur Voltaire. De même pour sa propre pratique des citations — s’indique seulement en creux la possibilité d’une typologie des textes énarratifs selon les modalités de la citation : le livre appelle comme son nécessaire complément un autre travail sur les fonctions de la citation critique. Est‑ce un hasard si P. Ricoeur vient où souvent l’on attendrait Freud ? Si des « figures », étrangement proches, de la relation fraternelle se trouvent également identifiées dans le commentaire de Pascal par Voltaire et celui de Shakespeare par Hugo — mais pourquoi faut‑il que j’y ai été ici, comme dans le livre de P. Bayard, particulièrement sensible ?