Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
Samuel Minne

Dialogue de l’ombre double : le mystère Jean Ray

Arnaud Huftier, Jean Ray, l’alchimie du mystère, Paris : Les Belles Lettres/Encrage, 2010, 761 p. EAN 9782251742434.

1Auteur de deux ouvrages sur Jean Ray/John Flanders publiés en 1995 et 1998, codirecteur avec André Verbrugghen d’un numéro de la revue Otrante consacré au même auteur bicéphale, Arnaud Huftier est l’un des spécialistes de l’écrivain fantastique belge. Avec Jean Ray, l’alchimie du mystère, il se propose d’étudier l’ensemble de son œuvre à travers « le dialogue entre l’écrivain et ses doubles ». Raymond De Kremer, de son vrai nom, n’a en effet, tout au long d’une riche carrière, cessé de mettre en scène et de dédoubler sa persona d’écrivain :

La particularité de Jean Ray, c’est de mêler intimement tout ce qui relève du vécu [...] et tout ce qui relève de la re-création […], avec à la clé un brouillage complet, placé sous le seul emblème de la fabulation1.

2A. Huftier décide alors volontairement de « parcourir de manière chronologique la mise en place et la réception de la production de Jean Ray/John Flanders, pour en voir les modulations, pour comprendre les différentes formes de dialogue2 ». À la fois recherche biographique et analyse littéraire, combinant les ressources de l’histoire littéraire, de la critique psychanalytique, génétique, de réception, intertextuelle, métatextuelle et de la traductologie, l’approche d’A. Huftier s’emploie à cerner ce mystère.

3La couverture de l’ouvrage illustre la multiplicité de l’œuvre rayenne, en reproduisant la couverture d’une réédition de 1946 de son premier recueil, Les Contes du whisky, ainsi que celles des éditions originales de son chef-d’œuvre, Malpertuis, d’un livre pour adolescents signé John Flanders, Geheimen van het Noorden, et d’un fascicule de Harry Dickson. Carrière littéraire francophone en recherche de légitimité sous la signature de Jean Ray, carrière d’auteur néerlandophone pour la jeunesse sous son autre signature, et bien sûr carrière anonyme — mais ensuite révélée — de la réécriture en français des aventures du « Sherlock Holmes américain », le tout sur un fond bordeaux, qui s’avère dissimuler un gros plan du regard sardonique de l’écrivain : en quelques images, la problématique est résumée, véritable carrousel linguistique, générique, éditorial, onomastique et national, autour d’un écrivain qui s’efface derrière ses écrits. Le choix du parcours chronologique se justifie ainsi dans la mesure où il permet de retracer la naissance et la carrière d’un auteur qui n’a cessé de se recréer, l’évolution d’une œuvre qui navigue entre paroles de revues de théâtre et de chansons, journalisme, critique littéraire, fantastique en voie de reconnaissance, littérature pour adolescents, sur fond d’intrigues dans le milieu des revues littéraires, de défaveur liée à la déchéance sociale, et de reconnaissance tardive.

4L’introduction rappelle fort à propos la légende qui a longtemps eu cours sur un Jean Ray voyageur et contrebandier, légende cultivée par l’écrivain et accréditée par des proches et des journalistes crédules, avant d’être battue en brèche par les révélations de l’ouvrage biographique de Jean‑Baptiste Baronian et Françoise Levie, Jean Ray, l’archange fantastique3. Jean Ray n’est jamais allé en Amérique, ni même en Angleterre. De 1926 à 1929, il est en prison pour fraude, et les années qui suivent, il est contraint judiciairement de rester à Gand. A. Huftier place d’ailleurs tout de suite après l’introduction un « inventaire biographique », qui pour ne faire que quelques pages, rassemble presque tout de ce que l’on sait de sa vie, avec plusieurs détails inédits. Avant de se lancer enfin dans l’étude des récits, il ajoute un « chapitre intercalaire », en écho bien sûr à la fameuse expression « mondes intercalaires », au sujet d’un des éléments essentiels du fantastique rayen. Ce chapitre consacré à la nourriture est loin d’être superflu. C’est une sorte d’introduction totale à l’œuvre de Jean Ray et John Flanders, par le biais de l’un de ses motifs récurrents, qui allie le réel au fantastique et le trivial au sacré. Les nombreuses descriptions de repas plantureux, les énumérations sans fin de mets raffinés ou ruisselant de graisse, permettent d’« affirmer la mainmise de la corporéité dans une société prisonnière de la répétition, et incapable de questionner tout ce qui relève de l’au‑delà4 ». Au moyen de cette analyse, la question du genre et de la métatextualité est déjà abordée, le récit fantastique étant montré lui aussi comme prisonnier de la répétition propre au genre, et Jean Ray s’efforçant de questionner un au-delà littéraire et fictionnel à travers ses récits.

5Le « livre I », intitulé « territoires de l’étranger (1904-1926) », décrit un Jean Ray en formation. Le jeune Raymond De Kremer y est présenté dans la difficile situation du néerlandophone de naissance envoyé dans un lycée francophone dans un but d’ascension sociale. Le tiraillement entre les deux langues est évident, l’une, socialement dévalorisée, pouvant en retour devenir l’objet d’un investissement différent et d’une lutte de reconnaissance culturelle, alors que l’autre servira de moyen de conquérir un meilleur statut social, mais aussi de creuset pour mélanger les deux cultures. Dans son analyse des premières nouvelles publiées de Jean Ray, notamment « Pension Muffle-Flou » (1907), A. Huftier montre bien comment Jean Ray s’insère de manière malaisée mais originale dans une lignée littéraire bilingue. L’influence du naturaliste néerlandophone Cyriel Buysse est ainsi tempérée par l’admiration pour les maîtres français André Theuriet et Anatole France. Parallèlement à une carrière de critique littéraire dans la revue bilingue Gand xxe siècle, Jean Ray écrit dans des revues flamandes où l’usage de cette langue va de pair avec la défense du peuple flamand. Pour A. Huftier, Jean Ray, en s’appropriant la culture française qui considère sa culture flamande première comme étrangère, se place dans une position biaisée, entourée de « mensonges » que l’on retrouvera dans les quelques « vols » littéraires et dans les diverses mystifications qui émaillent sa vie. Jean Ray propose ainsi dans la revue Ciné, sous un pseudonyme, une bibliographie de ses œuvres — dans les faits inexistante —, et y publie le début de sa nouvelle « Le Gardien du cimetière », plagiat d’une nouvelle de Karl Hans Strobl.

6Les innombrables critiques et nouvelles qu’il publie dans Le Journal de Gand vont ensuite servir à Jean Ray comme tremplin vers une célébrité âprement recherchée, au moyen parfois d’une auto‑promotion éhontée. La collaboration à ce journal est l’occasion aussi bien de cultiver des amitiés (principalement avec José Germain) que de s’inscrire dans un horizon d’attentes qui impose de faire allégeance à la vision française dominante, tout en célébrant l’art du fantastique germanique. L’examen des critiques littéraires qu’il rédige est l’occasion d’observer l’exercice d’équilibriste d’un auteur qui veut ménager la chèvre française et le chou flamand. Hanns Heinz Ewers ou Pierre Mac Orlan deviennent ainsi les porte-drapeaux d’une brumeuse esthétique nordique propice au fantastique. Sa nouvelle « L’Observatoire abandonné » révèle la vision qu’a alors Jean Ray d’un système d’échange enrayé. C’est dans L’Ami du Livre qu’il poursuit son travail de critique, reprenant la politique de la revue, centrée sur la culture française, et faisant d’André Gide et Paul Bourget ses bêtes noires. Son rejet du roman psychologique s’y affirme, ouvrant la voie à l’écriture behavioriste des Contes du whisky. A. Huftier en profite pour revenir sur le discours sur les Juifs dans ce premier recueil, qui reflète l’antisémitisme de l’époque chez les personnages populaires de Jean Ray, sans qu’il y ait adhésion de l’auteur à ce discours5. Il étudie aussi les différents genres narratifs passés en revue dans les critiques de Jean Ray, le roman d’aventures de Mac Orlan, Pierre Benoît ou Maurice Renard lui permettant de revenir sur une « inspiration nordique » portée au fantastique.

7La parution des Contes du whisky en 1925, recueil qui reprend des récits parus dans L’Ami du Livre, va asseoir les prétentions de Jean Ray en tant qu’écrivain et contribuer à la construction de sa figure d’auteur. La peinture de la vie provinciale donne l’image d’une société figée, qui renvoie au monde sans histoire dénué de spiritualité que privilégiera Jean Ray dans le reste de son œuvre. La perspective behavioriste est aussi présentée comme étant partie prenante d’une « poétique unificatrice », qu’A. Huftier n’hésite pas à mettre en parallèle avec Alcools d’Apollinaire, recueil placé sous les mêmes auspices éthyliques. La réception critique de ce premier recueil est un moment important, et même emblématique. Paru aux éditions La Renaissance du Livre de Maurice Wilmotte, éditeur bruxellois qui cherche à favoriser les liens entre littérature belge et française, Les Contes du whisky parviennent à atteindre des sphères de réception fort diverses, notamment en France, où Maurice Renard et Marcel Arland rendent compte de cette parution. Jean Ray y est inscrit dans un cadre littéraire français et anglophone. Certains critiques lui reprochent la violence et l’outrance de ses nouvelles. Un article de Gérard Harry lance pour la première fois l’antonomase consacrée : Jean Ray devient « l’Edgar Poe belge ». À travers cette épithète se font jour deux conceptions différentes de l’esthétique poesque, qui opposent Maurice Renard à André de Lorde, reflétant la dualité culturelle de Jean Ray, tout en le renvoyant à son origine nationale belge. De manière originale, A. Huftier propose alors d’imaginer — en forme d’uchronie — la critique du recueil par Franz Hellens, possible figure tutélaire du fantastique belge. Cette réception manque, et peut expliquer l’échec d’un ancrage précoce et durable de Jean Ray, malgré un accueil retentissant. Ce dernier se met déjà à travailler à sa légende, en annonçant des histoires de la Rum-Row prétendument inspirée de son expérience vécue auprès des bootleggers.

8Le « livre II », intitulé « les territoires fantômes (1928-1941) », se penche sur le travail occulté d’une carrière mise entre parenthèses après la condamnation pour détournement de fonds. À sa sortie de prison, Jean Ray prend le pseudonyme de John Flanders pour écrire dans la revue Ons Land. Bien que quasi clandestine et rédigée en néerlandais, cette reprise d’activité présente une continuité avec l’inspiration et l’écriture des Contes du whisky, en tout cas pour la série des « Schaduwen der zee » (Ombres de la mer ). Mais il délaisse rapidement le genre, et A. Huftier montre bien que la rareté du fantastique dans la littérature d’expression néerlandaise décourage Raymond De Kremer de persister dans cette voie et le conduit à se tourner vers le roman d’aventures. Dès 1929, il devient le « Jack London flamand ». Il se met aussi à traduire en néerlandais un roman suédois, se fondant en fait sur une traduction française déjà publiée. Le roman ayant déjà été traduit en néerlandais, il s’agit d’un exercice de style, qui va lui inspirer un cycle de récits scandinaves. Il entame une collaboration avec La Flandre libérale et Le Bien Public, proposant des traductions de textes de Gustave Vigoureux et des nouvelles souvent ambitieuses, signées aussi bien Jean Ray que John Flanders. Il tente alors de reconquérir une place littéraire, tout en faisant publier les mêmes nouvelles dans différents supports.

9Le chapitre « L’ivresse sans fin du bout de la rue » intègre un article précédemment publié6, qu’A. Huftier amplifie considérablement en lui adjoignant une analyse des autres nouvelles de La Croisière des ombres. Étudiant le passage de la métaphore au cliché, puis du cliché à la métaphore, chez un auteur enclin à littéraliser les métaphores, il met en évidence une « démarche autotélique », où l’instauration d’un signifiant vide exprime la peur « du règne de l’identique ». Le recueil La Croisière des ombres contient ainsi des effets d’autoreprésentation, par exemple l’inflation de métaphores et de périphrases dans « Le Dernier Voyageur », qui trahissent l’incapacité de nommer, d’où l’existence d’un innommable qui génère la peur, ou encore le jeu d’artifices dans « Dürer, l’idiot ». L’analyse rhétorique et thématique de « La Ruelle ténébreuse » aboutit ainsi à la conclusion que Jean Ray donne à cette ruelle une dimension exemplaire, permettant d’appréhender un espace mental universel.

10L’approche chronologique permet aussi de restituer l’époque de composition du premier roman de Jean Ray, publié dans Le Bien Public en 1932‑1933, et redécouvert seulement en 1990 : Jack de minuit. Stimulé par l’exemple de Stanislas‑André Steeman, il souhaitait publier un roman aux éditions du Masque. Le résultat, cependant, sacrifie avec excès aux modèles policiers du moment. Jean Ray participe également à la revue Mon copain des éditions Patria, où il cède une fois de plus à son goût pour l’auto‑promotion mâtinée de mystification. Ces découvertes n’éclipsent pas l’apport le plus important de Jean Ray au roman policier : ses réécritures, certes alimentaires, de Harry Dickson. D’abord chargé de traduire depuis le néerlandais ces fascicules allemands, il s’affranchit des récits originaux pour créer les siens propres. L’anonymat des textes et ce double travail de traduction‑invention ne facilite pas l’attribution de la part de Jean Ray dans ces publications. L’abolition des frontières temporelles, génériques et thématiques contribuent à la singularité de ces aventures fantastico‑policières, qui jouent des échos intertextuels : Conan Doyle, Leblanc, Leroux, et Jean Ray lui-même. Comme l’écrit A. Huftier, « Raymond De Kremer cannibalise l’écrivain Jean Ray pour sustenter le corps de l’écrivain... anonyme7. »

11Le « livre III », « Les territoires interdits (1942‑1945) », est consacré à l’époque des récits considérés comme les chefs‑d’œuvre de l’écrivain. Celui-ci parvient, par ces récits ambitieux, à retrouver une certaine faveur critique : Gaston Derycke recense Les Derniers Contes de Canterbury, et Robert Poulet analyse Le Grand Nocturne. A. Huftier retrouve dans la composition des recueils l’exploration de la tension récurrente entre le charnel et le spirituel. Le roman Malpertuis révèle lui aussi cette « perte d’essence du sacré8 ». Le critique y montre que le vol du récit contenu dans l’intrigue met en abyme un autre vol : l’idée de la découverte et de l’humanisation d’une des Gorgones vient en fait d’un roman anglais de Carlton Dawe, Euryale à Londres, traduit et publié dans Je Sais Tout. À partir de cet « emprunt », il est possible de relire les épigraphes comme des originaux dont le roman n’est qu’une réécriture. Par‑delà la littéralité de l’histoire, il faut aussi comprendre l’idéologie présente dans Malpertuis : l’univers petit-bourgeois parachève la dégradation du mythe et du sacré, et « la création par la répétition » mime les impasses de la création littéraire.

12A. Huftier interroge ensuite l’appartenance de La Cité de l’indicible peur au genre romanesque. Fausse réédition, faux roman original composé d’autres récits, faux roman policier ou faux roman fantastique : La Cité de l’indicible peur est un objet paradoxal, qui échappe à de nombreux titres à l’analyse. En définitive, c’est à l’aide de la notion de « faux » qu’A. Huftier mène une analyse nouvelle de cette histoire de fantômes parodique.

13Le « livre IV », « Les territoires hantés (1946-1964) » poursuit l’analyse de la réception de l’œuvre rayenne. On sait que la Deuxième Guerre mondiale, en affectant le milieu littéraire parisien et en isolant la Belgique, a permis de redynamiser le monde littéraire belge, ce dont Jean Ray a profité, surtout grâce aux éditions des Auteurs associés qui publient ses livres, ces derniers recevant une couverture critique appréciable. La fin de la guerre sonne cependant le glas de cet intermède faste. Mais une école belge du fantastique s’est formée, autour notamment de Franz Hellens et Michel de Ghelderode.

14Avec Le Livre des fantômes, Jean Ray s’essaie à un fantastique plus traditionnel. Il y joue cependant du brouillage entre fiction et autobiographie, et avec la réception critique. Il y crée aussi un livre fictif, le Grimoire Stein, à la manière du Necronomicon de Lovecraft — nouvelle présence fantomatique au sein de ces histoires de fantômes9. Là encore, A. Huftier étudie à loisir les rapports entre le plein et le vide, et la problématique de la copie que le recueil instaure.

15Jean Ray a aussi fait œuvre d’anthologiste avec La Gerbe noire, qui lui permet entre autres de s’insérer dans une lignée fantastique issue de différentes traditions. C’est l’occasion pour A. Huftier de faire le point sur l’esthétique de Jean Ray, dans des termes qui rappellent les travaux de Denis Mellier10 :

L’auteur gantois relie les maîtres modernes […] au roman gothique, à une imagerie qui joue de l’extérieur du fantastique, de la terreur physiologique, qui se marque sur le corps, qui s’ancre dans la corporéité11.

16Le recours à l’histoire littéraire et à la sociologie de la réception permet à nouveau de comprendre l’échec de ces derniers livres, de même que la difficulté des récits signés John Flanders à s’inscrire dans le champ néerlandophone du « magisch realisme » mené par Johan Daisne à la fin des années 1940. C’est grâce au support policier français de Mystère‑Magazine, puis aux éditions belges Marabout, qu’il refera surface et profitera à plein de l’intérêt renouvelé pour son approche singulière du fantastique, dans l’indétermination générique avec la science-fiction, notamment au sein de la revue Fiction. Reconnu par Jean Cocteau, Raymond Queneau et Thomas Owen dans les années 1950, Jean Ray évolue cependant dans une certaine indécision critique, en auteur « étranger » de fantastique à la fois « littéraire » dans l’écriture et « populaire » dans la réception.

17C’est à cette époque qu’il écrit un roman en néerlandais, De Vloek der oude huizen (la Malédiction des vieilles demeures), resté inexplicablement inédit — mais traduit par A. Huftier et A. Verbrugghen et publié en 2003. Cette trouvaille s’ajoute à beaucoup d’autres dans les études sur l’auteur belge. L’analyse de ce roman familial à structure policière tourne ici autour du motif de l’enterrement. Le roman en néerlandais Geierstein, qui a connu une étrange carrière éditoriale, se lit en relation étroite avec Malpertuis. Enfin, Saint-Judas-de-la-nuit, roman en français inachevé, particulièrement énigmatique, invite à étudier le Signe, objet de quête dans le discours et générateur de figures oxymoriques.

18L’étude de la réception posthume de Jean Ray occupe enfin le « livre V », à nouveau autour de la comparaison avec Lovecraft, et par la création d’un lieu commun, au moment où l’école belge de l’étrange fait son entrée dans l’histoire littéraire nationale. Une réflexion sur la double appartenance linguistique de l’écrivain, parfois auto-traducteur, précède la conclusion, qui souligne la multiplicité de l’œuvre. D’importantes annexes bibliographiques richement illustrées viennent compléter le volume. L’ensemble des publications de Jean Ray/John Flanders y est consigné, ainsi qu’un inventaire des traductions, des adaptations diverses et des travaux critiques. On y apprend ainsi que Michel Houellebecq et Jean Rollin ont réalisé des courts métrages d’après ses nouvelles, qu’Alberto Breccia a adapté l’une d’elles en bande dessinée, comme on savait déjà qu’Alain Resnais avait publié un album de Repérages pour une adaptation jamais réalisé de Harry Dickson.

19Le choix d’organiser l’ouvrage en suivant la chronologie de publication peut apparaître comme un lourd tribut payé à la biographie de l’auteur. Cependant, Arnaud Huftier révèle d’emblée la part mince que représente la vie dans la biographie de Jean Ray, toute tournée vers ses écrits, au point que les phrases de Todorov consacrées à Henry James pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’auteur belge :

Aucun événement ne marque sa vie ; il la passe à écrire des livres […]. Sa vie, autrement dit, est parfaitement insignifiante (comme toute présence) : son œuvre, absence essentielle, s’impose d’autant plus fortement12.

20L’ordre chronologique apparaît alors comme une solution pour tenter d’appréhender dans sa totalité une œuvre vaste et protéiforme. L’ensemble de l’étude ne ressortit certes pas aux courants les plus novateurs de la sociologie de la littérature, mais sait toujours appliquer de manière rigoureuse le regard historique et sociologique aux conditions d’écriture et aux aléas de la réception. C’est aussi par ses nombreuses études critiques que vaut cet ouvrage ambitieux, qui témoigne d’une grande finesse d’analyse et d’une érudition sans faille dans l’analyse de l’œuvre. Une insistance particulière est portée, de manière constante, à la relation de l’œuvre à l’écriture et au langage, dans une optique formelle et thématique extrêmement stimulante. Enfin, Jean Ray, l’alchimie du mystère s’affirme comme une somme sur l’œuvre de l’écrivain fantastique, non pas en ce qu’elle imposerait des commentaires définitifs, mais en ce qu’elle en renouvelle la lecture, tout en multipliant les pistes de recherches. Par son ampleur et par les voies qu’il ouvre autour des récits de Jean Ray, il risque de rester indépassé pour longtemps.