Le Tiers-espace : une pensée de l’émancipation ?
Cet article a d’abord paru dans la Revue internationale des livres et des idées (n°14, novembre-décembre 2009). Il est ici reproduit avec l'autorisation de l'auteur dans le cadre du partenariat entre nos deux revues.
1En mars 2007, quatorze ans après sa publication en langue anglaise sous le titre The Location of culture, paraissait aux éditions Payot la traduction française des Lieux de la culture de Homi K. Bhabha, l’un des théoriciens les plus influents des études postcoloniales. Actuellement professeur de littérature anglaise et américaine à Harvard, Homi K. Bhabha dirige le Humanities Center ; il est depuis 2005 « Senior adviser » du Radcliffe Institute for Advanced Studies.
2Les Lieux de la culture développe une réflexion sur l’altérité qui déplace la référence identitaire du sujet porteur de droits politiques, économiques, culturels,vers une dimension expérimentale dans laquelle s’élaborent ce que Homi K. Bhabha nomme « stratégies du soi ». L’identité y devient un phénomène susceptible d’hybridations multiples et créatrices, qui se transportent en des lieux provisoires et fragiles, « interstitiels ». Cette « théorie postcoloniale », selon le sous-titre retenu par l’éditeur français, offre ainsi une relecture du concept de cosmopolitisme plus soucieuse des marges institutionnelles et des « positionnements » des minorités que d’une citoyenneté assurée de droits universels.
3Par ce qu’il appelle « cosmopolitisme vernaculaire », Homi Bhabha n’entend pas toutefois défigurer les représentations concurrentes d’appartenance communautaire, mais repérer les espaces de circulation par où la subjectivation politique initie des transformations historiques, et métamorphose les processus traditionnels de transmission culturelle. Se trouve ainsi forgée une pensée du politique comme articulation sans cesse réinventée de « lieux » identitaires, et une philosophie de la « culture » elle-même conditionnée par le jeu instauré entre savoirs et pouvoirs, entre discours et luttes.
4Le 28 mai dernier, Homi K. Bhabha recevait à Saint-Denis le doctorat honoris causa de l’Université Paris 8, une cérémonie inscrite parmi les manifestations célébrant le quarantième anniversaire de la création du « Centre expérimental de Vincennes. Les travaux d'Homi Bhabha nourrissent en effet un dialogue critique entre les différents courants de la pensée postmoderne où se croisent de grandes figures de Vincennes : Hélène Cixous, Gilles Deleuze et Michel Foucault notamment.
5Une table-ronde a réuni ce jour-là, autour d’Homi K. Bhabha, J. Rancière, Stéphane Douailler, Tiphaine Samoyault et Marie Cuillerai pour débattre des enjeux politiques et méthodologiques des théories postcoloniales.
6Ce sont deux des textes prononcés à cette occasion qui sont donnés à lire ici : Marie Cuillerai et Tiphaine Samoyault cherchent à dire l’actualité de la pensée du théoricien américain, et d’éclairer aussi la singularité d’une pensée interdisciplinaire qui convoque tout à la fois la littérature mondiale, la philosophie, la psychanalyse et l’histoire pour inviter à repenser les questions d’identité et d’appartenance nationales.
7Marc Escola
8Location of culture d’Homi Bhabha qui fut rapidement traduit en plus de 15 langues après sa première publication en 1994 a été édité en français en 2007. Ce livre reprend une série d’articles dont il amplifie la portée pour présenter ce que son sous-titre indique dans l’édition française comme étant une théorie postcoloniale. On peut penser que cette accroche explique et exprime ce décalage1 de sa réception en France. Comme l’explique l’universitaire Anne Berger2, la notion de studies renvoie à une pratique institutionnelle de la recherche américaine qui la différencie fortement de son équivalent hexagonal. Les programmes d’études américains rendent plus faciles les croisements inter ou pluri disciplinaires au sein des sciences humaines et sociales et ils dégagent une dimension performative particulière. Ces recherches ne visent pas seulement à éclairer les équilibres des pouvoirs en place en prenant pour objet d’études des minorités qu’elles rendraient davantage ou enfin visibles, mais elles produisent un renforcement de leur capacité (« empower ») énonciative, une transformation des pratiques sociales et culturelles dans la mesure où ce sont les mêmes qui sont à la fois objets et sujets de l’étude. Historiquement, c’est la décennie 70 qui a vu exploser la série des études dans un contexte de décolonisation et de luttes d’émancipation qui trouvaient dans les travaux de M. Foucault sur les formations discursives un angle d’approche pour analyser le rôle des institutions dans la production des savoirs-pouvoirs. Les africana studies, les women’s studies, les culturals studies ou les subaltern studies commencèrent à prendre corps dans l’université américaine, notamment pour ces dernières à partir d’historiens indiens pour lesquels les problèmes de l’Inde contemporaine relevaient des liens ambivalents entre le nationalisme indien et l’héritage impérial anglais. Mais la grande particularité de ces études aura été de découper des champs d’études qui ne fussent ni géographique ni ethnique, et ne recoupent pas le culturalisme des aires culturelles localisées. C’est ainsi que se sont dégagées selon A. Berger, les conditions d’une unification de la théorie postcoloniale, en courant d’une postcolonial theory, terme qui désigne aux USA, un courant comparable dans sa surface de visibilité aux différentes studies, mais qui ne s’est pas développé en un champ autonome de recherches, visant au contraire à remettre en question les fondements épistémologiques des découpages disciplinaires, et croisant pour ce faire au large de toute perspective qui prenne pour ligne de mire les conditions du discours l’hégémonie culturelle occidentale.
9La réception différée et contrastée de Location of Culture, marque -t-elle une période de contestation de la pensée 68, rapidement amalgamée au post-structuralisme et à la post-modernité, bref à ce qui outre-atlantique se caractérise comme French Theory noyant ainsi l’originalité d’une pensée sous les sigles d’appartenance de l’identité qu’on lui reconnaît ? « Français encore un effort, etc. » ?
« La référence constante à l’horizon d’autres cultures (… ) est ambivalente. C’est un terrain de citation, mais c’est aussi un signe que [la] théorie critique ne peut éternellement conserver dans le savoir académique sa position de tranchant inversé de l’idéalisme occidental. Ce qu’il faut, c’est démontrer un autre territoire de traduction, un autre témoignage de discussion analytique, un engagement autre dans la politique de- et autour de – la domination culturelle »3.
10Ces lignes du début du livre situent l’ambition d’Homi Bhabha : déplacer les conceptions traditionnelles d’analyse des situations coloniales en termes d’exploitation et de domination et déployer une analyse critique des oppositions réifiées entre centre et périphérie, identité et altérité qui les rigidifient dans des concepts stériles. Il s’agit d’introduire l’ambiguïté et l’ambivalence qui caractérisent la situation de contestation coloniale comme espace « liminal » dans lequel les différences culturelles s’articulent et produisent les constructions imaginées de l’identité nationale et culturelle. Ce faisant, H. Bhabha va développer une conception du politique comme articulation aléatoire, sans cesse réinventée entre savoirs et pouvoirs, entre le réel et son intelligibilité, entre les discours et les luttes.
11Dès 1987, dans l’article The Commitment to theory (Engagement envers la théorie, repris au tout début des Lieux de la culture), cet espace est désigné comme « tiers espace »4 pour penser la subversion en dehors des explications habituelles qui reposent sur l’idée d’une confrontation entre corps sociaux opposés, classes, races ou genres. Il nous renvoie ainsi à une généalogie. À la réflexion initiée par Gramsci sur la relation en hégémonie et subalterne, à propos des cultures paysannes de l’Italie des anciens royaumes de Sicile. Comme Gramsci ou Stuart Hall5, Homi Bhabha s’intéresse aux formes culturelles de domination qu’imposent les classes dirigeantes. En introduisant l’idée de culture subalterne, Gramsci infléchit l’orthodoxie marxiste pour laquelle la notion d’idéologie dominante recouvre un pouvoir sans partage. En reconnaissant à l’idéologie une efficace propre qu’il articule au concept d’hégémonie, Gramsci donne de la dictature du prolétariat une autre dimension qui introduit l’élément intellectuel dans le rapport de force.
12Lieux de la culture n’est pas seulement le livre d’un spécialiste de la littérature anglophone, il ne vient pas seulement compléter notre connaissance des aspects économiques et politiques de la domination coloniale à partir d’une perspective culturelle. Le projet d’une théorie postcoloniale a l’ambition plus vaste de donner un statut éminent à la théorie, parce qu’il s’agit de montrer que cette dimension culturelle est au centre du processus de la domination comme elle est aussi au cœur de toute émancipation.
13Lorsqu’on présente aujourd’hui Homi Bhabah comme un penseur du postcolonial on a tendance à l’englober dans un ensemble qui comprend des penseurs très différents, Appadurai6, Spivak7, Chakrabarty8, et cette multiplicité provoque en France une réception ambivalente9. Une récente controverse10 a voulu souligner la faible originalité de la pensée postcoloniale par rapport aux discours antérieurs de critique du colonialisme et de la situation coloniale, qu’il s’agisse de Sartre, Balandier, Fanon11. Une partie de la critique reproche aux études postcoloniales d’ignorer la complexité et l’historicité des processus de colonisation, et de décolonisation. On a dit également qu’une des caractéristique de ces études était de réifier l’opposition entre colonial et postcolonial, de faire du postcolonial un statut, et ainsi de rester prisonnier de la notion d’identité.
14Prévenant en quelque sorte la critique actuelle, Homi Bhabha pointait déjà dans ces articles les paradoxes d’une intervention idéologique qui se conterait d’inverser dans son contenu et son intention la polarité anhistorique de l’opposition entre la rationalité occidentale et son autre. Il propose alors un changement de paradigme, un positionnement théorique conquis sur une rupture radicale avec toute lecture linéaire, séquentielle ou chronologique de l’histoire. Il ne s’agit pas de se situer dans un après de la période coloniale. Puisqu’au contraire, la globalisation est pour Homi Bhabha l’extension planétaire du paradigme colonial, mais il s’agit précisément de sortir de ce paradigme. Les lieux de la culture produit une théorie pour les études postcoloniales, en ce qu’elle nous invite à inventer un autre rapport au passé au présent et au futur par un regard critique fondé sur les modalités de la différenciation culturelle. Contrairement donc au piège inscrit dans préfixe post, il ne s’agit pas de se situer après la période coloniale. On peut se demander s’il s’agit d’une divergence au sein de cette nébuleuse d’auteurs. Je crois, qu’il s’agit plutôt chez Bhabha d’une intensification de la pensée du temps qui inquiète toute la modernité. Il s’agit de prendre acte de l’historicité des cultures, de la singularité des différentes situations coloniales pour souligner les discontinuités des moments coloniaux aux moments post-coloniaux. Il ne s’agit pas non plus d’essentialiser la notion d’identité ou de réifier un statut post-colonial. Mais d’articuler une pensée de l’émancipation à partir de la capacité narrative de chacun d’entre nous qui le rend différent à soi. Rompre avec le paradigme colonial, c’est adopter une perspective déterritorialisante et mettre au centre des analyses la question lancée par E. Saïd, et qui fait l’unité de ces études : qu’est ce qu’une autre culture (what is another culture) ?
15Ces différents articles décrivant une nouvelle topique culturelle dégagent la question de l’autre à travers la lecture de romans, Naipaul, Morrisson, Rushdie ; de poèmes Adrienne Rich, Walcott, Prakash Jadhav, avec des artistes aussi Renée Green, Guillermo Gomez-pena (pour n’en citer que quelques-uns). Ils scrutent aussi la logique de l’identité à travers les plis biographiques de son existence, pour rendre la dialectique du même à la facture charnelle de sa tragédie. Le noyau abstrait de la position théorique n’en est que plus clair. Partir de la relation de séparation, se placer sur la différence et non sur l’hétérogénéité de deux substances séparées. L’otherness, ou autreté est recherchée de sorte que « la reconstitution d’un sujet plénier (fut-il autre) soit impossible ». « Ni l’un ni l’autre, mais quelque chose d’autre au-delà »12. Il faut soustraire l’autre à son traitement dialectique, le rendre à sa dynamique parce que l’identité (d’une classe, d’une culture, d’un genre, d’une race), est toujours déjà intérieurement travaillée par sa différenciation. Changement de paradigme donc. À la logique de l’identique à soi, substituer une dynamique de l’otherness. Rendre à sa facture sensible la puissance altérante de l’identification, c’est exhiber hors du plan d’obscurcissement de la logique identitaire, l’objet d’une violente dénégation et d’un refoulement. Cela impose d’écarter l’imaginaire stéréotypé où les différences ne forment qu’un ensemble mou de diversités culturelles, rendues acceptables par le relativisme consensuel d’un rationalisme qui se pense déniaisé. Cela implique d’aller chercher sur des espaces liminaires, les confins où les spécificités se font différenciantes ou différance avec un a. En adoptant la tournure de Jacques Derrida, et en important par le jeu du titre DissémiNation la question nationale, c’est la substance du tissus national qui se détend comme une trame d’actualisation, comme mouvement de maillage et d’hybridation13.
16Au-delà du langage binaire, maître et esclave, colons et opprimés, l’hybride retrace les modalités d’une contamination mutuelle. L’hybride est objet et sujet du tiers espace.
« Le tiers-espace, quoi qu’irreprésentable en soi, constitue les conditions discursives d’énonciation qui attestent que le sens et les symboles culturels n’ont pas d’unité ou de fixité primordiales, et que les mêmes signes peuvent être appropriés, traduits, réhistoricisés et réinterprétés14. »
17Traduire, répéter, imiter, explique-t-il dans l’article de 1984 Of Mimicry and man repris ici, c’est ouvrir ce tiers espace, pratiquer autant que révéler l’hybridité de toute identité. Le tiers espace est la condition de possibilité pour déstabiliser cette autre syntaxe « moins manifeste » comme l’écrit Foucault, qui fait tenir ensemble les mots et les choses, les couleurs et les peaux, les statuts et les places. Le tiers hybride fait espace de la contamination des opposés, de leur impureté native et autorise ce qu’Homi Bhabha appelle la négociation.
18Sous le concept de négociation se dessine la dimension stratégique du tiers espace, assez éloignée de toute perspective interactionniste qui est davantage une façon d’étirer et de repérer sur les marges du contact, les scénarii ouverts par sa charge violente. La négociation ne se constitue pas dans l’instant où les forces se retrouvent en présence l’une de l’autre, mais comme on s’apprête à négocier un virage, son lieu et sa temporalité débordent le cadre restreint de l’échange. Le moment politique se déplace ainsi du plan d’affrontement au plan d’une résistance conçue comme productive, dans les pratiques qui défont et subvertissent les divisions sociales. Ainsi se formule une certaine conception : sont politiques les processus de dislocation, traduction, l’imitation qui hybrident et négocient, autrement dit réagencent la symétrie identité à soi/altérité.
19Dans « Signes pris pour des Merveilles », Homi Bhabha rappelle pour immédiatement en souligner la facture composite, la scène de la mémoire coloniale ; mémoire de l’Inde, de l’Afrique, des Caraïbes, scène de l’apparition du livre anglais, lisible chez Forster ou Conrad. Il la situe dans le récit d’Anund Messeh, l’un des premiers catéchistes indiens, qui rencontre, sous un bouquet d’arbres, non loin de Delhi un groupe de gens plongés dans la lecture et la conversation. Ces gens s’expliquent, ils sont en train de lire le Livre de Dieu, qu’un Ange venu du ciel leur a donné à la foire de Hurdwar. Regardant le livre, le catéchiste Anund Messeh, leur explique ; c’est un livre anglais, qui enseigne la religion des Sahibs européens. C’est leur Livre imprimé dans notre langue à notre usage. Cette explication est pour ces gens simplement irrecevable en l’état. Ni vrai ni fausse, car le livre de Dieu, qu’est effectivement une bible, ne peut être aux anglais qui mangent de la viande. Une négociation s’ensuit qui aboutit à un étrange compromis. Ce livre n’est pas anglais, parce que Dieu n’a pas une telle nationalité. Les chrétiens le lisent comme nous, et nous pouvons nous aussi être baptisés, parce que ce n’est pas seulement un livre, mais le Verbe de Dieu.
20Cette histoire nous dit : Ceux-là mêmes donc, à qui ce livre ne s’adresse pas, s’en réapproprient la parole en dissociant le contenu du livre des conditions de son énonciation et par la même disloquent le dispositif qui lie l’énonciation aux conditions de sa réception. Des gens lisent et commentent le livre de Dieu, mais ce faisant, ils ne le répètent pas exactement. Ils séparent son contenu du dispositif de pouvoir par lequel ce savoir leur est transmis. La conséquence directe de la réception du Verbe à l’acceptation de l’autorité de la religion coloniale est court-circuitée. L’autorité du livre se trouve détachée de son énoncé, et disponible pour d’autres dispositifs de pouvoir, d’autres formes de subjectivation. Ce court-circuit est l’effet même de la présence coloniale, son ambition de transformer la mentalité indigène. Mais cet effet loin de produire une duplication conforme, engendre un processus d’hybridation.
« Ce qui est irrémédiablement aliénant dans la présence de l’hybride, -dans la réévaluation du symbole de l’autorité comme le signe de la différence coloniale, c’est que la différence des cultures ne peut plus simplement être identifiée ou évaluée comme un objet de contemplation épistémologique ou morale : les différences culturelles ne sont simplement pas là pour être vues ou appropriées. L’hybridité inverse le processus formel de déni [de la différence], de sorte que la violente dislocation de l’acte de colonisation devient la condition du discours colonial. (... ) Voir le culturel non comme source de conflit (des cultures différentes), mais comme l’effet de pratiques discriminatoires ( la production d’une différenciation culturelle comme signes d’autorité), modifie sa valeur et ses règles de reconnaissance15. »
21C’est le concept de culture qui se trouve ainsi absorbé dans le processus de l’hybridation. Hybridation qui apparaît alors comme un pharmakon, poison intérieur de l’autorité coloniale et remède, forme même de la résistance du corps colonisé. La résistance est toujours pratique de résistances partielles, qui se négocient en permanence entre l’asservissement et son refus, elle-même toujours divisée, hybride.
22Résistance ou révolte, ne sont pas tant des constructions théoriques qui viendraient légitimer des pratiques de lutte en leur donnant leur valeur morale. Mais devient visible dans le champ de force colonial, une dimension opératoire pour tout acte de résistance. Cet engagement pour la théorie ramène le geste théorique à la puissance d’une émancipation, parce qu’il situe l’émancipation dans les effets d’un refus. Refus qui est un geste théorique parce qu’il est la position d’une différence et donc un engagement dans le tissus, toujours local et historicisés des énoncés. Résister n’a pas seulement la consistance d’un positionnement adverse, mais de ce que la résistance s’égraine en actes concrets, en pratiques, elle encoche le réel situé, produit de l’altération, de la différance, de l’otherness. C’est pour cela que l’altération, l’hybridation est indissociablement politique, puisqu’elle modifie l’espace commun entre l’un et l’autre. On ne s’engage pas ainsi pour un nouveau sujet de la post-histoire. On ne s’engage pas théoriquement comme en un préalable intellectuel à la pratique de la lutte, on s’engage dans la théorie, on y déploie sa dimension agonistique. Rendre visible la théorie comme lieu d’une crise du sujet et de son identité à soi, c’est d’une part, briser l’élan de l’objectivation théorique. Mais c’est en même temps le prolongement de la théorie, en son engagement propre. Théoriser, c’est énoncer du sens et dans le même temps produire sa différence spécifique, le non sens, et c’est encore ainsi effectuer un partage du sens. La différance est le produit de l’énonciation théorique et non l’outil logique, la catégorie cognitive par quoi théoriser serait venir à bout de la multiplicité sensible du monde. Le concept de tiers espace établit ainsi au seuil de tout énoncé, le dispositif qui rend visible le lieu de l’énonciation. Il est la condition préalable à toute articulation de la différence culturelle.
« Le désir de descendre dans un territoire étranger […] peut révéler que la reconnaissance de l’espace différenciant de l’énonciation ouvre éventuellement la voie à la conceptualisation d’une culture Internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture… En explorant ce tiers espace, nous pouvons éluder la politique de polarité, pour une autre politique, et enfin émerger comme les autres de nous-mêmes16. »