Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Lucien Castex

Justice à Genève : la naissance de la figure de l’expert

Michel Porret, Sur la scène du crime, Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève, Les Presses de l'Université de Montréal, coll. « Socius », 2008, 288p. ISBN 978-2-7606-2077-3

1Les délits, les crimes, les passions humaines, les enquêtes et les procès : thèmes fructueux pour les littératures, sans même parler de leur réécriture contemporaine dans des séries télévisées à succès. Si nous nous penchions alors sur l'envers du décor, non plus seulement sur la fiction mais sur le réel au moment où prend naissance la justice moderne et où apparaît la figure de l'expert, que verrait-on?

2C'est ce que nous raconte et présente Michel Porret, dans son livre sur la scène du crime, qui choisit la Suisse du XVIIIe siècle et en particulier Genève pour nous proposer un parcours pénal sur la société de l'époque et nous montrer alors le contexte dans lequel se déploie l'écriture et en filigrane les liens entre faits divers, état de la morale et de la justice et littérature.

3Michel Porret se concentre alors sur l’évolution concomitante des pratiques pénales, de la philosophie des Lumières et de l’apparition de l’expert sur les lieux du crime et dans le procès. C’est à travers trois grandes parties, « Les circonstances du crime » (I), « Edition-combustion » (II) et « Le corps en preuve » (III) que l’auteur va nous donner à voir non seulement les interactions de la science de la pensée et du droit mais également, à travers la multiplication des approches thématiques et des exemples, l’esprit d’une époque.

4Ce que Michel Porret désigne ici  par les circonstances du crime correspond à la matière du droit pénal spécial tel qu'il se déclinait en particulier en Suisse au XVIIIème siècle. L'auteur établit en effet la liste des différentes infractions pénales de l'époque et du lieu en évoquant les implications sociales voire philosophiques des définitions de chaque crime ou délit. A travers cette présentation détaillée des éléments constitutifs de chaque infraction ainsi que du déroulé du procès et des peines prévues, Michel Porret montre déjà le futur espace d'action des experts.

5Le premier chapitre, « Magie et superstitions : le "menu peuple" abusé », aborde l’évolution de l’appréhension de la magie et du divinatoire dans le régime des infractions pénales. Cet aspect s’avère en effet emblématique de l’influence de l’esprit de raison sur l’appréhension des mœurs et des déviations sociales et comportementales.

6Si la loi et les juges vont encore chercher à réprimer les pratiques divinatoires, les pratiques de magie noire aussi bien que celles de magie blanche, c’est en modifiant la qualification de telles infractions. En effet, continuer d’incriminer ces pratiques au regard d’une déviance à la religion et par rapport au diable, c’est continuer de reconnaître l’existence et une certaine efficience de la magie. Or le mouvement de remise en cause des superstitions pousse les juges à revoir la qualification.

7La justice passe donc d'une incrimination pénale sévère de la magie à une modération pénale de l’infraction en escroquerie. La pratique des rites païens, de la divination, des sorts demeure en effet élément de trouble social d'autant plus lorsque l'ambition est de faire sortir les citoyens genevois de l'obscurantisme. Les magiciens apparaissant finalement comme un obstacle à la raison doivent être punis en ce sens, comme abusant de la crédulité des gens pour qui ils pratiquent.

8C'est ensuite à travers l'exemple de l'enrôlement des mercenaires (chapitre 2) que le lecteur parcours le contexte socio-historique de Genève mais plus largement de l'Europe du XVIIIème siècle. La question des crimes et délits est en effet l'occasion d'appréhender les relations entre la Suisse et les pays limitrophes, que ce soit sur un plan purement juridique (coopération, influence réciproque de la pensée juridique d'un Etat sur l'autre) que sur un plan géo-stratégique. L'intérêt de ce chapitre comme d'autres passages du livre, est par ailleurs de replacer sur le devant de la scène juridique des thèmes écrits et réécrits dans la littérature. Avec l'enrôlement forcé, on n'est pas sans penser, même si Michel Porret n'y fait pas référence directement, à l'enrôlement forcé de Candide dans le livre éponyme de Voltaire. Ce qui pouvait alors paraître comme une exagération littéraire, forcer le trait des mésaventures du héros chassé du paradis, ne devient plus qu'un écho d'une réalité alors problématique, que Michel Porret illustre par le cas exemplaire de l'aventurier Sans Façon : l'enlèvement organisé à fin d'enrôlement forcé d'hommes de tous âges autant par la force que par ruse. Michel Porret illustre alors la manière dont la loi prend en compte cette réalité en réprimant sévèrement cette infraction, même si de crime capital elle passe à délit à partir de 1650.

9Le « vol domestique » (chapitre 3) est la troisième perturbation sociale étudiée par Michel Porret. En effet, si le délit se commet en un lieu privé, dans la maison du maître, les implications sociales – implications dans les relations de la domesticité – perturbent au-delà des maisons en remettant en cause la confiance envers les serviteurs. L'auteur d'illustrer cette réalité sociale par un autre épisode littéraire : le vol du ruban des confessions de Rousseau. Finalement, la gravité de l'épisode et l'importance de la culpabilité et du remords ressenti par le petit – puis par le grand - Jean-Jacques laissant accuser une domestique s'éclaire par le poids de la sanction.

10En tant que « violence de la confiance », le vol domestique est resté crime capital jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Il était ainsi associé à des circonstances aggravantes, la préméditation et l'abus de confiance et puni de la peine de mort. La gravité du crime se mesurait d'ailleurs au degré de confiance que le maître avait en son domestique, la morale jouant un fort rôle dans la détermination de la qualification de l'infraction. Cependant, Michel Porret montre en reprenant une citation de Voltaire comment, en raison d'une peine légale trop sévère, la peine de mort annule l'efficacité de la sanction elle-même. Le maître, ne souhaitant pas voir condamner à mort son domestique, même voleur, se contente souvent de le chasser, sans faire appel aux autorités, ouvrant alors la voie à la récidive.

11La quatrième infraction présentée par Michel Porret (chapitre 4), celle du rapt de séduction vient troubler encore davantage l'ordre domestique. Le rapt se commet dans l'espace privé de la famille - et social – le scandale déborde dans l'espace public. De nouveau s'y joue la relation entre confiance accordée et gravité du crime. Là encore, il s'agit d'une réalité sociale et juridique aux nombreux échos littéraires ou picturaux, à l'image du tableau La jeune fille mal gardée de Baudoin, reproduit dans le livre.

12L'un des objectifs de la justice dans le contexte de ces affaires privées où une jeune fille est enlevée à sa famille par un prétendant rejeté par ou non-avoué à l'autorité patriarcale, c'est d'abord d'empêcher la justice privée, que le père ne fasse justice lui-même. Le second objectif serait celui de remettre de l'ordre en punissant celui par lequel le trouble est arrivé.

13Le crime de rapt de séduction recouvre en effet un ensemble de transgressions, c'est un crime contre la religion, la morale, les moeurs, les individus et l'ordre familial. C'est l'escroquerie morale exacerbée qui manifeste une dangerosité et une indécence de l'imposteur, celui qui s'insère, s'insinue au coeur d'une famille pour, finalement, la tromper et lui faire violence par le rapt. Dans cette infraction, le consentement de la jeune fille n'entre pas en compte, le crime n'est en effet pas tant commis contre elle que contre l'ordre moral et familial.

14L'exemple de Colette Schweppe, « l'enfant ravie », relaté par Michel Porret n'est pas sans rappeler la relation entre Cécile de Volanges et le Chevalier Danceny dans les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos: c'est en effet l'histoire d'une relation entre un maître de musique, harpiste, et une jeune fille qui nous est racontée. Réalité et fictions de l'époque s'imbriquent alors d'autant plus que les documents de justice, cités par Michel Porret, rapportent les propos du maître de musique, Elouis, racontant comment il fait lire La Nouvelle Héloïse à la jeune fille. Elouis y raconte également la naissance de ses sentiments. La réalité est déjà romanesque.

15Michel Porret, après avoir abordé quelques de ces incriminations qui montrent l'esprit des lois et des juges, s'attache à analyser de plus près  les infractions de presse, introduisant en parallèle les premières figures d'experts. Si la scène du crime par l'imprimé est l'objet d'autant d'attention, c'est en particulier parce que Genève, jusqu'à son annexion par la France en 1789, est le centre éditorial européen.

16C'est de façon emblématique que s'ouvre le chapitre 5 sur la police de la librairie, par une citation de Jean-Jacques Rousseau, tirée des Lettres écrites de la montagne évoquant la procédure expéditive ayant mené à la censure d'un de ses livres.

17Michel Porret retrace d'abord l'enjeu politique et culturel de la censure, notamment à travers l'étymologie du mot et ses différentes acceptions.  Au XVIIIème siècle, le terme désigne notamment « le protocole du contrôle corporatif (librairie), ecclésiastique ou étatique des manuscrits, ainsi que l'interdiction préalable ou pénale des imprimés ».

18L'auteur vient ensuite préciser qui exerce le pouvoir de censure, son objet en Suisse au XVIIIème siècle, ainsi que les responsabilités tirées du détournement d’une telle interdiction.

19Il est tout d'abord notable que, comme dans le cas d'autres infractions (le suicide notamment), le monopole d'autorité exercé sur les publications soit disputé entre L'Eglise et l'Etat, les deux se faisant à la fois garant de l'ordre moral en même temps que garant de leur propre autorité.

20La censure s'applique alors à tous les imprimés à l'exception du mémoire juridique, autrement appelé factum, dont Michel Porret a pu donner un exemple à travers le factum d'Elouis au chapitre précédent.

21Des livres différemment qualifiés sont l'objet de la censure, des catégories très précises s'appliquent, emportant souvent des peines et sanctions différentes. Il y a l'imprimé séditieux, l'imprimé irréligieux, l'imprimé diffamatoire et l'imprimé obscène.

22Si l'auteur de l'imprimé peut être poursuivi, l'imprimeur, qui matériellement donne corps au livre, et le libraire, qui en est le diffuseur, doivent endosser une responsabilité. En cas de contournement d'une censure antérieure par un libraire, existe d'ailleurs tout spécifiquement le délit de librairie.

23Différentes peines sont alors appliquées : la sanction joue contre l'imprimé et contre la personne déterminée comme responsable.

24Concernant l'imprimé lui-même, il peut soit faire l'objet d'une destruction secrète, à travers la procédure de lacération secrète en Conseil, mais il peut également faire l'objet d'une censure en place publique à travers la procédure de l'autodafé. C'est ce qui arrive d'ailleurs au Contrat Social et à l'Emile de Jean-Jacques Rousseau qualifiés de textes « téméraires » et condamnés en 1762.

25Quant à la personne jugée responsable, elle peut autant subir des sanctions corporelles, que l'infamie publique ou encore le bannissement sous peine de mort quand l'infraction est « atroce », c'est à dire que le banni violant son interdiction de territoire peut être condamné à mort.

26Michel Porret soulève ensuite le paradoxe de cette censure, paradoxe déjà noté par des auteurs et des juges de l'époque. L'autodafé, au lieu de faire taire le livre condamné, engendre la publicité de l'imprimé. Rousseau lui-même voyait alors l'autodafé comme signe de l'engagement philosophique pour la vérité. Brûler en place publique, c'est consacrer le livre interdit, faire connaître et le livre et son caractère interdit. C'est ainsi que les saisies discrètes sont préférées dans un certain nombre de condamnations, c'est le cas pour le Chevalier de la Barre.

27Le chapitre 6 aborde alors la question de l'expertise typographico-légale. L'enquête judiciaire, qui vise à déterminer où et par qui le livre a été imprimé, repose sur l'analyse des livres suspects. Par de nombreux exemples, Michel Porret nous montre alors dans quelles conditions sont imprimés les livres séditieux, tout en décrivant comment la justice essaie de contrer les stratégies mises en place par les imprimeurs.

28Tout d'abord, l'impression de textes illicites est une activité nocturne. Par ailleurs les imprimeurs détruisent le plus souvent immédiatement les planches d'impressions une fois le travail fait afin de ne pas laisser de trace.

29Mais les agents de la censure sont investis de larges pouvoirs : de l'arrestation des suspects habituels à la destruction d'ouvrages s'ils semblent illicites en passant par l'ouverture des colis postaux destinés à d'autres imprimeurs.

30Ainsi Gabriel Grasset est sur la sellette, la justice l'entend fréquemment, et notamment au sujet d'un livre du baron d'Holbach. Les imprimeurs développent alors un argument commercial : nier vouloir s'enrichir par la vente d'ouvrages défendus. On avance également ne même pas avoir lu l'ouvrage imprimé. Bref, il est rare que les imprimeurs plaident coupables.

31C'est là que l'expert intervient afin de trouver et de confondre le responsable, en retraçant l'histoire éditoriale du livre. L'expert objective alors les preuves à charge ou à décharge. Comme dans le meurtre où les preuves sont pour une part rapportées par le corps de la victime et les traces du corps du coupable, dans les cas de sédition littéraire, l'infraction est démontrée par le corps du livre.

32Un premier indice réside dans la page mouillée. L'humidité d'un volume est la preuve d'une impression récente mais cette preuve reste fragile dans la mesure où le papier peut rester mouillé plus d'un mois si les impressions restent en paquet.

33L'expert va également s'appuyer sur les preuves apportées par les feuilles de maculatures et les indices typographiques (papier et caractères d'imprimerie distinctifs). Ainsi, pour servir l'enquête, des maculatures sont confisquées chez Grasset. Mais l'expert peut être tenu en échec lorsque le papier est commun et que les caractères employés sont communs à tous les imprimeurs.

34Si l'enquête et le procès font intervenir un expert, c'est que les infractions de presse sont considérées comme particulièrement dangereuses, et Michel Porret de citer le procureur général Naville affirmant que « l'ouvrage scandaleux » est à la librairie ce que « la fausse espèce est à la monnaie », ainsi que le procureur général Tronchin sur  le Dictionnaire philosophique portatif : « la forme de ce livre, dans lequel les matières sont distribuées par ordre Alphabétique en rend le fond plus dangereux ».

35Après ces quelques considérations permettant de replacer le livre et la censure dans son contexte, Michel Porret, dans son chapitre 7 se tourne alors plus particulièrement vers le livre obscène. Si l'obscénité d'un imprimé est critiquée pour sa décadence morale et son hédonisme, s'est également pour son association à la débauche sociale que la loi et la justice cherchent à le réprimer, et ce dans un contexte de banalisation du livre pour les populations instruites des villes.

36Les magistrats, regardant cette débauche sociale, font le lien entre l'obscénité et la philosophie qui désacralise. La notion d'obscénité est d'abord religieuse mais devient très vite morale et sociale. Pour comprendre les qualifications juridiques du XVIIIe siècle, Michel Porret remonte aux acceptions antérieures du terme « obscène ». Au XVIe siècle, l'obscène, c'est d'abord le sale, puis ce qui révolte la pudeur. C'est finalement ce qui met en jeu une certaine subversion et en cela se rapproche du livre hérétique. C'est le même but, la même immoralité au regard de la justice du XVIIIe : le renversement de l'ordre, religieux, sexuel, moral. Cette position au regard du livre obscène est reprise aussi bien par les représentants religieux que par les magistrats. L'abbé Bergier critique les livres des Philosophes comme bien souvent appuyés sur l'obscénité quand les magistrats visent la luxure et la débauche sexuelle prémices à la débauche sociale  entrainée par ces mêmes livres.

37Cependant, l'accusation d'obscénité bien que désignant un livre scandaleux reste moins grave que celle de livre aux idées séditieuses mais elle peut en être une circonstance aggravante. On évite néanmoins de donner trop grande publicité à ces écrits honteux : ils sont le plus souvent détruits secrètement,  directement sur place ou juste après perquisition.

38L'affaire du Gazetier cuirassé est alors une illustration de la procédure suivie dans le cadre d'écrits scandaleux : où l'on voit bien qu'il n'y a pas d'autodafé pour un livre obscène, à la différence des écrits séditieux, mais destruction nocturne.

39C'est dans cette partie du livre, la plus longue des trois, que Michel Porret va plus particulièrement s'intéresser aux fonctions et personnalités  des intervenants du système judiciaire.

40Ainsi, le chapitre 8, intitulé « Magistrats et experts, le paradigme médico-judiciaire » est d'abord l'occasion de décrire le contexte du développement de la présence de l'expert, ici médical, dans la justice et d'établir l'interaction entre justice, médecine et évolution de la pensée au XVIIIe siècle. La médecine légale adopte une démarche et une ambition normative, se regardant comme une science exacte. En retour le magistrat peut qualifier au plus près chaque infraction et l'enquêteur, grâce à cet apport médical, retrouver le coupable.

41La médecine légale, expression néologique de 1777 que l'on trouve sous la plume du médecin Jean La Fosse dans le supplément de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, est autrement appelée médecine judiciaire. Elle vise à objectiver les preuves fournies aux enquêteurs et aux magistrats, notamment en s'intéressant à la victime et plus particulièrement au corps violenté.

42Mais s'intéressant au corps violenté, c'est également à l'individu ayant violenté ce corps que l'expert médical va s'intéresser. Visant la victime, le médecin légal vise en réalité le coupable, tant pour modéliser son mode opératoire que pour déterminer, par exemple, une éventuelle aliénation.

43Si  le terme de médecine légale fait son apparition au XVIIIe siècle, c'est dès avant que le médecin agit dans le champ judiciaire. Dans une étroite relation science, vérité et justice, le médecin est celui qui encadre la question, veillant notamment à ce que le questionné ne meure pas. Ensuite, avec la révolution inquisitoire, le champ médico-judiciaire s'élargit réellement.

44A Genève, la procédure accusatoire du XVe siècle, laisse peu à peu la place à une procédure inquisitoire. La première est orale, publique, le juge n'y joue qu'un rôle d'arbitre et s'appuie, en termes de preuve sur ce que l'on appelle le providentialisme probatoire, à l'exemple des ordalies du Moyen-âge.

45La seconde procédure, qui va ensuite dominer,  est  elle une procédure secrète et écrite. Le juge fait appel aux enquêteurs pour établir les preuves, partant y est liée la pratique de la question. Dans cette administration de la justice gouvernée par l'action du juge, c'est l'expert qui va venir limiter l'arbitraire du magistrat en lui fournissant les preuves matérielles et objectives des circonstances du crime. En parallèle se développent également des procédures d'archivage des documents écrits pour le procès, favorisant l'apparition d'une jurisprudence, et ainsi l'uniformisation de la justice.

46Qui sont alors les premiers experts de cette nouvelle démarche de la preuve objective ? La sage-femme, le chirurgien, fonction autonome du barbier depuis 1743 seulement et le médecin qui peut être assermenté.

47Sur la scène publique du crime, l'expert participe donc à l'enquête judiciaire. C'est un monopole d'action qui découle du monopole qu'à l'Etat sur l'enquête judiciaire dans le système inquisitoire. La dépouille de la victime n'est plus alors que le bien juridique de l'Etat mis au service de la preuve.

48L'expertise médicale de la violence subie par le corps de la victime devient également un élément de motivation de la peine. Dès 1588, les Coutumes du duché d'Aoste établissent le temps d'incarcération du coupable en fonction de l'état de santé de la victime, prémices de la qualification de l'infraction en fonction notamment des jours d'incapacité totale de travail.

49Michel Porret va alors détailler l'intervention de l'expert médical. C'est d'abord dans le crime sexuel, lors duquel le corps est outragé (chapitre 9) que prend place l'expertise.

50Michel Porret s'intéresse non pas simplement à nous décrire les fait et gestes de l'expert légiste mais à nous donner à voir le crime, les auteurs et victimes de la violence, les contextes. Bref, à placer le lecteur en amont de la scène du crime d'abord, sur la scène du crime ensuite, puis au-delà, dans les impacts psychologiques et sociaux notamment.

51C'est ainsi que l'auteur établit d'abord ce qui relève du viol au XVIIIe siècle en proposant la définition de Fodéré, tiré de son ouvrage de 1798, Les lois éclairées par les sciences physiques  ou traité de médecine légale et d'hygiène publique : « On appelle viol, la violence qu'un homme a employé envers une personne du sexe, pour en abuser malgré elle ».

52Si ce qui intéresse l'expert médical est d'abord le corps outragé, l'incrimination du viol n'est pas sans mettre en avant la violence psychologique. Les documents rassemblés par Michel Porret montrent bien comment la honte, le déshonneur demeurent après le crime, à tel point que le viol reste souvent parmi les « attentats aux mœurs non dénoncés ».

53Se multiplient alors les expressions pour désigner le viol : crime cruel, « luxure criminelle », « rapt de violence », « un vol que l'on fait à sa personne, à son honneur, et dont elle doit obtenir vengeance ».

54Voilà le phénomène pshysiologico-psychologique établi.

55Quant au contexte social, il ne saurait être omis, la promiscuité traditionnelle entre les personnes favorise les tentatives de viol. Et c'est l'isolement topographique qui crée l'occasion pour le violeur.

56Michel Porret complète l'appréciation générale de l'infraction par ses circonstances aggravantes, dans lesquelles notamment la qualité de la victime n'est pas indifférente. L'auteur, s'appuyant sur des archives de justice, en particulier procès-verbaux d'auditions au cours de l'enquête et témoignages au cours du procès, présente différentes affaires dans lesquelles l'auteur du crime trompe un enfant innocent ou bien utilise la menace, deux éléments caractérisant les circonstances aggravantes. On rencontre déjà des éléments de notre propre droit pénal qui tout d'abord incrimine spécifiquement l'agression sexuelle sur mineur (article 222-29 du Code pénal). Notre code pénal  pose également en circonstances aggravantes notamment le fait que l'agression sexuelle ait été commise par un ascendant ou par une personne ayant autorité sur la victime (article 222-28 du Code pénal).

57Autre circonstance aggravante au XVIIIe siècle, le vice vénérien, c'est à dire le fait pour l'auteur du viol d’avoir transmis la maladie vénérienne à la victime. C'est un des points sur lequel l'expert médical va intervenir, en attestant d'abord de la maladie du prévenu mais également de la transmission de cette maladie à la victime.

58L'intervention de l'expert médical, aussi bien pour établir les circonstances aggravantes que pour finalement aider à la qualification du crime, s'avère nécessaire.  En effet, le plus souvent, le prévenu niera les faits comme tentera de banaliser le crime.

59La plainte de la victime elle-même ne suffit pas, victime que la justice soupçonne parfois d'avoir été consentante. Au procès se pose la question de la résistance, l'on dit qu' « une femme honnête peut être outragée [mais] rarement vaincue ». C'est donc au médecin de faire parler le corps de la victime, de rechercher les signes corporels de la violence sexuelle. L'expert cherche alors les pathologies des « parties de la génération », compare l'âge de la victime et de l'auteur, mesure leurs forces respectives pour déterminer l'impact sur le corps de la victime d'une lutte contre l'agresseur.

60Si l'expertise médicale et du prévenu et de la victime peut permettre de confondre le coupable, elle permet également de disculper, ainsi par exemple en infirmant la thèse de l'intromission. En effet, la qualification de viol nécessite la « pénétration illicite du membre viril ». Cette objectivation de la culpabilité paraît essentielle dans le cadre d'un crime puni de la peine de mort.

61D'autres peines sont prévues en cas d'attouchements ou d'attentats aux mœurs : la fustigation publique, l'incarcération ou le bannissement.

62Si la sanction est sévère, c'est que l'Etat cherche à éviter la peur sociale face à une contamination, et du comportement, et des maladies.

63Michel Porret propose d'emmener son lecteur encore davantage sur la scène du crime, à travers le chapitre 10, « Sur le théâtre du suicide ». Cette scène n'est plus seulement réduite au corps outragé que l'on observe, mais bien aux lieux-mêmes de l'infraction. Mais le suicide est d'abord une problématique sociale et religieuse dont il s'agit d'expliquer les enjeux.

64Le terme suicide vient de l'anglais suicide, acception anglaise de 1630 reprise en français en 1732. Si pour les Lumières, il s'agirait plutôt d'une pathologie, pour l'Eglise et l'Etat, c'est un crime, et ce jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Le suicide est appréhendé comme un crime de lèse-majesté, un crime atroce contre Dieu et la société, à tel point que les cadavres font objet de procès. Même mort, le suicidé est condamné par la justice.

65Mais à partir des années 1740 se met en place, notamment à Genève, un mouvement de décriminalisation du suicide. On abandonne l'infamie post-mortem du suicidé qui accablait également sa famille. On interprète alors cet acte de mort comme conséquence d'une maladie de l'âme plutôt que comme révolte contre Dieu. Les études sur l'état mélancolique se développent, notamment grâce aux médecins qui tentent, là aussi, d'objectiver, de rationnaliser un geste en lui attribuant des causes, partant le sortant du diabolique.

66Voltaire évoque par exemple, dans une lettre à John Marriott, un spleen genevois propice au suicide et qui ferait de Genève une ville où l'on se suiciderait plus encore qu'à Londres. L'emprisonnement est également reconnu comme disposant au suicide.

67La dépénalisation ne se fait cependant que très progressivement et rencontre des opposants, qui n'hésitent pas à rappeler le caractère extrêmement égoïste du suicide.

68Sur un plan statistique, les hommes, à Genève comme dans les pays limitrophes, se suicident trois fois plus que les femmes

69A Genève, un suicide entraîne ce que l’on appelle une « information d'office ». Sont alors dépêchés sur les lieux au moins un auditeur qui enquête et un chirurgien. Les lieux, le cadavre, le voisinage sont alors observés, questionnés. Il s'agit d'abord de déterminer si la mort résulte bien d'un suicide ou d'une mort étrangère à soi, meurtre ou accident. Enfin, dans le contexte du nouveau paradigme médico-judiciaire, il s'agit de déterminer les motivations du suicidé, motivations complexes, le médecin établissant les souffrances du corps et de l'âme.

70Un des cas sur lequel se penche plus particulièrement Michel Porret est celui du suicide des plus âgés.

71Les témoignages recueillis, les lettres laissées, font état d'un isolement émotionnel, d'un ennui, d'une perte du goût de vivre. Certains suicides font suite à des angoisses et à des insomnies prolongées, la mort apparaissant comme l'ultime soulagement. La faiblesse du vieillard, parfois aggravée par un état dépressif diminuant la prise de nourriture, facilite la mort volontaire.

72Qu'est-ce qui explique cet état dépressif, d'ennui et de dégoût? La première explication apportée par les archives est la rupture du cadre socio-professionnel : la personne âgée qui perd son travail ou n'est plus capable de le mener à terme. L'état de pauvreté, d'impuissance voire de dépendance qui en résulte insupporte alors tellement certains « vieillards » qu'ils se suicident. A cette rupture du cadre socio-professionnel s'associe alors souvent une rupture du cadre familial.

73Mais quel que soit l'âge, c'est bien la souffrance que les archives d’enquêtes mettent en avant : autant souffrance morale résultant d'une souffrance physique que souffrance morale plus diffuse sans lien avec une douleur ou diminution physique.

74C'est grâce aux démarches de l'auditeur et du chirurgien ou médecin d'emblée dépêchés sur les lieux de la mort que les données pathologiques du suicidé sont recueillies, retranscrites et archivées. C'est la maladie incurable, c'est le mal vénérien qui prive de l'identité masculine qui poussent au suicide, l'inacceptation d'une décrépitude de soi dans la douleur.

75Le mal est également moral : la perte d'un époux par exemple. Chez les jeunes adultes, la dimension pathologique prend une forme un peu différente cependant. Il y a le plus souvent une souffrance morale, celle du chagrin d'amour et une morbidité de l'âme que les enquêteurs ne peuvent cette fois associer à une morbidité physique. Les jeunes suicidés présentent au contraire une réelle vitalité physique. Et dans ce cadre, les familles viennent nourrir l'explication pathologique, rejetant sur une souffrance propre au suicidé le choix de se donner la mort, ne faisant à aucun moment intervenir dans le contexte pathologique les éventuels conflits, ruptures, blessures survenus dans l'entourage.

76Michel Porret pose finalement le fait que c'est la démarche médico-judiciaire qui permet de constituer une documentation sur la pratique du suicide, l'enquête demandant témoignages, observations, recueil d'indices. Cette documentation vient alors à son tour nourrir l'approche dépénalisée du suicide, qui fait apparaître la mort volontaire comme sortie de la souffrance et comme conséquence d'un état pathologique, non pas comme acte de lèse-majesté et qui chercherait à pervertir l'ordre naturel, de la religion et de la société.

77Par ailleurs, dans cette quête d'explications, les objets qui entourent le mort deviennent essentiels, réalisant  au sens propre cette aspiration à l'objectivation. Ce n'est plus le juge qui décide seul  mais l'expert qui laisse parler les choses1.

78L'objet analysé par l'expert, c'est entre autres, l'objet littéraire comme pièce à conviction : livres, billet posthume. Ainsi, par le biais de la pratique pénale de l'expertise, Michel Porret dessine les relations entre suicide et littérature et montre notamment le possible impact de l'alphabétisation sur les pratiques suicidaires.

79Les journaux et la justice du XVIIIème aussi bien que du XIXème siècle ont pu censurer, décrier des oeuvres littéraires mettant en scène des suicides, comme étant elles-mêmes des appels au suicide. Goethe, avec La vie et les souffrances du jeune Werther a pu être condamné pour son influence néfaste sur la jeunesse dite romantique. Ici Michel Porret nous apporte des extraits d'archives décrivant comment les suicidés connaissaient notamment le livre de Goethe.

80Ainsi, pour l'une des affaires, dans les déclarations recueillies par l'auditeur, la voisine du suicidé, Patay, affirme qu'il lui a parlé d'un « beau livre » avant de lui demander un pistolet. Or le livre trouvé sur les lieux du suicide se révèle être La vie et les souffrances du jeune Werther.

81Selon les archives répertoriant les livres présents sur les lieux du suicide, après 1774, ce même livre de Goethe est retrouvé à quatre reprises.

82Le lien entre littérature et suicide se tisse encore lorsque Michel Porret rapporte des procès-verbaux dans lesquels les suicidés sont présentés, d'une manière ou d'une autre comme passionnés par les livres : passion décrite par des témoignages ou déduite de la présence de nombreux livres sur les lieux du suicide. Des suicidés vont d'ailleurs jusqu'à se mettre en scène avec des livres à côté d'eux. La mort volontaire est le moment de la mise en scène de soi, de sa représentation, la scène de la mort est bien théâtre de la mort.

83A la même époque se construit ainsi le mythe de l'impact du livre philosophique sur l'épidémie du suicide.

84La lettre posthume, la « missive de la dernière heure » et les commentaires sur le suicide participent de cette dimension de représentation de soi et emportent une dimension littéraire. Parler de la mort et de la mort de soi par soi ne se fait pas sur un ton neutre. La parole y fait – presque – nécessairement appel à une écriture travaillée et émue. C'est la dernière trace, l’avant-dernier acte qui parle de l'acte ultime.

85Ainsi un ministre du culte, sermonnant son auditoire, évoque le suicide sous ces termes : « où tu es toi-même le sacrificateur et la victime », antithèse qui n'est pas sans rappeler le poème de Baudelaire,  L'héautontimorouménos et ces quelques vers « Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau ! ».

86Michel Porret cite encore la dernière lettre de l'horloger Mellaret, 22 ans, « réputé pour avoir beaucoup lu », qui se tire une balle dans la tête  le 21 juillet 1769.

87En parallèle de l'expertise des lieux, dont les objets qu'ils recèlent pourront aider l'appréciation du chirurgien qui doit déterminer l'état pathologique du suicidé, se déroule l'analyse du corps. Selon le mode opératoire, cette analyse est plus ou moins difficile à mener. Ainsi, l'arme à feu, pratique  davantage masculine, défigure quand le suicidaire vise son visage. La pendaison, davantage masculine également, nécessite d'établir la distinction entre les signes de la pendaison volontaire et ceux du meurtre.

88Les femmes et les vieillards pratiquent davantage la défenestration et la submersion. Il s'agit alors de déterminer que la mort est bien due à la chute ou à la suffocation résultant de la noyade.   Dans le premier cas, le corps meurtri est un corps émietté et complique l'autopsie. Dans le second mode opératoire, la difficulté de l'analyse vient surtout de ce que le corps est défiguré par le séjour dans l'eau, empêchant une identification aisée du mort.

89Michel Porret nous initie, alors, avec le chapitre 11, « Sur la scène de la noyade », encore davantage à la Genève du XVIIIème siècle, à travers sa spécificité topographique : c'est une cité lacustre et fluviale. La ville se fait connaître par son taux de surmortalité par submersion. Là encore, auditeur, chirurgien légiste et greffier sont envoyés sur le lieu de la levée du corps. L'enquête revêt un caractère obligatoire dans la mesure où il s'agit pour l'expert en particulier de déterminer si la mort par submersion relève de l'accident, du suicide ou du meurtre.

90Pour retranscrire la démarche d'observation du corps du submergé, Michel Porret s'appuie alors sur une soixantaine  « d'informations » judiciaires instruites  pour submersion entre 1700 et 1780.

91La première étape correspond à la levée du corps. Parfois, le chirurgien essaye de réanimer le submergé, mais il fait le plus souvent la constatation que le noyé est « hors d'état de secours ».

92Le chirurgien légiste va alors observer le cadavre : l'état du ventre, la présence d'eau à l'intérieur du corps, la couleur de la face, l'état du visage, la présence de sécrétion. Chaque dossier inclut ainsi le rapport d'un maître en chirurgie afin d'établir avant toute autre chose si la personne était vivante ou non au moment de la chute dans l'eau.  Le chirurgien recherche alors également des traces d'une violence disjointe de la chute dans l'eau : fracture, mutilations, ...

93Le cadavre doit être ouvert pour finaliser l'autopsie : ouverture du crâne pour caractériser l'hémorragie cérébrale due à l'engorgement sanguin, ouverture de la poitrine pour observer les « poumons gonflés » notamment.

94Autre question à laquelle vient répondre l'expert, celle de la date probable de la mort. Cette fois, c'est principalement l'état de décomposition du cadavre qui est observé, associé à l'observation du ballonnement, à la couleur et rigidité des membres.

95L'auteur nous retranscrit ici, grâce à des extraits d'informations judiciaires, plusieurs de ces autopsies et nous suivons l'expert dans sa recherche de réponse : regardant, palpant, ouvrant le corps. Avec l'expert, nous sommes alors pleinement sur la scène, si ce n'est forcément du crime, tout au moins de l'enquête.

96C'est ainsi principalement en fonction de cette expertise, qui s'appuie sur la médecine matérialiste des Lumières (observation puis objectivation des signes pathologiques dans des conclusions sur les circonstances de la mort) que la justice choisit ou de classer l'affaire ou de poursuivre l'enquête quand les conclusions dirigent vers la thèse du meurtre.

97La question de la noyade permet d'illustrer comment fonctionne la société genevoise. Face à cette cause importante de mortalité, des plans de prévention et de sauvetage sont mis en place. Dans ces plans, les médecins et chirurgiens ont leur rôle. Les autorités demandent aux experts d'Etat  d'étudier la pratique du sauvetage français et hollandais.

98Le chapitre 12 vient ensuite s'intéresser à la topographie judiciaire, celle qui permet d'établir un « état des lieux du crime ». En exergue de ce chapitre, une citation d'Edgar Allan Poe, extraite du Double assassinat dans la rue Morgue et qui est finalement une synthèse éclairée de ce que Michel Porret va développer ensuite sur l'importance de l'expert, qui fige en mots et en images l'état des lieux du crime.

99L'autre expert auquel peut recourir l'auditeur est donc le « topographe judiciaire », qui est chargé de dessiner avec précision les plans de la scène du crime. Le travail du topographe permet ainsi de rajouter au dossier des croquis, des relevés, des plans, des dessins. Le magistrat dispose alors du lieu objectivé et accrédité par la certitude géométrique.

100Le topographe identifie également l'emplacement précis du cadavre, permettant parfois de diriger l'enquête vers le propriétaire du lieu. De telles représentations visuelles permettent également d'apporter des éléments matériels pour la mise en jeu de circonstances aggravantes ou atténuantes, la disposition des lieux et des protagonistes plaidant par exemple en faveur d'un coup de feu accidentel.

101L'usage de la topographie judiciaire restant ponctuelle au XVIIIème siècle, Michel Porret sort alors du cadre temporel préalable pour élargir son approche de la figure de l'expert à celle telle qu'elle existe au XIXème siècle également. La topographie judiciaire y est alors pleinement reconnue comme l’un des outillages nécessaires à la police scientifique, mouvement de reconnaissance cependant lancé en France dès l'Ordonnance criminelle de 1670 qui exige que soit d'emblée dressé un Procès-verbal mentionnant l'état du cadavre mais aussi du lieu.

102Si le lieu du crime a tant d'importance, c'est aussi que, dans la perspective d'objectivation du crime et de ses circonstances, tout comme dans celle de la détermination de la culpabilité, le lieu est le contenant d'indices matériels et est indice matériel lui-même. Il est l'espace-même où peut s'inscrire et se réaliser le système probatoire de la procédure inquisitoire.

103La fixation de l'état des lieux paraît d'autant plus objective qu'elle résulte d'une observation directe de la scène. Elle permet également de servir l'enquête par la pérennisation visuelle : les détails d'abord ignorés par l'enquêteur pourront resurgir sur le devant de l'investigation, après coup. Les preuves ne disparaissent plus avec le temps.

104Jusqu'au développement de la photographie judiciaire, vers 1860, c'est le dessin qui fixe la scène. La justice fait alors parfois appel à des artistes qu'elle assermente, à l'image de Jean-François Burdallet, dessinateur, peintre et géomètre réputé de l'époque. Dans l'affaire Corboz, celle d'un double assassinat suivi d'un vol, la topographie permet même de montrer, et de faire revivre devant les yeux du juge, la « monstruosité morale » des meurtriers. Les dessins de Burdallet, reproduits dans le livre, font en effet apparaître que les meurtriers devaient passer par-dessus le cadavre de la jeune servante pour accéder à la chambre. De plus, la robe de la jeune fille porte l'empreinte de sang d'un pied, montrant par là que le cadavre a servi de marchepied probablement pour accéder à l'armoire.

105L'image vient ainsi servir, en plus de l'enquête et de sa résolution, le récit judiciaire pendant le procès, alors influencé par cette représentation matérialisée de l'acte et de l'esprit criminel.

106Mais la liste des experts ne s'arrête pas aux médecins chirurgiens ni au topographe. S'y ajoute par exemple comme le montrent les affaires judiciaires rapportées dans le détail par Michel Porret, l'armurier.

107L'évolution de la démarche judiciaire, comme l'illustre en exergue la citation de Poe, ouvre alors au XIXème siècle la voie à toute une littérature plus ou moins populaire, le roman policier ou le roman de moeurs, s'appuyant sur des faits divers (réels ou non) et mettant en scène une enquête judiciaire.

108Le dernier chapitre (chapitre 13) se consacre alors entièrement à une affaire complexe, le crime de Coutance qui amène le lecteur sur la scène d'un quadruple égorgement maternel. A travers cette affaire judiciaire retentissante, Michel Porret illustre le plein avènement de ce qui s'est mis en place au long du XVIIIème siècle : une pratique moderne de la justice, cherchant au-delà du coupable et de sa sanction, les motivations des actes, une peine personnalisée voire l'irresponsabilité pénale issue a contrario du libre-arbitre dégagé par la philosophie kantienne.

109En effet, le crime de Coutance prend place dans le Genève de la fin du XIXème siècle et voit se pencher à son chevet aussi bien les journalistes qu'une multitude d'experts, appliquant leur rationnalité scientifique tout en en montrant déjà les limites. Si le corps parle, si les objets sont des indices, l'esprit, lui, résiste à l'expert, malgré les protocoles qu'il cherche à mettre en place.

110L'expertise judiciaire permet de montrer que c'est bien la mère qui a égorgé ses quatre enfants avant d'essayer de se donner la mort, mais ce que ne saura pas faire l'expertise judiciaire, c'est s'assurer de l'état ou non de folie de la mère lors de cet acte criminel, partant sa responsabilité pénale et la possibilité de sa condamnation pour meurtre.

111Ainsi, dans son ouvrage, sur la scène du crime, Michel Porret retrace les évolutions d'une justice première, notamment fondée sur l'arbitraire et le providentiel vers une justice se fondant sur l’un des grands principes des Lumières : la raison. On cherche une vérité à partir de faits, d'indices matériels, non plus à partir de croyances. On incrimine à partir de qualifications précises et non plus en fonction seulement de jugements moraux ou religieux; l'individu est pris en compte dans cette justice qui se modernise. L’état pathologique intervient pour modifier les sanctions du suicide comme du meurtre. La justice d'Etat tend alors à se séparer  davantage de la justice religieuse, en proposant ses propres qualifications et ses propres fondements. L’expert vient alors nourrir et servir ce système de la justice inquisitoire, y prenant place comme  figure de la croyance en l’objectivité d’une justice éclairée. Grâce à un livre amplement documenté, riche en détails et références, le lecteur approche à la fois l'esprit d'une certaine justice, l'esprit d'une ville et l'esprit d'une époque.