La bibliothèque est en feu
1Les livres en feu évoquent pour tout lecteur quelques épisodes célèbres, avérés ou imaginaires — la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, l’incendie de la gigantesque tour du Nom de la rose… — mais c’est une réalité bien plus vaste qu’entend dévoiler L.-X. Polastron dans son étude, qui s’attache à montrer les formes innombrables que les destructions des livres ont prises au cours de l’Histoire. L’auteur, tout en ayant conscience de l’immensité et de l’impossibilité de la tâche, se propose donc de dresser l’Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, sous-titre de l’ouvrage. Pour ce faire, il suit un ordre globalement chronologique, du « Berceau des bibliothèques » (qui naissent vers 2500 avant J.-C. en Mésopotamie), où l’on voit les tablettes aux inscriptions cunéiformes déjà mises en miettes, jusqu’aux guerres de Bosnie et d’Irak à la fin du XXe siècle, et explore méthodiquement de semblables destructions dans les grandes civilisations tout autour du globe, qui constituent autant de chapitres : « L’aire du papyrus » dans le monde antique, « L’Islam des origines », les « Gens du livre », « L’Asie avant le XXe siècle », « L’Occident chrétien ». Les méfaits innombrables commis contre le livre au XXe siècle sont recensés dans un chapitre qui outre les deux guerres mondiales et les nazisme, fait « Le tour du monde des fins de siècle » dans une sorte d’accélération vertigineuse, montrant l’ampleur de désastres qui frappent les bibliothèques sur toute la surface de la terre. Dans les trois annexes, on n’oublie pas de mentionner des prédécesseurs, sortes de doubles de l’auteur comme lui attachés à la vaste tâche du « ramassage des feuilles mortes » : « le premier à s’être laissé fasciner par la question des littératures disparues », en 228 de notre ère, est Athénée de Naucratis dans son Deipnosophistai. De même, au recensement extrêmement complet des destructions réelles de livres s’ajoute celui de leur apparition comme motif dans la littérature (Cervantès, Rousseau, Mercier, Hugo, Borges, Schwob, Huxley, Orwell, Bradbury, Eco…). Nous ne proposons donc pas ici de résumer ici la somme importante d’événements qui sont relatés dans cet ouvrage, mais simplement d’en esquisser à grands traits les contours essentiels.
2S’attachant avant tout à faire l’histoire des autodafés, l’auteur se devait de débrouiller le mythe de la « Bibliothèque des bibliothèques », celle d’Alexandrie. On apprend dans la première partie de l’ouvrage qu’elle périt par les flammes lors de l’attaque romaine de 48 avant J.-C. — mais aussi qu’elle est détruite à nouveau après de multiples reconstructions, « une demi-douzaine de fois », notamment par l’empereur Théodose en 415, puis par le calife ’Umar en 640. Les incendies sont nombreux à Rome au premier siècle, et ils nous auront privés entre autres de l’Hortensius de Cicéron, de la quasi-totalité des œuvres de Plaute, Varron, Tite Live et Tacite, ou de l’essentiel du Satiricon. Celui, bien célèbre, que contemple Néron en 64 détruit la bibliothèque d’Apollon Palatin et les cent-cinquante discours de Caton. Bref, de la bibliothèque de Philippe II (incendiée par une fusée de feu d’artifice en 1671) à celle de Magnusson à Copenhague en 1728, en passant par Turin en 1904, nombre d’entre elles ont subi le sort de la bien nommée Ashburnham House, celle du roi, qui prit feu en Angleterre en 1731. L’Angleterre est manifestement le pays des autodafés, très répandus jusqu’au XVIIIe siècle ; c’est alors la France qui se livre à cet exercice, notamment pour les œuvres des Philosophes. Le phénomène ne va pas en diminuant : cinquante-neuf sinistres entre 1911 et 1961aux Etats-Unis par « négligence de l’entretien des locaux et des installations électriques », avant une vague d’attentats dans les années 1960 (« Le cocktail Molotov se portait beaucoup en ce temps-là », souligne plaisamment L. Polastron.) Le recensement tourne — sans jamais cependant être fastidieux — à l’effet de liste à la fin de l’ouvrage : 1997 (Colorado), 1999 (Lyon), 2001 (Seattle) … « l’état actuel de nos connaissances permet de penser que la fréquence des autodafés croît à nouveau. »
3Mais, de l’aveu même de l’auteur, le titre a été choisi parce qu’il frappe l’imagination du lecteur ; la destruction des livres ne tient pas cependant aux seuls incendies, et prend les aspects les plus divers. En effet, un certain nombre de « dommages de paix » leur ont été causés au cours des siècles. Les catastrophes naturelles, outre l’éruption du Vésuve qui a englouti les somptueuses bibliothèques privées d’Herculanum, ont détruit entre autres celles de Stanford (1906) ou Tokyo (1923), rasées par des tremblements de terre. On constate que l’eau est un fléau aussi grand que le feu : le pourrissement des papyrus à Alexandrie fait que l’on connaît à peine un dixième de la production des auteurs de la Grèce antique, la crue de l’Arno en 1966 inonde la bibliothèque de Florence, et, dans un genre différent, le navire de Guraino Vernose rempli de manuscrits uniques acquis à Constantinople en 1453 est englouti dans les flots, destin que connaîtra le Titanic et ses deux bibliothèques… Quant à l’intervention des pompiers, elle noie souvent autant de livres qu’elle en sauve.
4 « L’aventure de la bibliothèque ouverte à tous est indissociable de l’histoire du crime ou au moins du chapardage, lequel ouvre souvent la porte au pire : le vandalisme. » Le vol tient en effet aussi une grande part dans la disparition des livres. Le lecteur apprend avec stupeur qu’il manquait trois-cent-mille titres à la Library of Congress, la plus importante du monde, en 1998. Ce chapitre consacre des lignes étonnantes au dénommé John Bagford (1650 - 1716), qui aura arraché les pages de titre de trois-mille-trois-cent-cinquante-cinq livres anciens pour faire son ouvrage sur L’Art de la typographie (non publié), ou à un certain Stephen Blumberg aux Etats-Unis, qui vole la bagatelle de vingt-trois-milles-six-cents ouvrages.
5 Mais la disparition des livres prend une forme particulièrement insupportable lorsqu’elle est décidée par les bibliothécaires eux-mêmes du fait de l’inflation des publications. Menacée d’ « explosion », les grandes bibliothèques pratiquent la politique de la deaccession, un « désacquis » déploré par l’auteur, qui permet de se débarrasser la plupart du temps des manuscrits les plus anciens et les plus précieux, au mieux transcrits sur microfiches.
6Si les destructions de livres prennent des formes diverses, elles sont également dues à des causes diverses. Politiques tout d’abord : en 1772, l’empereur Quianlong entreprend une inquisition pour éliminer les livres des Ming, faisant ainsi disparaître treize-mille ouvrages anciens. En France, l’histoire de la destruction des bibliothèques suit celles des révolutions : dix à douze millions d’ouvrages sont remués, égarés ou détruits pendant celle de 1789, où, malgré le désir de conserver les livres pour l’instruction du peuple, les bibliothèques demeurent souvent le « symbole de la tyrannie ». « On ne sait qui fait le plus de ravages, de la vilenie ou de la stupidité » (autodafés, comme sur la place Vendôme, 19 juin 1792, vols dans les dépôts …). Si l’auteur ne dit rien de la Révolution de juillet et de celle de 1848, il s’étend sur la Commune, qui incendie des fonds de l’Hôtel de ville (cent-vingt-mille ouvrages), des Tuileries, et du Conseil d’Etat, ainsi que d’une partie de celui du Louvre (notamment une bonne partie de la collection du Mercure de France).
7 Les conflits de toutes sortes, bien entendu, sont une cause majeure de la destruction des livres. Alexandrie, comme on l’a vu, est la proie des Romains ; mais ce sera au tour de Rome en 546 d’être mise à sac comme l’ensemble de ses bibliothèques. Les conquêtes des premiers musulmans n’ont épargné aucun centre intellectuel, essayant d’effacer les cultures perse, assyrienne, indienne et babylonienne pour asseoir la puissance de l’Islam (trente mille manuscrits à Césarée par exemple). Les abbayes européennes et leurs livres sont ravagées par les invasions des Huns, des Sarrasins, des Vikings : celle de l’abbaye de Tours l’est six fois en cinquante ans. Constantinople, prise par les Croisés, qui détruisent son immense bibliothèque en 1204, le sera à nouveau par les Turcs en 1453 (cent-vingt-mille ouvrages détruits). De même en Chine, la bibliothèque impériale devant le palais des Yang est saccagée régulièrement par « le déferlement des Ouïgours, des Tibétains, des Mongols », avant que les Anglais et les Français ne s’attaquent en 1860 à celle du Palais d’été (cent-soixante-huit-mille livres), et achèvent de détruire en 1900 le monumental Yongle da dian. Les Japonais parachèveront cette œuvre dans le nord-est du pays (deux-mille-cinq-cents bibliothèques détruites).
8 En Europe, les guerres de 1870 ou de 1914 - 1918 ne sont rien en comparaison de la Seconde Guerre Mondiale. Deux millions de volumes en France et en Italie, mais dix millions en Allemagne (bibliothèques de Leipzig et Dresde par exemple, où disparaît la seule édition de 1533 du Pantagruel établie par François Juste), et vingt millions en Angleterre (surtout pendant le Blitz) partent en fumée.
9 Le sort de Bagdad, principal centre intellectuel du Proche Orient pendant des siècles, est exemplaire : dirigée par des shi’ites, sa bibliothèque est incendiée par les sunnites lorsqu’ils arrivent au pouvoir au XIe siècle, ravagée au XIIIe siècle par les Mongols, et deux siècles plus tard par Tamerlan. L’auteur dénonce vigoureusement les politiques de l’Angleterre et des Etats-Unis au XXe siècle, qui, n’ayant pas ratifié la convention de La Haye de 1954, n’ont pas attendu les guerres du Golfe pour piller les « dix mille sites archéologiques du pays en self-service » et faire disparaître des « milliers de livres d’argile » découverts en 1986. Enfin, la destruction de la bibliothèque nationale a fait se volatiliser deux millions de cotes, du 14 au 21 avril 2003, à tel point que ce qui en reste est préservé dans un abri antiatomique.
10 Pour L.-X. Polastron, « la bibliothèque, c’est le pouvoir » ; la détruire revient à détruire le génie propre d’un peuple pour mieux le conquérir en effaçant sa mémoire, ce qu’il appelle le « génicide ». C’est ainsi que dès le IIIe siècle av J.C., l’empereur Quin fait détruire presque la totalité des livres de Chine pour mettre le pays en coupe réglée, car « l’Etat ne peut ê gouverné que si le peuple est maintenu ignorant » ; le fondateur de la dynastie Han lui aussi brûlera tous les livres de la capitale. Le génicide peut prendre le visage paradoxal du despotisme éclairé, comme sous Joseph II, qui en 1782, au nom de l’idéal des Lumières, supprime les ordres improductifs et non scientifiques d’Autriche, dont il vide les monastères. Plus près de nous, la destruction des bibliothèques afghanes a pour but d’effacer la culture shiite et le persan : « Comme d’autres iconoclastes avant eux, les Taleban visent à « pulvériser le passé » de façon à ce que rien ne puisse remettre en question et concurrencer leur indigente « rhétorique ». » On pourrait classer sous ce chapitre la censure opérée par les municipalités Front National dans les bibliothèques d’Orange et de Vitrolles, dans lesquelles est établi un « ordre moral », et où « un livre raciste doit équilibrer un livre anti-raciste. » De même, l’auteur estime que l’incendie de la bibliothèque universitaire de Lyon en 1999, considéré à tort comme un accident, est un acte criminel délibéré et idéologiquement orienté.
11 Cas de « génicides » particulièrement efficaces, les régimes nazi et marxistes font l’objet de chapitres à part. On n’est pas surpris que la « nihilisation intellectuelle » opérée par le National Socialisme se manifeste dès 1933 par l’autodafé des œuvres de Marx, Freud, E. M. Remarque, ou Zweig, les épurations et contrôles des bibliothèques, et la confiscation de tous les ouvrages intellectuels dans les pays occupés (seize millions de volumes disparaissent en Pologne, tandis que les Brandkomandos spécialisés dans l’incendie des bibliothèques vandalisent entre autres les maisons de Tolstoï, Pouchkine et Tchekhov.) On le sera plus de « la frénésie bibliophilique du Reich » pendant la guerre pour les ouvrages israélites, qui trahit selon L.-X. Polastron une véritable fascination pour la culture juive : les seize-mille ouvrages personnels volés par Hitler proviennent essentiellement des Rothschild. Ainsi, un Johannes Pohl sillonne l’Europe à la recherche des meilleures œuvres pour se livrer aux « études juives sans les juifs ». Cinq-cent-cinquante-mille sont réunis à Berlin, grâce au travail de l’ERR — ce qui n’empêche nullement que des millions seront perdus ou détruits, par vandalisme ou ignorance, pendant cette vaste campagne. L.-X. Polastron note qu’à Paris, le site de la M-Aktion au camp Austerlitz, qui spolie les ouvrages des Juifs, incendiée le 23 août 44, sera ironiquement celui retenu cinquante ans plus tard pour la construction de la BNF.
12 Mais ce sera au tour de l’Allemagne, lorsqu’elle fera partie du bloc communiste, de subir des déplacements de ses ouvrages ordonnés par le Kremlin (onze à douze millions). L’URSS à partir de 1955 va en brûler des dizaines de milliers pour purifier les bibliothèques ; des millions seraient toujours en train de pourrir à Uzkoe, près de Moscou. L.-X. Polastron s’attarde sur l’épisode étonnant de l’incendie « accidentel » de la bibliothèque de Léningrad en 1988, dans lequel 3,6 millions d’ouvrages sont détériorées sous les lances d’incendie : la population intervient pour en sauver au moins un quart en les faisant sécher avant qu’on ne les détruise, tenant ainsi tête aux dirigeants de Moscou. Evoquons rapidement le cas de Cuba, où soixante libraires amateurs importent des livres étrangers au risque de leur vie, tandis que les bibliothèques officielles se consacrent à l’œuvre d’Ernesto Guevara, et que des centaines d’ouvrages offerts par l’Espagne ont été détruits en 1999. Quant à la politique de Mao, elle est responsable du « colossal abaissement du niveau culturel de la jeunesse chinoise » en visant à produire des « travailleurs incultes ». Parmi tant d’autres, citons l’exemple du nettoyage de la province du Liaoning, qui à elle seule perd 2,5 millions d’ouvrages en 1966, tandis que le « génicide » du Tibet procédait à la destruction des bibliothèques des monastères. Évoquons aussi le cas de Phnom Penh, qui n’est plus qu’« une montagne de papier brûlé » quand on vide la ville.
13 Enfin, on sait que les assauts islamistes au Proche-Orient visent essentiellement Darwin et Marx, Sartre, Shaw, Milton, et Shakespeare - mais ici le génicide rejoint la vaste question du fanatisme religieux.
14Selon L.-X. Polastron, l’histoire lorsqu’apparaissent des religions « d’un seul livre » va dans le sens d’un « absolutisme » de plus en plus organisé dans la destruction des savoirs. Paul à Ephèse ordonne que tous les convertis brûlent leurs livres ; puis ce sont les persécutions des Chrétiens sous Dioclétien. Parmi ces méfaits, on nous rappelle que « La bibliothèque des israélites […] fut l’objet d’une traque permanente et quasiment obsessionnelle », commencée avec le roi de Syrie Antiochos IV Epiphane dans son entreprise d’hellénisation des juifs ; les papes qui se sont succédés aux siècles suivants ordonnèrent leur disparition, tout comme les Vénitiens au XVIe siècle. L’Espagne catholique de la fin du XVe s s’en prendra aussi bien aux livres juifs qu’aux musulmans, à Luther, aux codices aztèques, et aux Philosophes des Lumières. Luther et les réformés brûlent les livres des moines ; Jan Matthys en fait une « montagne de feu » à Haarlem en 1534 ; puis c’est au tour de la bibliothèque de Heildeberg d’être endommagée par les envoyés du pape un siècle plus tard. A la même époque, les Japonais détruisent les bibliothèques bouddhistes. Les musulmans ne sont pas en reste, mais on sera étonné d’apprendre que le calife Osman a d’abord ordonné qu’on brûle six versions du Coran pour imposer la sienne, par calcul politique : de nombreux livres saints musulmans furent donc anéantis sur ordre d’un des fondateurs de l’Islam au VIIe s. Mille-trois-cents ans plus tard, en 1992 à Sarajevo, dans la bibliothèque nationale Vijecnica, les Serbes ont en premier lieu détruit les manuscrits musulmans, avant de brûler les deux millions de livres qu’elle contenait.
15 Les autodafés causés par les fous de Dieu sont tristement d’actualité : la Harvest Assembly of God Church juge bon de brûler en 2001 une bibliothèque à Pittsburgh, au motif qu’elle contenait des auteurs sataniques comme Hemingway …. Quant à la plus grande bibliothèque d’Afghanistan, son fondateur Saïd Mansour Naderi la déménage plusieurs fois, jusque dans les montagnes, pour échapper aux Taleban, qui la détruisent le 12 août 1998.
16 « J’affirme que ce livre est interminable » : devant cette somme d’événements répétitifs, l’auteur ne peut que dresser ce constat, qui fait écho à la formule de Borges citée plus loin, « J’affirme que la Bibliothèque est interminable ». Le grand écrivain argentin est en effet la figure qui hante cette étude, et le rêve borgesien de la bibliothèque sans fin se lit en filigrane derrière les pages de L.-X. Polastron. Ce dernier semble faire sien le principe mis en lumière dans Le Congrès, nouvelle dont il souligne l’importance, et qu’il résume en ces termes : « la logique d’une action aussi infinie que l’univers est qu’elle prépare sa propre disparition. » Il y a quelque chose de cyclique dans le mouvement qui associe indissociablement destruction et reconstitution des livres, ce qui semble s’illustrer à la fin de l’ouvrage, consacrée à la renaissance de la bibliothèque d’Alexandrie. On peut ainsi lire l’« histoire de la destruction sans fin des bibliothèques » comme celle de leur constitution sans cesse renouvelée ; l’histoire des autodafés permet en effet de rétablir une histoire en creux du livre.
17 L.-X. Polastron revient sur le « Berceau des bibliothèques », qui naissent vers 2500 avant J.C. en Mésopotamie, pour montrer comment leur usage se développe lorsqu’elles deviennent publiques, puis leur perfectionnement (le patriarche Photius invente au IXe siècle les inventaires dans l’empire byzantin, G. van Swieten le catalogage en fiches au XVIIIe siècle en Autriche …), et enfin comment l’art de ranger les livres devient une « science », au moment où sont séparées les notions de bibliothèque et de bibliothécaire au début du XIXe siècle. La classification des ouvrages a aussi progressé avec le temps, et l’on découvre que différents systèmes ont été proposés par Bacon (1605), d’Alembert, Brunet (1810), Melvil Dewey. Quant à l’imprimerie, et toutes les résistances qu’on lui oppose lorsqu’elle apparaît en Europe, elle a été inventée par les Chinois, dès le VIIIe siècle, ce qui n’empêche en rien le savoir-faire de leurs calligraphes - la Chine a eu une dynastie douée d’écriture au XIVe siècle avant notre ère ; quant aux enlumineurs arabes, ils sont bien plus raffinés que leurs homologues européens. Le lecteur suit le passage des tablettes d’argile au rouleau de papyrus, puis au codex, livre horizontal qui se généralise au IVe s afin que les Chrétiens persécutés puissent dissimuler plus facilement sous leurs vêtements, d’abord en peau, puis en papier, probablement inventé à Cordoue. Enfin, pointant les inconvénients des microfilms, l’auteur s’attache à observer les effets de la numérisation des données : « la mise en bits de l’existence est en marche et rien ne l’arrêtera. » ; constatant la fragilité toujours plus grande des supports, il nous fait comprendre que le rêve borgésien de la bibliothèque totale, infinie et labyrinthique prend aujourd’hui la forme assez inquiétante d’internet, avant de se projeter dans un avenir où la bibliothèque de papier sera réservée à quelques érudits marginaux, dans des domaines spécialisés, tandis que la dématérialisation presque complète du savoir livresque laissera les étudiants prendre des notes « en syllabaire phonétique sur un codex en simili-parchemin ». Les documents mis en ligne par Google (« Le véritable avenir est là-dedans ») ont deux avantages conséquents, les liens hypertextes et la mise à jour de l’information permanente. Cependant, on nous met en garde : les nouveaux supports numériques sont fragiles, coûteux, et tendent à simplifier les originaux (qu’ils peuvent facilement falsifier). Mais la grande érudition de l’auteur et lui permet de prendre une distance certaine et de ne pas adopter une position réactionnaire simpliste, lorsqu’il rappelle que le processus de simplification liée à la numérisation en masse des livres s’est déjà opéré lors du passage du volumen au codex.
18 Tant d’événements consignés auraient pu donner lieu à un propos fastidieusement répétitif. C’est ce qu’évite au contraire soigneusement L.-X. Polastron, qui s’efforce de retranscrire les faits historiques sur le ton de l’anecdote, de la conversation ou du petit récit. Ainsi du passage consacré à l’édification et à la destruction de la bibliothèque de Cordoue, dont voici l’incipit : « Elle s’appelle Subh, Aurore. Ou plutôt Subh la Basque, selon son origine. Elle est esclave chanteuse du futur calife al-Hakam II, qui l’aime éperdument … » Certains chapitres se constituent comme de véritables petites nouvelles, et le lecteur se laisse guider avec plaisir par le fil narratif. Il faut avouer que la matière traitée est souvent naturellement romanesque, comme c’est le cas pour l’évocation de ce professeur cambrioleur de livres, « qui fut confondu en 2002 dans une affaire à la Gaston Leroux » pour en avoir volé un millier dans le couvent du mont Sainte-Odile : on le voit « se faufiler depuis l’intérieur d’une armoire dont le fond amovible donnait sur une porte secrète et, de là, à une pièce aveugle où pend une échelle de corde. L’amateur d’histoire médiévale avait découvert le passage dans une revue d’archéologie. » Bref, l’auteur peut de cette manière casser la monotonie du déroulement chronologique, et éviter l’aspect rébarbatif d’une érudition austère : il fait usage de sa vaste culture avec une simplicité didactique, sans jamais tomber dans la pédanterie. Les livres en feu peuvent aussi se lire comme un recueil d’anecdotes curieuses, propres à divertir le lecteur autant qu’à l’instruire ; parmi tant d’autres choses, et dans le désordre, on retiendra par exemple qu’au couvent de Bendiktbeuern en 1722 « a lieu la découverte d’un recueil de 318 chants un peu balourds en latin de cuisine intitulé Carmina burana », que la bibliothèque jésuite de Xujiahui fut préservée des ravages de la révolution culturelle grâce aux arguments des ses locataires chinois formés à la casuistique de leurs pères fondateurs, que Mao, qui a réduit en cendres des millions d’ouvrages, a d’abord été bibliothécaire, ou encore que le manuscrit des Confessions fut miraculeusement mis à l’abri avant l’assaut du Palais-Bourbon par Leclerc en août 44, qui détruit sa bibliothèque … On découvre aussi avec amusement toute une galerie de bibliophiles attachants et parfois extravagants, le « premier des grands amoureux des livres », Assourbanipal, en Mésopotamie ; Aristote, « dandy couvert de bagues » ; Abu Hayyan al-Twhidi, né à Bagdad au XIe s, qui décide de brûler sa bibliothèque pour qu’elle ne lui survive pas et ne subisse pas les outrages des ignorants... mais aussi, plus proches de nous, on apprend que Thomas Jefferson « avouait un appétit « canin » pour les livres », et que l’une de ses trois bibliothèques, revendues au gouvernement en 1815, fut l’embryon de la Library of Congress (qui brûla trois fois au XIXe siècle), ou qu’un certain Aby Warburg au début du XXe siècle a passé sa vie à classer les quinze-mille ouvrages qu’il possédait selon leurs relations d’interdépendances, par séquences et séries, suivant un ordre mental propre à leur propriétaire, qui a édifié un véritable labyrinthe et s’est vu obligé de construire une nouvelle maison pour continuer sa tâche.
19 Cette légèreté plaisante dans le traitement de sujets au demeurant tout à fait sérieux se retrouve dans une pratique ludique de la littérature. L’auteur pastiche volontiers la langue des diverses époques traversées, évoquant « le ci-devant abbé Tuet » pour qui « l’instruction du peuple est si urgente » sous la Révolution, ou les agissements dévastateurs des « conservateurs » de bibliothèques : « Pour parler selon le style du temps, la haine des livres le dispute à la corruption et à la négligence. » Il détourne aussi avec amusement des citations célèbres (« J’affirme que ce livre est interminable », « Longtemps la bibliothèque a fermé de bonne heure »…) On peut y voir, si ce n’est un hommage en bonne et due forme, un témoignage de l’amour certain que l’auteur porte à la littérature, aux grands bibliophiles, et aux grands auteurs, de quelque pays qu’ils soient.
20Bref, il y a quelque chose d’enjoué dans cette narration, et le tempo allègre de ces récits n’est pas sans rappeler l’alacrité plaisante, mais parfois aussi grinçante, des contes voltairiens, surtout dans les relations des épisodes de l’histoire ancienne : « Cyrille fait lapider la philosophe et algébriste Hypatie, la seule femme de l’histoire des mathématiques grecques […]. Elle était également d’une grande beauté quoique sage, dit-on, populaire à l’excès et non chrétienne. En conséquence, elle se trouve dénudée par la foule et traînée dans l’église devant Pierre le Lecteur ; puis on la découpa vivante avec des coquilles d’huîtres et elle fut jetée au feu avec l’ensemble de ses ouvrages. […] Cyrille, lui, fut canonisé. » L’auteur des contes philosophiques est du reste explicitement cité au début du chapitre consacré à « L’Occident chrétien » : « Dans l’âge tendre de l’Inquisition, il se rôtit comme dit Voltaire dans Candide davantage de corps d’hommes et de femmes que l’on ne détruisit de bibliothèques … » Quoi qu’il en soit, comme on le voit, à travers le récit rondement mené se révèle au fil des pages un regard de plus en plus sombre porté sur l’histoire : tout comme le célèbre Philosophe des Lumières, L.-X. Polastron semble constater dans son tour du monde l’universalité de l’ineptie et de la violence des destructeurs de livres, en évitant de livrer une vision ethnocentriste de l’histoire - il y a même une certaine complaisance à rappeler que les Français sont aux yeux des Grecs de Constantinople « des gens ignorants et si ouvertement illettrés et barbares », en regard des intellectuels de Constantinople qu’ils ravagent. L’ouvrage évoque donc souvent, dans le ton et dans le propos, « De l’horrible danger de la lecture » ; le chapitre sur la Révolution de 1789 est à cet égard éloquent, par exemple lorsqu’il évoque l’action salutaire de Catherine II qui parvient à épargner quelques manuscrits précieux en les faisant venir en Russie : « La tsarine connaissait son métier et avait du goût ; aussi les Jacobins l’appelaient-ils la « catin du Nord. » » Livres en feu peut être à cet égard lu comme une grande histoire de l’obscurantisme, surtout religieux, dont il constate les ravages : « De là à dire que le monothéisme sans intolérance est impensable il n’y a qu’un pas, que beaucoup se gardèrent de ne point franchir. » Ainsi, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie est selon l’auteur l’abolition d’un « rempart philosophique aux raz de marée monothéistes », qui aurait permis de conserver l’héritage de la culture grecque disparue pendant des siècles.
21Une forme de découragement point parfois dans les propos de l’auteur : les soldats nazis pavant les rues d’encyclopédies pour faciliter le roulage des voitures sont une « Vision d’Epinal à classer entre celle des Mongols à Bagdad en 1258 et les charrettes autrichiennes de 1785. » C’est une conception cyclique de l’histoire toujours renouvelée du vandalisme qui se fait jour dans Livres en feu, et cette farce qui se répète sans fin est relancée par le processus d’oubli médiatique des destructions de bibliothèque, notamment au Proche-Orient, lors de la dernière guerre du Golfe : « Un an plus tard c’est comme si elle n’avait jamais existé. On peut passer au drame suivant. » Le sarcasme est particulièrement sombre lorsqu’il s’agit d’évoquer de façon carnavalesque les ravages de la politique américaine au Proche-Orient, où vient se montrer « l’habituelle déferlante d’éphémères attirés par les sunlights », « la jet-set des malheurs du monde. Il faut dire que c’était une belle fête : elle a coûté 1000 milliards de dollars. » Entre abattement et cri d’indignation, l’auteur rejoint parfois la position du pamphlétaire, et pourrait sembler parfois, s’il n’en était tenu à distance par la vigueur de ses formules, la ténacité de ses positions, et quelque chose d’irrémédiablement souriant, tenté par une vision crépusculaire de l’histoire des bibliothèques, qui obéissent de plus en plus à une logique marchande en faisant disparaître les manuscrits les plus précieux de leur catalogue : « Tout à l’heure on avait Donald, voici maintenant Simplet », dit-il en stigmatisant à la fois « la dépigmentation culturelle générale », « L’absence d’humour et de distance », l’« organisation mondiale de l’insignifiance ». Tout le contraire de ce que nous propose l’enthousiasmante lecture de son ouvrage.