Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Abdoulaye Imorou

Oralité, tradition, champ littéraire africain

David K. N’Goran, Le champ littéraire africain : Essai pour une théorie, préface de Bernard Mouralis, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2009, 292 p.

1Les motifs de l’oralité et de la tradition occupent une place centrale dans Le champ littéraire africain. Dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat1, David N’Goran propose, comme indiqué dans le sous-titre, une théorie du champ littéraire africain. De sa démonstration, il ressort que ce champ trouve, dans les motifs de l’oralité et de la tradition, les éléments distinctifs autour desquels affirmer son autonomie. Aussi, est-ce à un décryptage des usages que les écrivains africains en ont que David N’Goran se livre. Il insiste notamment sur la manière dont l’oralité et la tradition deviennent objets de jeux et d’enjeux concurrentiels, la capacité de l’écrivain à les manipuler passant, alors, pour être le garant d’une bonne pratique de la littérature africaine. Toutefois, l’auteur n’oublie pas d’interroger la validité du rôle qu’écrivains et critiques prêtent à ces motifs, en se demandant, par exemple, si les usages qu’ils en ont reflètent, comme ils le soutiennent, la spécificité de la réalité africaine. Mais avant de voir dans les détails les manifestations de ces motifs au sein du champ littéraire africain, il convient de s’arrêter sur la manière dont ils sont parvenus à s’imposer comme motifs centraux. Il convient, autrement dit, de revenir, dans un premier temps, sur la constitution de la littéraire africaine en champ littéraire autonome.

2La figure du père est de première importance dans le processus d’autonomisation du champ littéraire africain tel qu’il est donné à lire dans cet ouvrage. Tout se joue dans la manière dont les différents acteurs se placent sous l’aile du père. En effet, se placer sous l’aile du père, c’est se mettre en position de tirer profit de son autorité et du capital qu’il a engrangé. C’est également se mettre en position de la briser. David N’Goran parle, à ce propos, de parricide. Il note une tendance des écrivains africains à revendiquer des liens de filiation et à, dans le même temps, s’engager dans des actes de parricide. Ce comportement paradoxal intervient à au moins deux reprises au cours du processus d’autonomisation de la littérature africaine.

3Lorsque la première manifestation a lieu, c’est l’institution littéraire française qui joue le rôle du père, les fils étant, à cette occasion, « les premiers écrivains africains », les pionniers. Ces derniers tirent profit du capital symbolique de l’institution française en plaçant leurs textes sous l’autorité de parrains aussi prestigieux que Georges Hardy (Mapaté Diagne, Les trois volonté de Malick), Robert Delavignette (Ousmane Socé, Karim) ou encore Jean Richard Bloch (Bakary Diallo, Force Bonté). Mais c’est surtout la stratégie à laquelle recourt Senghor lorsqu’il cherche à imposer les postulats de la Négritude qui est la plus significative. David N’Goran montre en effet (p. 167-169) que Senghor est habile à détourner, à son profit, le prestige des africanistes les plus influents du moment2. Ainsi, lorsqu’il décrit le Nègre comme étant un être de la perception et des sens, un être de la parole, Senghor le fait sous l’autorité des ethnologues que sont Frobenius, Delafosse ou encore Griaule. De même, il emprunte à Placide Tempels auteur de La philosophie Bantoue, l’argument de la « force vitale ». Etre de la parole, animé d’une force vitale qui exacerbe son sens de la perception des objets qui l’entourent, le Nègre apparaît alors comme étant capable d’une approche particulière du monde, une approche essentiellement émotive. Fort de l’autorité conférée par Tempels et autres Griaule, Senghor peut alors imposer les postulats de la Négritude comme étant les seuls recevables dans l’espace africain : « Enfin, un troisième moment où la négritude s’affiche comme référence unique, voire incontournable de tout discours et/ou de toute « pensée africaine ». En conséquence, elle proclame la poésie (c'est-à-dire la transcendance en tant que caractéristique naturelle attribuée au nègre) comme la pratique ou la science majeure par laquelle les autres sciences ou les autres praticiens de toute autre science (savoir) acquièrent leur légitimité) », (p. 169). Ce faisant, l’oralité et avec elle la tradition apparaissent comme étant les principales caractéristiques de la réalité africaine et, par voie de conséquence, comme étant les motifs incontournables de toute production africaine.

4C’est donc en se référent aux travaux des africanistes les plus en vue que Senghor et les tenants de la Négritude parviennent à imposer l’oralité et la référence à la tradition comme critères distinctifs de la littérature africaine. Cependant, dans le même temps qu’il se réclame de ces auteurs, Senghor entend inverser le rapport de force en s’engageant dans une entreprise de mythicide et de parricide. En effet, si c’est René Maran qui inaugure le mythicide et le parricide avec Batouala, ce sont Senghor et Césaire qui mènent l’entreprise à terme. René Maran met à mal le mythe selon lequel seul l’Occident pouvait tenir un discours sur l’Afrique. Il apporte la preuve qu’un Nègre peut tout aussi bien écrire sur l’Afrique, et ce, sans parrain. Toutefois, la Négritude consomme mythicide et parricide, en mettant en avant un type particulier de discours sur l’Afrique, imposant, par la même occasion, une norme africaine de la connaissance du continent et du monde. En définitive, elle parvient à « constituer tour à tour "une science africaine", " un corps de lettrés africains", et une institution littéraire africaine, c'est-à-dire une littérature africaine pouvant être définie comme système et institution, précisant par voie de conséquence le statut de l’écrivain, la langue de l’écriture, ainsi que les conditions de production, de la circulation et de la réception de la littérature africaine », (p. 170). Le processus d’autonomisation du champ littérature africain ainsi amorcé devient complet avec, à partir des années 1970, l’entrée des auteurs africains dans les manuels scolaires destinés à l’Afrique (p. 52) et l’accession d’auteurs comme Senghor et Césaire au statut d’auteurs classiques (p. 203).

5C’est à ce moment que s’ouvre le deuxième temps de la pratique qui consiste à doubler une revendication de filiation d’un projet de parricide. La différence tient à ce que, cette fois, l’ensemble des acteurs concernés appartiennent au champ littéraire africain. Du fait de leur statut d’auteurs classiques, c’est à Senghor et à Césaire qu’il revient alors d’endosser le rôle du père. Dans la démonstration de David N’Goran, ce sont Frédéric Titinga Pacéré et Bernard Zadi Zaourou qui prennent figure de prétendants. Dans cette nouvelle configuration, les prétendants gagnent à se placer sous l’aile des pionniers pour la raison que ces derniers disposent d’un capital symbolique appréciable. En l’occurrence Pacéré et Zadi Zaourou vont, comme Senghor et Césaire, valider le principe de la prééminence des motifs de l’oralité et de la tradition. Parallèlement, ils vont chercher à se présenter comme étant les véritables chantres de la tradition, les seuls à savoir produire une écriture authentiquement orale, autrement dit, ils vont chercher à détrôner les pionniers.

6Cependant avant de voir dans le détail les jeux et les enjeux concurrentiels qui prennent alors place, il convient de s’arrêter encore sur ce qui s’apparente à une troisième figure du père. Il s’agit des autres champs symboliques africains et, plus particulièrement, des champs politique et économique. Cependant, dans ce cas de figure, il serait sans doute plus juste de parler de figure du frère. En effet dans le processus d’autonomisation du champ littéraire tel que David N’Goran le décrit, ces champs se comportent, dans un premier temps, comme s’ils étaient les frères d’armes du champ littéraire. L’auteur montre en effet que, jusqu’aux indépendances, il existait une communauté d’intérêt entre la littérature et la politique africaines comme en atteste le fait que nombre d’acteurs intervenaient dans les deux champs à la fois (C’est le cas, notamment, de Senghor et Césaire qui, comme chacun le sait, sont également des hommes politiques). Cette configuration a été bénéfique : en liguant leurs forces, ces champs ont pu s’émanciper des espaces occidentaux (p. 46-53 : « coïncidence écriture, critique, idéologie »). Le cheminement commun prend fin après les indépendances, suite au désenchantement face aux régimes dictatoriaux qui se mettent alors en place (p.53). Le champ littéraire africain, après être devenu autonome par rapport aux institutions occidentales, s’émancipe donc également, au sein de l’espace africain, des champs politique et économique. Les auteurs qui ne peuvent plus compter sur les prébendes politiques, prennent parallèlement à leur travail d’écrivain, des postes rémunérés notamment dans les universités quand ils ne sont pas contraints à l’exil. On notera au passage que si champ littéraire et champ politique finissent par se séparer, ils continuent tous deux de placer au centre de leurs pratiques les motifs de l’oralité et de la tradition3, ce qui d’une certaine manière, permet d’anticiper sur la troisième partie de cette recension en pointant le fait que, justement, il ne s’agit là que de motifs.

7Dans la mesure où la Négritude a imposé le principe de la prééminence de l’oralité et de la tradition dans tout discours africain et à plus forte raison dans tout discours à prétention littéraire, les écrivains n’ont d’autre choix que de se lancer dans un jeu de concurrence. Il s’agit pour chacun, non seulement de faire état du caractère oral et traditionnel de sa production, mais encore de montrer qu’il a atteint, dans le domaine, des sommets inégalés. David N’Goran montre que ce jeu de concurrence comporte deux volets.

8Le premier réside dans une recherche de légitimité. Les auteurs tiennent à montrer qu’ils sont qualifiés pour ce type de productions. Dans cette perspective, ils tiennent un discours sur la pratique littéraire, un discours qui a une double fonction. Il se charge, dans un premier temps, de rappeler combien les motifs de l’oralité et de la tradition sont indissociables de l’écriture africaine. Parallèlement, il présente les écrivains dans une figure de l’élu, suggérant ainsi que la manipulation de ces motifs n’est pas à la portée de tout un chacun. L’invention du concept de « négritude » par Senghor et Césaire et de concepts concurrents par les prétendants – le « didiga » de Zadi Zaourou et la « bendrologie » de Pacéré – participe de cette stratégie. Senghor dit ainsi des tenants de la Négritude qu’ils sont « comme les lamantins qui vont boire à la source du Simal » (p. 177). Le didiga renvoie à l’art de grands chasseurs qui racontaient au son du dôdô, arc musical, leurs exploits. Zadi Zaourou, en plaçant son œuvre sous le signe du didiga, laisse entendre que son texte est aussi oral et authentique que la parole de ces chasseurs. Pacéré définit la bendrologie comme étant « la science, les études méthodologiques, les méthodes de pensée, de parler, des figures de rhétorique, relatives au tam-tam, voire à la culture des messages tambourinés, notamment d’Afrique », (p. 173). En se présentant, comme ils le font, comme héritiers de pratiques ancestrales, les auteurs apparaissent sous les traits de grands initiés dont la maîtrise de l’art de la parole ne peut être mise en doute. Ils sont donc, en toute logique, destinés à occuper  une place particulière dans le champ littéraire africain dont ils sont les représentants désignés. Et Pacéré de dire : « J’ai souvent l’impression que mes ancêtres m’ont utilisé pour produire des textes », (p. 133).

9Toutefois, il va de soi que les auteurs ne peuvent se contenter du discours sur la pratique. Il faut encore que la pratique elle-même reflète ce qu’ils avancent. Aussi mettent-ils tout en œuvre pour que leurs écrits laissent l’impression, justement, non pas de texte écrit, mais de « chose dite », (p. 182). A cet effet, Zadi Zaourou compose ses œuvres dramatiques en prenant garde à n’accorder au texte écrit qu’une place secondaire. Il ne s’agit pas pour lui de partir d’un texte pour monter une pièce. C’est le cheminement inverse qui est privilégié. Le texte vient naturellement, sous forme d’une parole chargée de prolonger les mouvements de la musique et des corps des acteurs dramatiques. C’est seulement ensuite qu’il est mis sous forme écrite. D’une manière générale, le texte africain se donne à lire comme un texte poétique et musical, un texte dont les mouvements rappellent ceux de la parole. Les poèmes de Senghor ne se réalisent pleinement qu’avec leur accompagnement musical (cora, balafon…), ceux de Césaire se caractérisent par une présence obsédante du tam-tam, (p. 124). L’arc musical et le Bèndré (tambour du griot) informent respectivement l’œuvre de Zadi Zaourou et celle de Pacéré. La présence ou la référence à ces instruments suffit déjà à donner un certain rythme aux textes.

10La marque de l’authenticité n’apparaît pas seulement dans le rythme des textes. Elle est également présente dans ce qu’ils ont à dire, dans ce qu’ils véhiculent une certaine idée de l’Afrique, (p. 135). David N’Goran avance en effet que la référence obligée à l’oralité et à la tradition est de nature à informer l’imaginaire produit par les textes africains. Cela aboutit chez les aînés, à une certaine vision de l’histoire, qui passe par la mobilisation de personnages clés de l’histoire africaine, tels que Chaka, Toussaint Louverture ou encore le tirailleur sénégalais. La référence à ces personnages ne se fait pas sous le mode de la complainte. Ils sont, bien au contraire, représentés de manière chevaleresque. L’idée de l’Afrique ainsi mise en avant vient « contredire cette espèce d’européocentrisme caractéristique des écrits du XXe siècle précédent, et nuisible à l’histoire générale du monde. L’avantage de ce dépassement par le fait de la littérature, c’est que la représentation du monde, même passéiste, par la pensée de l’histoire, privilégie ainsi la dynamique mémoire et création (mémoire comme capital d’expérience) au détriment de celle privilégiée avant entre mémoire et oubli ou nostalgie », (p. 147). Quant à Pacéré et Zadi Zaourou, leurs textes sont parsemés d’évocations de figures d’ancêtres, ce qui a contribué à les cataloguer comme auteurs régionalistes et communautaristes, (p. 149-150).

11Pionniers comme prétendants revendiquent donc, chacun à sa manière, le caractère authentiquement oral et traditionnel de leurs textes. Ce faisant, ils entrent dans un rapport de concurrence, chacun prétendant être maître dans le domaine. L’enjeu de ce rapport de concurrence est la place occupée, en termes de hiérarchie, au sein de l’espace littéraire. De la position dans le champ littéraire, dépend en effet la nature du capital auquel il est possible de prétendre. Il s’agit alors pour chacun des écrivains d’être le meilleur. Il faut cependant retenir que le capital recherché n’est pas seulement économique. Il est aussi – et surtout – littéraire. Chacun compte engranger suffisamment de capital pour dominer le champ littéraire africain, pour prétendre à la figure de classique et être de ceux qui dictent la norme littéraire. Pour également bénéficier de ce que David N’Goran appelle le « laissez-passer littéraire », (p. 196). Le capital littéraire ne se traduit pas, pour l’essentiel, par des retombées de type économiques. Il a surtout une portée symbolique. Cependant, l’ascendant symbolique qu’il confère peut procurer un certain nombre de facilités sous forme de carnet d’adresses, de « droit d’accès à des cercles ou milieux restreints ». C’est en ce sens que David N’Goran parle de « laissez-passer littéraire ».

12Les bénéfices escomptés aussi bien sur le plan symbolique que matériel explique en partie le fait que les auteurs acceptent de suivre les règles du jeu littéraire, de lier leur écriture au principe de la prééminence des motifs de l’oralité et de la tradition. Ils poussent donc les prétendants à reproduire, en la matière, les pratiques textuelles des aînés et les amènent à croire que le jeu vaut la peine d’être joué. Cependant, David N’Goran insiste tout au long de sa démonstration, sur une donnée d’importance. Pour autant qu’ils jouent le jeu et en respectent les règles, rien n’autorise à penser que les auteurs ont conscience d’être pris dans un jeu : « Nous postulons que ces pratiques peuvent être raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou d’un calcul conscient. Autrement dit, par méconnaissance ou par ignorance des règles du champ, ces écrivains à l’instar des peintres naïfs (le Douanier-Rousseau ou Brisset, par exemple) peuvent "ne pas savoir ce qu’ils font". Inversement, s’ils ont comme Yambo Ouologuem, connaissance de ces règles supposées déterminer leurs conduites littéraires, ils ne peuvent pas pour autant apparaître comme "cyniques ou imposteurs" », (p. 193). Cette donnée qui indique que les auteurs suivent des règles dont ils n’ont pas forcément conscience est loin d’être anodine. Elle permet à David N’Goran d’éviter un écueil propre aux approches sociologiques de la littérature en termes de champ symbolique. Ces approches rejettent, bien souvent, de manière à mieux mettre en avant les conditions socio-historiques dans lesquelles la littérature est produite, distribuée et légitimée, l’idée d’une création pure : « Mais cet immense édifice, ce territoire cent fois arpenté est resté invisible parce qu’il repose sur une fiction acceptée par tous les protagonistes du jeu : la fable d’un univers enchanté, royaume de la création pure, meilleur des mondes où s’accomplit dans la liberté et l’égalité le règne de l’universel littéraire4 ». Il semble pourtant que la fable de la création pure fasse elle-même partie des règles du jeu. Quoi qu’il en soit, David N’Goran emménage un espace à l’idée d’un art pur. De la sorte, dans sa sociologie des pratiques littéraires en Afrique, la littérature n’apparaît pas comme étant une application mécanique des règles du jeu dicté par le champ littéraire. En dernière analyse, ce qui importe aux auteurs c’est la production de textes littéraires. Bien plus que leur capacité à manier les motifs de l’oralité et de la tradition, ce sont leurs capacités artistiques qui comptent, (p. 120). De la sorte, leurs textes se révèlent, fort heureusement, capables de dire autre chose que ce que le bon usage de ces motifs leur recommanderait de dire.

13Pour centrales qu’elles puissent être dans l’économie du champ littéraire africain tel que décrit par David N’Goran, l’oralité et la tradition n’en reste pas moins des motifs. Ce sont en tout état de cause des ressources littéraires dont l’usage demeure soumis à la discrétion des auteurs. En ce sens, ils ne sauraient tenir lieu de clés de lecture de la production africaine. A plus forte raison, leur présence dans les textes ne sauraient signifier que ces derniers reflètent en toute fidélité la réalité africaine. C’est sans doute la raison pour laquelle David N’Goran juge utile de désacraliser la place que ces motifs occupent dans la littérature et la pensée lorsqu’elles sont liées à l’Afrique. Pour ce faire, il commence par revenir sur une série de considérations liées à la place et au rôle de la tradition orale dans les sociétés africaines, notamment sur le fait que ces sociétés soient, justement, qualifiées d’orales et de traditionnelles, de sociétés sans écritures. Il déconstruit par exemple la thèse de Jack Goody5 selon laquelle le mode de pensée d’une civilisation serait intimement lié au fait qu’elle maîtrise ou non l’écriture. David N’Goran rappelle que « le lien de dépendance entre modes ou moyens de communication et processus cognitifs n’a jamais été clairement défini », (p. 68). En conséquence, l’oralité supposée des sociétés africaines ne saurait suffire à enfermer ces sociétés dans un rapport particulier au monde. En d’autres termes, l’oralité et la tradition ne peuvent constituer pour l’Afrique des marqueurs d’identité suffisants : « Ce qui précède laisse apparaître que les discours caractérisant l’écriture et l’oralité sont des constructions arbitraires, non fondées à contenir objectivement des traits naturels d’une race, d’un groupe ou l’ipséité culturelle des populations géographiquement déterminées. En conséquence, ces catégories ne sauraient suffire à traduire, ni l’identité d’un écrivain, ni le génie où l’âme de son peuple. Autrement dit, l’oralité, et par extension, la tradition orale, ne sauraient être des ressources ouvertes à certaines populations et fermées à d’autres », (p. 73). Et en effet, ce sont des ressources dans lesquelles l’antiquité gréco-latine, le Moyen-Age français ainsi que toute une partie de l’Europe écoutant en cela les recommandations de Herder, ont largement puisé6.

14Oralité et tradition sont donc pour la littérature africaine ce qu’ils sont pour les autres littératures, à savoir des motifs et des ressources littéraires. A partir de là, quand bien même un certain nombre d’auteurs dont Pacéré (p. 100) brouilleraient les pistes en prétendant travailler à la réhabilitation de la tradition orale, lecteurs et critiques ne doivent pas oublier que les discours que ces auteurs tiennent à partir de ces motifs, sont avant tous des discours littéraires. Leurs textes ne sont pas des reproductions fidèles des réalités africaines. Ils n’en sont que des représentations. Ils sont, au mieux, régis par le principe de l’effet de réel : « Plus précisément, les désignations construites autour des catégories orales et traditionnelles, largement produites par les critiques et les écrivains eux-mêmes outrancièrement manipulés par un fait de croyance ne sont pas à proprement parler affaire de " vérité" ou de "réel" ; elles sont plutôt à la fois le principe et la conséquence d’un "effet de réel" perçu en définitive comme la principale "réalité" du champ littéraire », (p. 213).

15En contestant ainsi à l’oralité et à la tradition toute fonction identitaire et en suggérant que l’usage que les écrivains africains en ont n’est pas tellement éloigné de celui que les écrivains d’autres espaces peuvent en avoir, David N’Goran pointe du doigt le caractère illusoire du critère de l’altérité à travers lequel la littérature africaine est souvent lue7. Ce faisant, tout comme Bernard Mouralis, il nous invite à renouveler nos lectures de la littérature africaine. En l’occurrence la lecture qui veut enfermer Pacéré et Zadi Zaourou dans une catégorie d’écrivains communautaires occupés à faire revivre les traditions de leurs régions respectives n’est pas la plus pertinente. Il apparaît en effet, comme le note Bernard Mouralis dans la préface, que le choix du local chez ces écrivains s’explique par le rapport de concurrence qui les oppose à Senghor et Césaire. Dans la mesure où ces derniers avaient choisi « d’élaborer une histoire globale de l’Afrique », Pacéré et Zadi Zaourou n’avaient « d’autre choix que de chercher à créer l’image d’une Afrique qui soit la plus locale possible », (p. 13). Cependant, les espaces locaux ainsi créés sont mis en relation non seulement avec l’Afrique toute entière mais encore avec le monde, à travers une représentation du monde qui repose essentiellement « sur le décentrement, c'est-à-dire le déplacement, le bouleversement ou la redéfinition des modalités classiques de la représentation », (p. 160).

16En fin de compte, il ressort de la démonstration de David N’Goran que, lorsque la littérature africaine francophone naît à Paris dans les années 1920, elle n’avait d’autre choix pour exister et se différencier, que de jouer le jeu de la norme et de l’écart. Il lui fallait à la fois correspondre à l’idée que l’institution française se faisait de la littérature, tout en trouvant le moyen de développer une couleur qui lui soit propre. Senghor relève le défi en plaçant le concept de la Négritude sous l’autorité des auteurs les plus reconnus. L’oralité et la tradition s’imposent alors comme étant les caractéristiques majeures des sociétés africaines, caractéristiques que la littéraire africaine, si elle se voulait authentique, se devait de reprendre. Par la suite, au sein du champ littéraire africain en voie d’autonomisation, les générations suivantes d’écrivains africains se trouvent à leur tour en situation de devoir jouer le jeu de la norme et de l’écart afin de sortir de l’ombre des pères que sont devenus Senghor et Césaire. Ils valident à leur tour le principe de la prééminence de l’oralité et de la tradition, mais développe autour de ce principe d’autres stratégies d’écriture. Alors que Senghor et Césaire privilégiaient une vision globale de l’Afrique, les prétendants font le choix du local. Le fait même que l’oralité et la tradition donne lieu à des usages aussi différents selon les auteurs qui s’en emparent – ethnologues occidentaux, pionniers de la littérature africaine, prétendants, hommes politiques – suffit alors à révéler leur véritable nature : ce ne sont que des motifs et si les auteurs africains leur confèrent autant d’importance, c’est parce que c’est la seule ressource dont ils disposent dans la concurrence qu’ils se livrent à la fois entre eux et avec les écrivains des autres espaces. Il revient donc aux lecteurs et aux critiques de prendre garde à ne voir dans l’oralité et la tradition, telles qu’elles apparaissent dans les œuvres africaines, qu’une ressource littéraire et non la photographie des réalités africaines.

17La démonstration de David N’Goran appelle cependant une réserve : elle est nettement centrée sur le rapport de concurrence qu’il note entre Senghor / Césaire et Pacéré / Zadi Zaourou. Aussi le lecteur peut-il se demander si le schéma qu’il propose et qui fonctionne tout à fait dans ce cas de figure, s’applique à tous les auteurs africains. On aurait en effet pu s’attendre qu’une étude qui propose une réflexion d’ordre générale sur les mécanismes du champ littéraire africain multiplie les références. Il faut néanmoins se rappeler que cet ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat. De ce fait, l’auteur était soumis à l’impératif de la constitution d’un corpus restreint. Peut-être convient-il de libérer les étudiants de cet impératif, du moins lorsque ces derniers mènent, comme c’est le cas ici,  des études à prétention globalisante. Quoi qu’il en soit, David N’Goran parvient à en atténuer les effets. Avant d’insister sur le rapport Senghor / Césaire et Pacéré / Zadi Zaourou, il consacre toute la première partir de son ouvrage aux mécanismes généraux qui régissent le champ littéraire africain. De la sorte, les conclusions dégagées de l’opposition entre Senghor / Césaire et Pacéré / Zadi Zaourou, n’ont pas valeur de loi, mais valeur d’exemples. Au final, David N’Goran parvient à faire de l’existence d’un champ littéraire africain non plus une hypothèse, mais un fait.