Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Florence Dupont

Les dieux ne lisent pas

William Marx, Le Tombeau d'Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2012, 208 p., EAN 9782707322012.

La littérature ramenée à ses frontières historiques

1L’essai de William Marx, un livre fort et élégant, prend place dans le mouvement qui remet la littérature à sa place historique.

2L’histoire du livre et l’anthropologie des pratiques lettrées ont montré que la littérature est une institution sociale qui n’apparaît qu’avec le xixe siècle, en Europe, remplaçant les Belles Lettres dont elles révolutionnent le statut. Parler de littérature avant cette époque et en dehors de cette aire culturelle relève donc de l’anachronisme et de l’ethnocentrisme1. Le terme de littérature, certes présent auparavant, ne désignait que des documents écrits sur un sujet, une collection de livres savants, sens qui s’est aussi maintenu en particulier dans l’allemand das Literatur. Aujourd’hui la littérature ayant quitté majoritairement le savoir est passée du côté de la fiction et englobe la poésie. Pour l’opinion commune la littérature se confond avec le roman.

3Des Belles Lettres à la littérature il y a un gouffre. Les Belles Lettres s’inscrivaient dans des pratiques sociales explicites : les textes avaient des destinataires, ils étaient adressés, et cette adresse créait un lien d’échange entre l’auteur et le/les destinataire(s). C’est ce lien qui était exhibé par la publication du texte, lui‑même n’ayant qu’une fonction secondaire, sa valeur esthétique et son succès mondain illustraient l’échange. Dans les Belles Lettres, les lecteurs n’étaient pas indispensables ; c’est ainsi que Molière presque malgré lui, publie ses pièces tout en disant qu’elles ne sont pas faites pour être lues. La littérature, au contraire, implique une forme de lecture et d’écriture conjointes, d’énoncés écrits par n’importe qui, potentiellement lus par n’importe qui, n’importe où et n’importe quand. La promotion de l’institution littéraire, ainsi définie, coïncide avec l’avènement de l’individualisme libéral. Il n’y a pas de littérature sans lecteurs nombreux, silencieux et solitaires.

4Le libéralisme peut toujours être traduit en termes de démocratie. Comme le fait Jacques Rancière formulant ainsi l’irruption de l’institution littéraire dans notre xixe siècle :

La littérature est ce nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est n’importe qui et le lecteur n’importe qui. C’est en cela que les phrases de ces romanciers pouvaient être comparées à des pierres muettes. Elles étaient muettes au sens où Platon avait opposé les « peintures muettes » de l’écriture à la parole vivante déposée par le maître comme une semence destinée à croître dans l’âme du disciple. La littérature est le règne de l’écriture, de la parole qui circule en dehors de toute relation d’adresse déterminée. Cette parole muette, disait Platon, s’en va rouler à droite et à gauche sans savoir à qui il convient de parler et à qui il ne convient pas de parler. Il en va ainsi pour cette littérature qui ne s’adresse plus à aucune audience spécifique. […] Il suffit de savoir lire l’imprimé, une capacité que les ministres des monarchies censitaires eux‑mêmes jugent nécessaire de répandre dans le peuple. […] La démocratie de l’écriture est le régime de la lettre en liberté que chacun peut reprendre à son compte, soit pour s’approprier la vie des héros ou des héroïnes de roman, soit pour se faire écrivain soi-même, soit encore pour s’introduire dans la discussion sur les affaires communes2.

5Cette réassignation historique de la littérature à une institution récente, avec les bouleversements qu’elle entraîne, est essentiellement activée par des historiens, sociologues ou anthropologues3. Pour eux, l’enjeu est limité et ne vient pas menacer les fondements de leur discipline. Il n’en est pas de même pour les littéraires, en particulier les comparatistes, qui, comme W. Marx, prennent ainsi le risque de limiter leur empire. En effet, rappeler que la littérature ne remonte pas au-delà du xixe siècle prive l’histoire littéraire de continents entiers et d’un passé désormais illégitime. Lire et interpréter comme de la littérature toutes sortes de productions verbales, écrites ou transcrites en dehors de l’institution littéraire apparaît comme un coup de force dont W. Marx dans ce livre montre la vanité et les errances, un détournement d’héritage, avec au cœur de cet héritage : les tragédies grecques.

Ceci n’est pas un livre sur la tragédie grecque

6Tel est le point de départ du Tombeau d’Œdipe dont la matière est la tragédie grecque, et plus précisément Œdipe à Colone de Sophocle. Mais le projet dépasse largement la matière qu’il exploite. W. Marx n’est pas un antiquisant qui voudrait arracher les tragédies grecques à l’herméneutique littéraire pour les réenraciner dans les lieux et pratiques anciennes où elles prenaient sens et vie ; il a été aussi l’auteur d’Adieu à la littérature (2005) et de la Vie du lettré (2009), c’est un croyant dans les arts du langage qui cherche comment retrouver un contact physique avec tous ces textes, épaves de mondes engloutis. Il ne veut pas réanimer la tragédie grecque, mais inventer un lieu pour son tombeau absent.

7Le tombeau du titre est celui d’Œdipe à Colone : accueilli comme hôte par le roi d’Athènes, le héros va mourir et être enseveli à Colone, dans la banlieue d’Athènes, en un lieu qui doit être gardé secret : ce secret est la condition pour que sa présence protège le sol attique. Ce tombeau caché et Œdipe disparu sans laisser de trace servent à l’auteur de métaphore pour désigner la tragédie grecque comme une pratique, un rituel, un bonheur à jamais perdus. C’est par erreur qu’elle a pris place dans la littérature alors qu’elle en est l’exact contraire :

L’idée de littérature est en mutation perpétuelle et la tragédie grecque sert de point de repère admirable pour rendre sensible cette évolution. Rapport au lieu, action sur le corps, évocation du dieu : ces mystères de la tragédie antique définissent comme en creux ce que n’est pas notre art du langage, qui ne connaît ni lieux, ni corps ni dieux. C’en est même la raison d’être : la littérature, au sens moderne du terme, naît en se séparant de tous les liens qui l’attachaient au monde sensible et supra sensible. C’est l’art délocalisé et intellectualisé par excellence. (p.159)

8Malgré son titre, ce n’est pas un livre sur la tragédie grecque, mais sur sa perte. La question de W. Marx, vingtièmiste, est plus grave. Elle pourrait se formuler ainsi : sommes‑nous à jamais orphelins de ce monde ancien où les lettres faisaient chair ? Sommes‑nous condamnés à la littérature ? Sommes-nous dépossédés à jamais des pouvoirs anciens des arts du langage ?

9La réponse sera forcément un peu décevante, mais la démarche de l’auteur très inattendue, ne déçoit pas, une fois posée l’évidence première :

Que s’est-il passé entre la tragédie grecque et nous ? Tout. À l’évidence, langue, religion, culture ne sont plus les mêmes… Mais il y a plus, entre la tragédie et nous est intervenue la littérature. Depuis un peu plus de deux siècles, nous vivions sous un régime de l’art du langage auquel nous avons tendance à notre insu tout ce qui existait précédemment. Nous lisons les textes anciens à travers le filtre insidieux d’un art autonome, à vocation universelle… Or rien de cette littérature n’existait à Athènes au ve siècle avant notre ère. (p. 10 et 165)

La tragédie arrachée à son territoire

10W. Marx va donc montrer tout d’abord que la tragédie a été réduite à de la littérature parce qu’elle a été déterritorialisée. L’exemple d’Œdipe à Colone redouble cette déterritorialisation. Lieu de la célébration rituelle des concours tragiques, le théâtre de Dionysos à Athènes, était aussi en interaction avec le lieu de la fiction particulière de cette pièce, l’Attique et ses sanctuaires. Mais plus largement la tragédie est une performance territorialisée, dans un espace énonciatif spécifique de la culture athénienne : celui qui accueille lors des Grandes Dionysies la statue de Dionysos apportée des confins de la cité jusqu’en son centre urbanisé. Cette territorialisation de la parole, la tragédie athénienne l’a en commun avec toutes les autres énonciations grecques — poésie épique, poésie mélique, discours, dialogues philosophiques… — qui « affichent toujours leurs origines […] ; aux paramètres parfaitement explicites, pris en charge par un locuteur qui occupe le devant de la scène et adressées à un destinataire non moins nettement désigné » (p. 26). W. Marx conclut ainsi — en passant — qu’il n’y a donc pas de littérature grecque, la littérature étant par définition déterritorialisée.

11Pour approcher ce que pouvait être Œdipe à Colone dans son territoire, W. Marx compare la tragédie grecque à un type de performance théâtrale qu’il a connue au Japon : le Nô. Les deux types de textes de théâtre ont en commun une « cohérence exogène » que leur confèrent seuls leurs lieux (p. 43).Cette analogie brillamment développée, par un rapprochement d’Œdipe à Colone avec Semimaru de Zéani, aurait pu mener l’auteur à des théâtres non‑européens.

La littérature ou rien

12À partir de là, en effet, deux voies s’ouvraient à W. Marx.

13La première, ethnopoétique, qu’il n’empruntera pas, consiste à reterritorialiser les tragédies grecques dans le réseau des cultures du monde pour lui rendre sa musique et sa force performative : la tragédie prenait place dans un concours musical destiné à bien faire pleurer, comme d’autres rituels de deuil où la douleur est une fête4. La performance tragique de l’Athènes du ve siècle, dans sa spécificité, s’est certes perdue dans ce naufrage total que l’auteur célèbre avec une ardeur sombre. Et sa musique avec elle si, un peu naïvement, on veut comme W. Marx, retrouver la musique des tragédies dans des partitions qui n’ont jamais existé (p. 60). Mais de multiples analogies que suggère d’ailleurs son attention au Nô, avec d’autres pratiques spectaculaires musicales permettent non pas de recréer archéologiquement une tragédie grecque mais d’en reconstituer en partie le fonctionnement musical en dehors de la littérature et d’un théâtre littéraire.

14L’autre voie est celle de la littérature. W. Marx va donc creuser cette mort de la tragédie et son triste destin littéraire : « Privée du lieu, la tragédie est livrée aux concepts. Il faut bien reconstruite la cohérence qu’elle avait perdue » (p. 48). Déterritorialisés, les textes tragiques sont aussi privés de tout pacte de lecture puisqu’ils n’ont jamais été faits pour être lus ; ils peuvent désormais prendre tous les sens possibles, livrés aux délices de l’ambiguïté de la lecture littéraire, « à l’infini jeu du commentaire ».

15L’échafaudage théorique qui se construit autour de cette forteresse vide, va servir à la faire tenir debout. N’étant plus définie par son territoire, la tragédie est à la recherche d’une définition intrinsèque, d’où cette tautologie : ce qui fait la tragédie, c’est le tragique. Notion tout aussi déracinée que la tragédie, le tragique est un concept à géométrie variable, depuis sa définition philosophique par Schelling en 1793 jusqu’à celle de Nietzsche dont W. Marx montre très bien que son tragique est tout aussi théorique. Unamuno, Steiner et Lucàcs : W. Marx suit les avatars du tragique issu de l’idéalisme allemand. Enfin, en utilisant une définition dramatique du tragique — qui serait un type de « fable » — il est possible de démontrer que Labiche est un grand auteur tragique (p. 63). Et l’auteur conclut de façon provocante, mais parfaitement pertinente, qu’une tragédie grecque devait être plus proche d’un spectacle de revue, enchaînant numéro sur numéro, que d’un drame noué autour d’une idée ou d’un destin « tragique ». Les tragédies grecques n’étaient pas tragiques.

Autoportrait de l’auteur en Aristote.

16Privées d’idées et de lieux que faire des tragédies grecques, ou plutôt de leurs textes ? W. Marx ne renonce pas : « Il n’y a plus que les textes et les effets qu’ils produisent sur nous. Maigre consolation certes. Mais Aristote était à peine mieux loti : un lecteur devant son rouleau — ou son codex — ou son écran, et rien d’autre » (p. 88). On pourrait critiquer ce glissement d’un lecteur à l’autre au nom de l’anthropologie de la lecture, car il s’agit de pratiques différentes et il n’est pas certain que les effets en soient les mêmes. D’ailleurs l’auteur y reviendra par la suite et cette analogie approximative sera rectifiée plus tard.

17Donc, laissons‑nous entraîner par le propos. W. Marx à son tour se jette dans les bras d’Aristote, mais pour de bonnes raisons. Aristote va lui servir de guide dans son exploration de la tragédie littéraire parce qu’« il est le premier à avoir vécu la situation à laquelle nous sommes à présent confrontés » même si chez lui c’était un choix — et non une nécessité — « celui de ne considérer dans la tragédie que le texte […]. Aristote est bien le penseur qui nous permettra de faire le deuil de la tragédie […]. Il nous montre le chemin : il est notre précurseur et notre consolateur » (p. 89).

18Aristote va lui indiquer une voie pour retrouver la dynamis de la tragédie : sa force, son sens et son effet sur un simple lecteur. Selon Aristote, toute la tragédie est présente dans la lecture ; sans besoin d’une performance théâtrale, elle agit sur le corps du lecteur. Et cette dynamis est la catharsis. Mais qu’est-ce que la catharsis ? Et voici W. Marx relevant le défi. Comme ces héros antiques affrontant l’épreuve, dragon ou énigme, où tant d’autres avant lui ont succombé, il veut conquérir/définir la belle Catharsis.

19Après la traversée obligée des textes anciens sur la catharsis et l’analyse tout aussi incontournable des pathémata, terreur et pitié, le texte aboutit à ce qui est au centre de cet essai : le corps du lecteur que la critique moderne a évacué et que l’auteur fait revenir, grâce à une catharsis entièrement physique. Que W. Marx ait raison ou non dans sa redécouverte de la catharsis d’Aristote est sans importance. Il n’a sans doute pas démontré la quadrature du cercle. Mais l’important est qu’Aristote ait, grâce à lui, reconquis une altérité dans la modernité (p. 115). La lecture d’Aristote n’est pas la nôtre, c’est une pratique corporelle. Plus récemment les lecteurs de la Nouvelle Héloïse, rappelle l’auteur, pleuraient à chaudes larmes et certains tombaient malades.

20Cette puissance du langage a été abandonnée quand la littérature a pris le pouvoir, et elle a été récupérée par la psychanalyse. Il ne tiendrait qu’à nous d’accepter ce pouvoir oral de ces mots lus de la tragédie, ce pouvoir cathartique, « don que fait Aristote à la littérature ».

Et Dieu dans tout cela ?

21Où situer dans le texte lu le pouvoir des mots sur le corps ? Qu’est‑ce qui produit les émotions, les pathèmata, puisque ce n’est ni le spectacle, ni le drame — à la différence d’Aristote —, ni les idées qui font la tragédie ?

22Pour retrouver la performativité du texte, l’auteur revient longuement — un peu trop peut‑être — sur la question du rituel et plus largement celle des relations entre tragédie et religion, question débattue dans les siècles précédents. Les Chrétiens voulaient à toute force annexer les poètes tragiques et voir dans les tragédies grecques des spectacles pré‑chrétiens. Plus laïquement les hellénistes débattent encore sur le statut rituel ou non de la tragédie à Athènes. W. Marx renvoie dos‑à‑dos les ritualistes et les anti‑ritualistes, car seul l’intéresse le présent et les rituels contemporains. « La dernière tragédie est celle que l’Église rejoue sans discontinuer depuis deux mille ans lors des solennités de Pâques », écrit‑il. Plongé dans la liturgie, W. Marx a‑t‑il abandonné la littérature ? Pas du tout, car si l’interprétation chrétienne d’Œdipe est intenable intellectuellement, les célébrations religieuses nous donnent à comprendre la force du rituel comme ce que la littérature a perdu :

Comment pourrions‑nous rien comprendre au rapport intime de la tragédie avec la divinité si notre propre littérature, loin de vouloir évoquer les dieux, s’est précisément construite contre eux et cherche même à les remplacer ? L’absolu littéraire nous interdit tout accès au mystère de la tragédie. (p. 158)

23Ici la réflexion de W. Marx pourrait se formuler en termes pragmatiques : l’aporie où mène la tragédie tombée en littérature vient de ce que la lecture littéraire a perdu toute performativité. Les chœurs tragiques charmaient les hommes et les dieux. Les paroles rituelles, chantées ou non, évoquent, séduisent, calment, satisfont le dieux et les hommes. La lecture n’agit pas sur le corps des dieux grecs. Les dieux ne sont pas des lecteurs. La littérature a privé les mots de leur force performative en les rendant silencieux. Adressés à personne, ils dessinent des nuées. On s’amuse à reconnaître dans le ciel, un chien un homme avec une pipe, une maison ; un coup de vent change les formes ou les fait disparaître.

24Mais l’auteur ne dit rien de tel. S’il rencontre la ritualité et les dieux, c’est dans le silence. Il compare la tragédie grecque à un poignard japonais entrevu dans une vitrine du quai Branly, où il ne sert plus mais est admiré pour sa perfection formelle. Au mieux le visiteur sera saisi d’effroi et de respect. Il ajoute que le poignard japonais a au moins le mérite d’exister comme objet concret, alors que le texte tragique n’est que la trace recomposée d’une représentation à jamais oubliée (p. 164). Donc, « admirons Œdipe-roi autant que nous voulons mais enterrons-le sans scrupule et avec lui une certaine idée de la tragédie, vieille d’à peine plus de deux siècles ».

25À quoi cette tragédie doublement expulsée peut-elle encore servir ? « De son lointain la tragédie nous désigne dans notre différence », c’est‑à‑dire dans notre insupportable littérarité, peut‑être passagère, notre façon « d’être programmés pour faire sens et vérité de tout ». Le Tombeau d’Œdipe témoigne qu’il n’en était pas ainsi dans un territoire perdu que nous revendiquons comme nôtre : les tragédies grecques. « Demain peut‑être il en ira autrement » (p. 165). Demain nous entendrons peut‑être les chants tragiques comme les entendent les dieux.