Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Mai 2010 (volume 11, numéro 5)
Éléonore Hamaide

Du livre aux planches : la littérature de jeunesse mise en scène

Nicolas Faure, Le théâtre jeune public. Un nouveau répertoire, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le spectaculaire », 2009, 370 p., EAN 9782753508576.

1Trois millions : tel est le nombre impressionnant de spectateurs enfants qui assistent chaque saison à une représentation théâtrale. Pourtant ce que l’on appelle, depuis les années 1980, le « théâtre jeune public », en lieu et place de « théâtre pour enfants », n’est pas encore considéré par le grand public comme un théâtre à part entière, de qualité. Nicolas Faure est parti de ce constat dans sa thèse de doctorat en arts du spectacle, dont il donne ici une version remaniée et enrichie. Il propose notamment une longue introduction très complète dans laquelle il s’appuie sur les recherches historiques ou sociologiques sur la place de l’enfant dans la société et la famille. Il rappelle d’abord que le théâtre joué par des adultes à destination des enfants date du XXe siècle. Auparavant, l’enfant n’en est pas moins spectateur aux côtés de ses parents ou spectateur d’un théâtre pédagogique joué par ses pairs. En effet, les jésuites ont développé, dès le XVIe siècle, le théâtre scolaire avec un vaste répertoire de pièces morales, souvent en latin. L’évolution de la société laisse une place à des activités mêlant le divertissement à l’éducation, mais il faut attendre le XXe siècle pour que l’œuvre artistique soit explicitement destinée à l’enfant.

2De même que l’école d’illustration russe a largement favorisé l’avènement d’albums novateurs chez le Père Castor, l’influence de Stanislavki se fait sentir en France chez Léon Chancerel, le collaborateur de Jacques Copeau au théâtre du Vieux Colombier, dans les années 1920. Il crée le théâtre de l’Oncle Sébastien dans les années 1930, l’une des premières troupes artistiques pour la jeunesse, composée de comédiens adultes, revendiquant un répertoire de qualité, mis en scène avec rigueur. Ses sept spectacles sont un succès tant public que critique. Ce dernier est à l’origine de nombreuses associations de théâtre pour l’enfance et la jeunesse, lesquelles se développent également grâce aux mouvements d’éducation populaire. N. Faure évoque à ce propos la figure de Miguel Demuynck, à qui Jean Vilar demande d’organiser, dès 1968, des journées de théâtre pour enfants. Dès les années soixante, de nombreuses troupes, souvent très militantes, se spécialisent dans le théâtre à destination des enfants. Leur travail aboutit à la création de six centres dramatiques nationaux jeunes public, les CDNEJ à l’aube des années 1980. Peut-être N. Faure passe-t-il un peu rapidement sur l’impact de ces centres implantés à Caen, Lille, Montreuil, Sartrouville et Nancy. En effet, la décentralisation redistribue les espaces de création et d’innovation pour le jeune public. Les collectivités locales et régionales deviennent davantage les moteurs financiers, comme à Reims, Marseille ou Saint-Nazaire, d’une politique active d’aide à la création artistique jeune public. Équilibre toujours fragile à trouver entre la recherche artistique et une économie, précaire qui repose sur le faible coût des places et la maigreur des subventions face à des charges identiques à celles du théâtre pour adultes. Au-delà de la multiplication des festivals nationaux et internationaux, l’augmentation du nombre de troupes jeune public et des jeunes spectateurs a néanmoins abouti à un début de reconnaissance : la création du Molière du spectacle jeune public en 2005.

3La structure du livre de N. Faure tente d’être la plus transparente possible avec trois parties qui semblent, à première vue, laisser de côté certains des « acteurs » du théâtre « jeune public », qui, évoqués dans l’introduction, comme les éditeurs ou les auteurs, auraient peut-être mérité d’être davantage étudiés. Il n’en demeure pas moins que les questions de la langue, du personnage et de la position du spectateur étaient absolument essentielles à aborder.

4Dans une partie intitulée « des mots simples pour un monde complexe », N. Faure essaie de répertorier et de catégoriser les différentes formes présentes dans son corpus, en s’arrêtant d’abord sur celles qui lui semblent les plus proches du théâtre « pour enfants », tel que la tradition l’a construit, en lien avec la pédagogie. Il affirme de manière convaincante que « l’horizon d’attente [du théâtre jeune public] se construira donc non pas à partir de caractéristiques formelles reconnues et associées à cette catégorie, mais à partir de l’image que l’on se fait de l’enfant spectateur. » Il rappelle, à juste titre, que le merveilleux est considéré comme un des registres les plus propices à toucher l’enfant. Nombreux sont les textes qui oscillent alors « entre la volonté de délivrer un message univoque à dimension politique ou sociale et la volonté de s’émanciper de la relation entre enseignant et enseigné. » En s’appuyant sur des exemples précis, l’auteur souligne que, si certains textes limitent alors la possibilité d’interpréter le texte par un encadrement du sens, qui tend à l’écriture d’une parabole, plusieurs auteurs cherchent néanmoins à déjouer, par leur écriture, les attendus de la fable et à apporter de la complexité à la peinture des personnages principaux, afin de laisser un part interprétative, si minime soit-elle, au spectateur, notamment dans la dénonciation de problèmes de société. Au-delà du merveilleux, quelques rares textes offrent une ouverture vers l’étrange ou le fantastique, non pour contester le réalisme mais pour renforcer l’exemplarité de la fable, déjà à l’œuvre avec le merveilleux, et donc sans réussir à s’abstraire du didactisme. La bonne connaissance du théâtre jeune public et la volonté d’exhaustivité de N. Faure sont soulignées par sa volonté de classifier le maximum de pièces, quitte à créer des catégories pour trois textes seulement, comme il le fait à propos des « allusions au réel qui rompent la fiction ». Reprenant la théorie de Susan Suleiman sur le roman à thèse, il suggère néanmoins que ces textes manquent de hauteur de vue lorsqu’ils n’impliquent pas leur spectateur dans la construction d’un sens, déjà préexistant.

5N. Faure s’arrête ensuite sur une des caractéristiques du théâtre jeune public : la propension à faire rire ou du moins sourire, en recourant au comique de mots, de situation ou d’actions. Au-delà du simple constat, l’auteur tente de montrer le jeu d’équilibrisme auquel doivent se livrer les dramaturges quand ils font œuvre de pédagogie, sans pour autant renoncer à l’esthétique. L’humour se fait procédé clairement affiché dans le paratexte comme dans le texte de Jasmine Dubé, Des livres et Zoé dont le titre, comme la préface, promeuvent la lecture. L’ironie n’est que peu présente dans les textes et de manière trop ponctuelle pour inviter le spectateur à s’interroger sur la nature du théâtre et ses procédés. Peut-être est-ce aussi dû à la complexité de l’emploi de l’ironie, qui réclame une maturité du langage que n’ont pas toujours ou pas encore suffisamment développé les jeunes enfants, un point que N. Faure aurait pu davantage exploiter. La satire apparaît également ponctuellement, sans forcément convaincre tant elle est excessive voire caricaturale.

6Un des grands mérites de l’auteur du Théâtre jeune public est d’avoir ouvert son corpus aux textes francophones et notamment aux textes du Québec, de Suzanne Lebeau à Louis-Dominique Lavigne. Son propos sur l’engagement leur fait la part belle, quand le théâtre d’animation (dont on aurait aimé avoir une définition plus précise que son seul lien avec la pédagogie et la part d’improvisation évoquée) et le réalisme exemplaire (qui « met en scène des personnages aux prises avec un problème de société qui constitue l’enjeu majeur de l’intrigue », ici le sida ou la maltraitance) se mettent au service d’une idéologie, parfois politique ou encore sociale, clairement revendiquée, sans que la place du spectateur soit pour autant oubliée. « La volonté éducative peut laisser une part de libre interprétation à l’enfant ». Au-delà de l’engagement, certains textes visent à la dénonciation, notamment par le montage de tableaux, en apparence autonomes ou de formes très différentes, comme le conte et les sitcoms dans Neige écarlate de Bruno Castan. N. Faure tire la conclusion que ces diverses tentatives sont significatives de l’évolution du théâtre jeune public : l’adulte détenteur du savoir n’écrit plus pour l’enfant ignorant, mais une volonté d’échange et d’égalité entre les deux protagonistes se manifeste très nettement dans les textes.

7Le second chapitre de cette première partie paraît être un peu fourre-tout, du moins dans ses divers intitulés, qui ne permettent pas de faire ressortir une forte cohérence. Néanmoins, des points essentiels sont abordés dans cette partie, à commencer par le traitement de la temporalité, quand les dramaturges tentent d’échapper à la linéarité : N. Faure observe que la déconstruction de la chronologie ne peut s’accompagner que d’une grande cohérence dans la construction, sous peine de perdre ses spectateurs. Le lien entre passé et présent est privilégié dans les jeux d’écho ou dans les répétitions, avec une grande réussite dans les textes de Philippe Dorin par exemple. Au-delà du temps, le lieu est également exploré afin de créer un univers personnel, qui privilégie néanmoins le lieu clos, à la mesure des enfants, entre enfermement et protection, tenant à la fois du « cocon » et de « l’étau », plutôt que le grand espace ouvert sur l’infini. L’interrogation à l’œuvre dans ces pièces touche à l’identité, ce que l’auteur de l’essai décrit comme « une nouvelle illustration du rapport égalitaire entre l’adulte et l’enfant : non plus montrer le monde mais partager son intimité. » La place d’espaces fictifs n’en demeure pas moins importante : l’étroit lien entre la matière littéraire, les recours aux jeux de lumière comblant le vide du plateau et l’appel à l’implication de l’imaginaire du spectateur génère des espaces autonomes et cohérents, porteurs de jeu.

8Une lourde tâche revient donc au spectateur, celle d’habiter ces lieux, de les faire exister, soutenus par les nombreuses références culturelles, parfois étrangères au monde de l’enfance mais piquant la curiosité de ce jeune spectateur, habitué à ne pas tout comprendre au monde des adultes dans lequel il évolue quotidiennement. Cette part de mystère sollicite l’imaginaire, y compris dans des directions douloureuses, comme l’évocation de la guerre et de la Shoah dans les textes de Liliane Atlan (Je m’appelle Non) ou Reine Barteve (Le Désir du figuier). Faisant confiance à leur spectateur, les dramaturges peignent la complexité d’un monde, dont l’enfant sent qu’un jour ou l’autre, il percevra les nuances. Les pièces cherchent à lui donner accès au monde dans sa réalité, en jouant sur des niveaux de compétences divers, y compris sur l’humour, à l’image des jeux de mots de Fabrice Melquiot, notamment dans le nom de ses personnages.

9Enfin, après avoir abordé le conte dans plusieurs parties, N. Faure y consacre un chapitre entier, car un texte sur six de son corpus y fait plus ou moins référence. Certains choisissent de rester au plus près du texte-source, en investissant les personnages secondaires pour faire entendre, de manière limitée, leur propre voix. Au-delà de la connivence avec le spectateur, un certain nombre d’auteurs investissent le pastiche en se servant des topoï du conte, en mêlant les registres ou en modernisant certaines situations pour asseoir leur originalité. Des dramaturges comme René Pillot, largement représenté dans le corpus, conservent la trame du conte plutôt que sa forme. Ils parviennent alors à donner du sens au monde moderne par l’intermédiaire de l’intemporalité du conte et surtout en offrant aux personnages une psychologie et donc une dimension dramatique. Bruno Castan, Richard Demarcy ou Olivier Py font de leurs textes autant de palimpsestes. Leur travail sur la langue, leur lecture du conte, en laissent deviner la trame pour construire un univers propre aux auteurs. Ils offrent leur lecture du conte, parfois dans un contexte réaliste. Ce n’est pas solution de facilité mais moyen d’interroger l’enfant à partir d’un univers qu’il connaît bien, celui des contes. L’auteur de cette étude consacre enfin un temps au travail, à ses yeux très singulier, d’Eugène Durif qui adapte aussi bien Shakespeare que Jarry en mêlant les références aux auteurs, les formes littéraires. Misant sur l’intelligence des enfants, il synthétise sa lecture des pièces, en l’axant sur un ou deux « thèmes », notamment la relation parents-enfants. « Comme dans l’adaptation de contes qui s’assume en tant qu’écriture personnelle, la réécriture de textes classiques peut donc constituer un défi plutôt qu’une facilité. »

10La deuxième partie est consacrée au personnage, que Suzanne Lebeau définissait en 1985 comme « la variable du texte la plus difficile à remettre en question ». La très large présence de personnages d’enfants et d’adolescents s’impose comme l’une des majeures spécificités de ce théâtre jeune public. Il est pourtant bon de noter qu’à travers cette figure, les dramaturges ont tenté de renouveler le traitement du personnage, au-delà de la simple peinture de personnages réalistes. Dans quelques textes du corpus, le comportement de l’enfant ne conteste pas la supériorité de l’adulte. Mais plusieurs dramaturges font le choix d’explorer l’identité en construction d’adolescents ou d’enfants tourmentés. Christophe Honoré joue la carte de la provocation en refusant l’identification, en accentuant, dans Les Débutantes, la contradiction interne, le questionnement parallèle des personnages et de l’auteur. Agressifs, ces enfants aspirent à la paix et à l’amour, sans échapper à la violence qu’ils reproduisent malgré eux, parce qu’ils ont dû, en premier lieu, la subir. Les auteurs glissent quelques indices sur les causes de cette souffrance intérieure, mais ils font confiance à leurs spectateurs pour faire jaillir le sens du texte au cœur d’eux-mêmes, en fonction de leurs trajectoires.

11Le spectateur croise également des adultes qui ressemblent à des enfants. En produisant un effet comique, l’auteur s’assure ainsi la connivence de l’enfant spectateur, en position de supériorité. Quand cette immaturité touche les personnages principaux, les dramaturges s’en servent pour aborder de façon accessible des problèmes complexes ou encore montrer le partage d’une même vision du monde. N. Faure considère que ce sont les mêmes enjeux à l’œuvre dans l’exploitation des personnages d’animaux, qu’il avait déjà abordés à propos du merveilleux dans un chapitre antérieur.

12La grande nouveauté de ces textes tient dans leur capacité à renouveler l’image des relations entre enfants et adultes. N. Faure liste avec précision les diverses situations où l’adulte quitte son piédestal et où les dramaturges mettent au jour ses faiblesses, ses doutes, qui font de lui un égal plutôt qu’un mentor. Il s’agit alors de rencontrer l’Autre, qu’il ait figure d’adulte ou d’enfant, sans pourtant que la réussite de la relation soit certaine. Souvent cantonné par le passé dans un rôle de médiateur, l’adulte est aujourd’hui empreint de doutes, tout comme le dramaturge qui investit un champ jusqu’alors inexploré ou sous-représenté, celui de l’opposant. Le conte a largement eu recours aux personnages d’adultes inquiétants mais l’aboutissement de la quête les éloignait des héros, ce qui n’est plus forcément le cas dans les textes récents. L’absence d’adulte oblige également les enfants à se confronter directement à un monde cruel dans certains textes de Jean-Rock Gaudreault, Nathalie Papin ou Catherine Anne. La sollicitude de certaines « grandes personnes » n’efface pas pour autant la violence, réelle ou métaphorique, d’autres interlocuteurs de l’enfant, dans des contextes de guerre ou de maltraitance. En offrant ces portraits parfois très sombres, les dramaturges revendiquent le droit d’aborder tous les sujets, non par plaisir de choquer les enfants mais dans une volonté artistique de partager leur vision du monde, y compris dans ses questionnements et dans ses doutes.

13Même si les moyens mis en œuvre semblent un tout petit peu différents, N. Faure arrive à la même conclusion à propos du théâtre destiné aux adolescents. Là encore il note que les auteurs ne cherchent pas à imposer un sens mais mobilisent le spectateur, en refusant la plupart du temps le théâtre-miroir et en privilégiant au contraire la fragmentation et la stylisation. L’écriture dramatique s’éloigne alors du stéréotype et se fait « lieu de questionnement sur l’identité », ainsi que l’indique un des titres du chapitre consacré au personnage. Le spectateur devient l’interlocuteur privilégié d’un personnage au nom parfois absent (« toi », « moi » et « elle » dans Jusqu’aux os d’Alain Fournier), se lançant dans de longs monologues, comme s’il demandait à celui-ci de l’aider à construire son identité, allant jusqu’à « mettre en question la notion de personnage, entre adhésion sans réserve du spectateur aux propositions de l’auteur et construction personnelle ».

14De manière relativement conjointe, près d’un tiers des textes s’arrêtent sur la peur et l’envie mêlées de grandir. Dès lors, le dramaturge peut faire le choix d’un personnage utilitaire, qui suscitera l’intérêt du jeune spectateur à travers cette préoccupation, mais il accepte aussi, dans plusieurs textes, de se mettre en danger en décrivant des personnages qui lui échappent immanquablement. Certains font le choix de s’adresser spécifiquement aux enfants en axant leur démarche sur la séparation entre l’enfant et sa mère, mais d’autres visent l’universalité par une émancipation qui a sa place dans une vie d’adulte, comme la quête de l’amour, l’acceptation du principe de réalité…

15L’importance plusieurs fois répétée de la place du spectateur incite N. Faure à lui consacrer sa dernière partie : le « spectateur incandescent ». Les dramaturges savent que le jeune public a une perception directe du spectacle, sans le filtre de la culture ou du préjugé social. Aussi nombreux sont-ils à donner une dimension réflexive à leurs pièces. Pour se différencier des autres arts, le théâtre se doit de retrouver ses fondamentaux, à savoir, selon l’auteur de l’ouvrage, le langage, le regard et le rapport au spectateur.

16L’enfant est en position d’apprenti du langage tous les jours de sa vie. Le mélange des registres, les jeux de sonorités, le recours à des images insolites sont autant de moyens mis en œuvre dans les pièces destinées aux enfants pour créer la surprise, la plupart du temps avec un aspect comique en ligne de mire, mais tendant aussi parfois à l’absurde, chez Eugène Durif par exemple. D’autres textes, comme Albert le renard de Bernard Chartreux et deux pièces de Karin Serres, empruntent leurs codes à la bande dessinée et interrogent les possibles du langage dans une pièce, jusqu’aux confins de la folie, au moment de se perdre soi-même. La vie du personnage semble liée à la rupture de la forme théâtrale. S’il y a fantaisie, il y a surtout une volonté de créer un univers propre « qui finit par poser question sur le rôle même du langage. » Quand plusieurs personnages de Betsy Tobin, Catherine Anne ou Catherine Zambon inventent une langue, ils s’excluent du groupe. La langue s’impose comme une construction permanente du groupe, dont l’individu s’approche ou s’éloigne, selon sa maîtrise des codes. Rendre hommage au langage ne veut pas pour autant afficher une volonté idéaliste de transformation de notre monde, car bien souvent l’imaginaire sert à fuir la réalité. Les mondes construits par ces auteurs restent des univers de fiction, sur lesquels on peut s’émerveiller en y trouvant, momentanément, un soulagement aux maux du monde réel.

17Les dramaturges cherchent également à peindre un monde conforme à l’avis sans concession de l’enfant. Les protagonistes sont majoritairement jeunes mais les auteurs leur trouvent également des pendants, avec les personnages de certains attardés mentaux (Suzanne van Lohuizen, Suzanne Lebeau, Françoise Gerbaulet) ou de poètes, en valorisant leur regard neuf sur le monde ou leur capacité d’étonnement.

18N. Faure n’oublie pas que le théâtre est d’abord représentation. Il rappelle que les dramaturges sollicitent toutes « les ressources visuelles et sonores de la scène non seulement pour réveiller constamment [l’attention de l’enfant], mais aussi pour le convaincre de la richesse d’un art qu’il fréquente souvent pour la première fois, voire pour répondre à une recherche de l’auteur lui-même sur la spécificité de l’écriture dramatique ».

19N. Faure consacre enfin son dernier chapitre à une des spécificités du théâtre jeune public, lequel multiplie les relations entre la scène et la salle. Les textes cherchent à rappeler au spectateur que le théâtre est avant tout un jeu de l’instant, construit sur une fiction à laquelle il s’agit d’adhérer le temps de la représentation. Les dramaturges mêlent les systèmes sémiotiques afin de tenir en haleine leurs spectateurs, recourant aux spécificités du conte pour la saveur de l’oralité et invitant, dans un constant aller-retour, le spectateur à jouir du spectacle qui se donne à lui et à participer à sa création. L’auteur de l’ouvrage note que plusieurs pièces font appel à une « histoire douloureuse sans le poids du pathos : le drame s’inscrit au cœur d’une personnalité qui se construit dans ce retour sur soi, grâce au spectacle, grâce à la participation du spectateur », participation dont on regrette de ne pas savoir davantage en quoi elle consiste concrètement. Près d’une trentaine de pièces laissent beaucoup de place à la mise en scène, notamment dans leur recours à de la musique et à des chansons comme composante du spectacle, en se présentant comme un échange épistolaire (Le Journal de Grosse Patate de Dominique Richard, Ville de Michel Bisson), comme une conférence. Ces diverses tentatives montrent l’activité prolifique de dramaturges toujours en recherche d’une forme nouvelle, apte à toucher l’intimité du spectateur. Plutôt qu’une fin, ces textes s’offrent comme des virtualités, des démarches, des possibles.

20L’ouvrage de Nicolas Faure s’impose donc comme un ouvrage incontournable, tant par l’étendue de son corpus que par le souci de proposer des analyses fines et précises, afin d’étayer un propos visant à offrir un état des lieux complet et dense. L’ouvrage offre une bibliographie très documentée, non seulement de pièces « jeune public » mais il fait également le tour des publications existantes sur le théâtre pour enfants. Les réserves émises ici et là sont davantage des envies d’approfondissement du propos que des erreurs manifestes ou des manquements graves. Cet ouvrage est une étape importante dans la prise en considération du théâtre jeune public comme forme esthétique détachée de l’école ou de la pédagogie tant par ses acteurs, ses éditeurs ou ses commentateurs, que par ses spectateurs. De nombreuses pistes sont offertes à la réflexion, d’autant plus riches qu’elles prennent en compte des auteurs francophones et pas seulement français. L’étendue du corpus offre enfin une multitude de pistes de réflexion. Ah la la ! Quelle histoire ! est le premier titre du corpus, c’est aussi l’impression qui persiste après lecture de cet essai foisonnant.