L’idée et sa mise en forme littéraire
1Issu d’un colloque organisé par l’équipe ELISEM (expression littéraire des idées, des sensibilités et des mentalités) de l’Université Paris XII-Val de Marne, ce volume cherche à évaluer, dans une perspective diachronique, la façon dont la littérature transmet des idées par des formes littéraires. Aussi Geneviève Artigas-Menant souligne-t-elle dans l’introduction que le terme de « fable » ne renvoie pas simplement à l’apologue mais est à prendre au sens large d’« élaboration littéraire de l’idée ». La question qui se pose alors consiste à savoir si l’expression fictionnelle ne vise qu’à « faire passer » un contenu philosophique, politique ou moral et se limite à une ornementation du discours. Ne peut-on pas imaginer au contraire que la création poétique affecte le propos, qu’elle l’infléchit et le façonne ? Le débat ne doit évidemment pas conduire à s’enfermer dans une opposition schématique du contenu et de la forme. Il s’agit bien plutôt de s’interroger sur les ajustements qui peuvent s’opérer entre un message idéologique et une forme littéraire et de prolonger peut-être les développements de Jean Rousset qui considérait que toute œuvre d’art résulte de « I'épanouissement simultané d'une structure et d'une pensée »1. L’un des intérêts de cette réflexion est donc d’écarter les cloisonnements disciplinaires en rappelant que les écrivains proposent une conception du monde en même temps qu’un travail sur les mots, que leurs pensées ne sont pas insignifiantes face aux raisonnements des philosophes.
2Le champ d’investigation est circonscrit aux genres les plus propices à éclairer les relations de l’idéologie et de l’écriture. Les articles abordent ainsi le conte, le dialogue, la lettre, l’apologue, les textes des moralistes et des polémistes, l’oraison funèbre, la nouvelle, du Moyen Âge au XIXe siècle. Comme l’annonce le titre, la problématique se veut aussi centrée sur le rôle du genre et se construit autour de quatre interrogations : dans quelle mesure le choix d’un genre oriente-t-il la pensée et la forme même de la fiction ne contribue-t-elle pas à révéler déjà sa signification ? Quels sont d’autre part les facteurs historiques qui orientent la compréhension de la fiction ? La mise en forme fictionnelle contribue-t-elle à fausser ou à atténuer l’idée ? Enfin dans quelle mesure assiste-t-on à une évolution du rôle des idées dans la création littéraire et à une redéfinition des attentes du public ?
3Le volume s’organise alors en six parties attestant de la diversité des approches. Le premier volet aborde la réflexion sous l’angle philosophique. Paul Mengal s’intéresse au concept d’association et montre que des penseurs du xviie et du xviiie siècle recourent à des métaphores qu’ils empruntent à des domaines différents (politique, anatomie, psychologie) pour essayer de rendre compte des relations sociales et des mécanismes de l’homme perçu comme un corps et un esprit : dans la fable politique du Léviathan, Hobbes fonde le lien social sur un calcul rationnel des intérêts particuliers dont l’association d’idées est le modèle. L’Essai philosophique concernant l’entendement humain de Locke cherche à comprendre le fonctionnement du cerveau et les enchaînements d’idées par l’image de la trace tandis que Hume tente d’expliquer par cette même notion les principes moraux, les mobiles rationnels ou affectifs de nos actes. Jean Dagen se propose ensuite de montrer que Fontenelle, philosophe et dramaturge, entend surmonter la dualité fond/forme en regardant l’œuvre littéraire comme une « démarche de l’esprit » que la fable contribue à élaborer. Un philosophe peut exposer des théories en usant d’un récit qui obéit à une logique rationnelle. Loin de juger de la qualité d’une œuvre d’après des règles préétablies, il convient dès lors d’examiner plutôt sa cohérence interne. Et la notion de genre échappe d’autant plus aux carcans normatifs que l’auteur doit pouvoir séduire par sa liberté créatrice un public très divers. Jean-Pierre Seguin aborde les textes de Rousseau, Condillac et Diderot par le biais de la linguistique pour examiner comment l’interpellation participe à la détermination d’un genre –lettre ouverte, traité– et à l’élaboration du sens. Il s’attache notamment à examiner l’effet de réel qu’elle ménage dans le cadre d’une communication fictive en actualisant le destinataire et la manière dont elle accompagne les mouvements de la pensée, sert la stratégie persuasive ou les intentions polémiques du discours.
4Une deuxième série d’articles est consacrée aux écrits des moralistes. Elisabeth Pinto-Mathieu met d’abord en parallèle les décisions du Concile du Latran de 1215 et l’itinéraire insolite d’un personnage de conte, Le Chevalier au barisel. Le parcours de l’anti-héros devient l’occasion de construire le récit sur des scènes symétriques opposant la fausse confession à un aveu sincère de ses péchés, de reprendre des topoï romanesques pour les inverser et ménager des effets de contraste. Tout en séduisant par son traitement original, le conte se fait ainsi l’écho des préoccupations de l’Église, soucieuse d’éclairer les véritables enjeux de la confession au début du xiiie siècle. Bruno Petey-Girard s’attache à deux textes publiés dans la seconde moitié du xvie siècle et relevant du genre de la méditation religieuse. Ces œuvres sont caractérisées par une homogénéisation du point de vue qui reprend les thèmes de la théologie catholique. Aucune liberté n’est ainsi accordée au lecteur, enrôlé en quelque sorte dans un exercice spirituel qui postule une certaine vision de la religion. Même si, en cette période de troubles, la méditation semble impliquer plus une attitude mentale qu’une prise de position idéologique, elle cache sans doute une « démarche catéchétique » derrière une neutralité trompeuse. C’est ensuite la Doctrine des Mœurs de Gomberville, destinée à l’éducation du futur Louis XIV, qu’analyse Bernard Teyssandier pour montrer comment ces gravures commentées diffusent un discours stoïcien. Empruntant à la tradition des peintures morales tout en s’adaptant aux attentes du public mondain, le livre galerie propose une promenade philosophique dont le sens est explicité par un dispositif iconologique. Ainsi, l’austérité de la doctrine antique, qui intègre en outre l’idéologie augustinienne, est à la fois servie et enveloppée par une rhétorique séduisante. Gerhardt Stenger conteste pour sa part l’idée que les contradictions que l’on attribue traditionnellement à Diderot sont constitutives de sa philosophie ou de son incapacité à résoudre des postulations opposées. Les évolutions du discours moral de l’auteur tiennent plutôt au constat qu’aucune pensée dogmatique ne peut se substituer aux aléas de la vie. Les Contes de Diderot cherchent alors avant tout à soumettre le lecteur à une expérience morale. Constatant les réticences des critiques français à analyser les relations qu’entretiennent le droit et la littérature, Cyril Le Meur se pose la question de savoir s’il existe une juridicité du discours littéraire. Certains énoncés, relevant de la parole performative, ont ainsi force d’autorité. Or le moraliste classique appartient à un milieu normatif et inversement son discours participe d’une codification des usages. Son choix de la forme brève et péremptoire le place enfin dans le « lieu d’énonciation naturel de la parole juridique » : ses maximes définissent en creux une vérité légitime ; ses portraits qui épinglent tel vice équivalent à des sanctions et une approche stylistique confirme les prétentions légiférantes de son discours.
5Les quatre réflexions suivantes s’articulent autour d’une poétique de l’idée. Sylviane Bokdam montre l’évolution du songe allégorique en confrontant l’ouvrage de Francesco Colonna et la Concorde des deux langages de Lemaire de Belges. Tout en héritant de la tradition médiévale, Le Songe de Poliphile contribue à redéfinir la nature du plaisir en dépassant l’opposition entre les vanités du plaisir terrestre et la vérité d’une félicité spirituelle, entre la réalité et l’imaginaire. En revanche, le poète français recourt au songe pour signaler ironiquement la dégradation de l’allégorie et du néo-platonisme en dénonçant l’illusion d’un mysticisme érotique, la confusion de la fable et de la vérité. Marie Susana Seguin considère que l’histoire de Noé constitue un exemple privilégié pour mettre en lumière l’ambiguïté de la notion de fable : le mythe du Déluge peut en effet donner lieu à des interprétations allégoriques, philosophiques, historiques mais aussi à des fictions purement imaginaires que dénoncent en particulier les philosophes des Lumières. Jean-François Bianco explique quant à lui comment Diderot élabore une pensée de la vie dans le cadre même de sa correspondance à une époque où la biologie ne s’est pas encore développée. Alliant une pratique de l’écriture et une représentation mentale, la relation épistolaire repose sur des échanges vifs et spirituels ; elle participe d’une prise de conscience de la vie comme vécu. Brigitte Grente-Méra interroge également le processus de création en examinant les relations de l’image et de l’idée dans la nouvelle de Balzac, Sarrasine, et plus particulièrement dans l’incipit. L’univers romanesque de l’auteur propose en effet une approche symbolique de la société et de la nature humaine afin d’essayer de restituer le monde des idées. Le portrait initial du personnage condense ainsi les éléments de l’intrigue à venir, contient en germe le destin des protagonistes : l’idée, inscrite dans une dynamique, est ainsi lourde de la fable à venir.
6L’analyse de textes idéologiques donne ensuite à Olivier Ferret l’occasion de montrer comment Abraham Chaumeix se livre à un travail de sape dans sa Petite encyclopédie : le polémiste recourt en effet à l’énonciation, au contenu et à la forme du dictionnaire philosophique pour en subvertir la fonction et l’esprit. Il cite en particulier les idées de ses adversaires pour en détourner le sens en les coupant de leur contexte et suggérer que les philosophes s’attaquent aux fondements mêmes des institutions. Catherine Rannoux fait porter son étude sur le Journal de guerre de Jean Malaquais. L’écriture obéit ici à des objectifs contradictoires qui finissent par se rejoindre : restituer simultanément et donc artificiellement une réalité absurde et anticiper la réaction d’un lecteur qu’il s’agit de gagner à sa cause. Cette connivence avec l’interlocuteur, qui figure aussi l’Autre collectif, ne va cependant pas toujours de soi et l’ethos du diariste se construit à la fois dans le combat et la solitude. Il semble plus difficile de parler de fable pour l’oraison funèbre qui ne doit pas recourir à la fiction. Alain Couprie essaie cependant d’examiner la façon dont l’idée façonne le genre dans ce discours institutionnalisé en comparant les oraisons de deux auteurs, Bossuet et Malraux. Le genre trouve sa légitimité dans l’héroïsation d’une personne illustre qui doit susciter l’admiration du public chargé en quelque sorte d’un devoir de mémoire. Ce parti pris de sublimation fait ainsi de l’oraison une « fabula, signe et traduction de l’idée », qui s’organise autour d’une amplification. En outre, l’hommage constitue un véritable acte politique en célébrant une certaine idée du pouvoir.
7La cinquième partie aborde plus spécifiquement le genre de l’apologue. Frédérique Wœrther et Pierre Chiron reviennent tous deux à l’utilisation rhétorique de la fable dans l’Antiquité. Après avoir rappelé qu’Aristote définit la fable comme un exemple fictif, la première fait valoir l’apport d’Hermogène qui contribue à promouvoir l’autonomie du genre à l’égard du raisonnement en affirmant le goût de la fiction. Le second évoque le rôle de l’apologue dans l’initiation des élèves à la maîtrise du discours. La fable relève bien de la rhétorique en ce qu’elle constitue un argument inductif. Elle la déborde cependant en ce qu’elle se prête au travail de l’expression et donne lieu à un plaisir esthétique. Partant du constat que La Fontaine se plaît à compliquer les relations du récit et de la leçon et à souligner que le sens de la fable n’est sans doute pas univoque, Anne-Marie Paillet propose une approche stylistique de la moralité. Le fabuliste privilégie « l’exhibition de l’acte argumentatif » qui lui permet de mettre en avant le dialogue entre l’auteur et un co-énonciateur s’interrogeant ensemble sur l’interprétation de la fiction. L’organisation de la narration se veut dès lors au service d’une expression délibérément polysémique de l’idée qui demeure sujet de débat. Et Patrick Berthier signale qu’au lendemain de la Révolution de Juillet, les auteurs s’inscrivent encore dans la lignée de La Fontaine pour faire de la fable le support d’une satire politique ou pour opposer une esthétique simple et variée aux excès du romantisme. Le genre représente d’abord une référence culturelle susceptible d’être réinvestie dans des polémiques contemporaines.
8Enfin, Jean-Noël Pascal et Laurent Versini observent l’évolution de la fable à l’époque des Lumières. Le succès de La Fontaine a conduit les fabulistes du xviiie siècle à se démarquer de ce modèle écrasant. L’entreprise nécessite une rupture qui passe par une théorisation de l’apologue et par une invention des sujets. La Motte, Aubert, Dorat actualisent alors le genre en se faisant l’écho des idées politiques et sociales de leur époque. Quant à Diderot, il considère que la fable appartient à un patrimoine dans lequel on puise pour égayer sa pensée ou présenter une idée de façon oblique. Il croise ainsi ses sources antiques et modernes pour ménager des rapprochements philosophiques tout en les mettant en perspective, tout en mêlant aussi empirisme et poésie.
9Dès lors que la littérature décide de se faire l’écho d’autres disciplines et de diffuser des savoirs, les genres sont bien toujours le lieu d’interactions complexes entre la fable et la pensée. Même dans la « littérature d’idée », le détour par la fiction ne saurait être ramené à un simple habillage agréable de la réflexion. La question qui se pose vraiment est plutôt celle de la mise en œuvre de la pensée par la fiction, de la démarche initiée par l’auteur qui vise un public précis, qui cherche à modeler son lectorat par un dispositif argumentatif ou une stratégie narrative. L’ouvrage, dans sa diversité, le montre clairement. Alain Couprie attire pour finir l’attention sur l’historicité de cette écriture idéologique : n’est-ce pas dans le cadre d’une lecture rétrospective, lorsque l’idée est devenue lieu commun, que la forme révèle le plus sa plasticité et son émancipation ?