Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Marc Le Monnier

Roger Vailland, un homme encombrant ?

Alain (Georges) Leduc, Roger Vailland (1907-1965). Un homme encombrant. Paris, L’Harmattan, 2008. Coll. Socio-anthropologie, dirigée par Pierre Bouvier. ISBN : 978-2-296-06511-6.

1Selon l’adage sartrien, la littérature c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. La littérature est donc périssable, et qui veut parler d’une œuvre, dite « datée », doit commencer par la dépoussiérer, pour la rendre consommable aux profanes que nous sommes. Mais grâce à ceux qui savent le faire, l’œuvre peut alors nous apparaître dans sa saveur d’origine. C’est ce qu’Alain (Georges) Leduc a entrepris en consacrant une étude à Roger Vailland pour nous restituer toute la complexité de cet homme et ainsi nous inviter à goûter la saveur exquise et « moderne » de son œuvre.

2Pour mener à bien cette entreprise, encombrante, de deux années – pour reprendre le sous-titre de l’étude, Roger Vailland, un homme encombrant – Alain (Georges) Leduc a cherché, non pas à dévoiler ce que serait la vérité de Roger Vailland, comme prétendent le faire les biographies ou les études littéraires en général, mais à nous montrer un écrivain en situation dans son époque. Cette étude est donc avant tout, comme le nom de la collection l’indique, un travail de socio-anthropologie, collection dirigée par Pierre Bouvier. Pour un auteur qui a refusé de faire carrière comme la majorité de ses contemporains surréalistes ou existentialistes, mais qui n’en a pas moins cherché à se faire et devenir écrivain, il fallait que Roger Vailland apparaisse dans la trame historique du XXe siècle, de son vivant (1907-1965) et aussi jusqu’à aujourd’hui, puisque cette étude vient clore le centenaire, trop discret, célébré l’année dernière.

3Alain (Georges) Leduc, historien et critique d’art, cherche à évaluer la forme artistique d’une œuvre, celle d’un homme qui a été et s’est fait l’écrivain, vaillant, qu’il avait toujours souhaité être ; cherche à faire le portrait exemplaire de ce que devrait un intellectuel français avec ses forces et ses faiblesses, ballotté entre l’action et la réflexion, opérant des choix cornéliens, comme ses personnages, dans le milieu de son époque. Vailland, en poète surréaliste du Grand Jeu ou en reporter dans la grande presse d’avant-guerre ; en résistant ou en collaborateur ; en existentialiste germanopratin ou en communiste stalinien ? L’auteur de cet essai restitue la complexité d’un homme en composant son ouvrage en  19 parties qui se reflètent comme des « miroirs », chaque chapitre révélant une facette de l’homme ( la famille, la politique, le cinéma, etc.). Trois grandes parties structurent cet ouvrage soulignant que dans toute œuvre d’art, la forme et le fond sont liés d’une manière mûrement réfléchie. Chaque partie invite par son titre à voir dans cette étude le portrait, au sens pictural du terme, de Roger Vailland et rappelle qu’Alain (Georges) Leduc est un critique d’art spécialisé en peinture (Clairs-obscurs / Rougeoiements /« LE BLEU-BLANC DU CIEL »). Néanmoins, le lecteur sera surpris de ne pas seulement lire le portrait d’un homme. Il lira également le portrait d’une époque, le portrait de ce que veut dire être un artiste, au sens esthétique et politique du terme. Cette étude n’est nullement l’éloge de Roger Vailland par un de ses disciples ; bien d’autres auteurs sont jugés comme aussi essentiels, des auteurs bien loin de lui ressembler, comme Céline, Jean Malaquais, Georges Bernanos ou Claude Simon.

4Par ailleurs, Alain (Georges) Leduc n’a pas hésité à insérer de nombreuses anecdotes personnelles dans son étude permettant de montrer que sa recherche fut encombrante. Ses anecdotes montrent que le travail d’enquête du chercheur apporte plus souvent des questions que des réponses et elles invitent le lecteur à participer à cette réflexion. Alain (Georges) Leduc est mû par la conviction que nous avons besoin d’hommes encombrants comme Roger Vailland pour penser la complexité de notre époque. Qu’entend-il par encombrant ? Un qualificatif qui s’oppose à la tentation de classer trop souvent les artistes en fonction de leur conception idéologique pour les discréditer : Vailland trop communiste pour la bourgeoisie, trop libertin pour les communistes ! L’auteur de cette étude montre que Roger Vailland n’est pas communiste mais qu’il eut une période communiste et pour nous faire comprendre cela, une enquête approfondie est menée sur ce que le « communisme » veut dire historiquement, et précisément du point de vue artistique. Il tente de répondre par exemple à des questions qui prouvent qu’on ne peut simplifier l’œuvre de Roger Vailland. Comment expliquer par exemple que Vailland, écrivain de gauche, est souvent loué par des écrivains de droite ? Comment Vailland se positionne-t-il par rapport à Aragon, celui qui est à la fois le responsable de son exclusion du mouvement surréaliste et le chef d’orchestre de la littérature communiste d’après-guerre ? Comment comprendre que Vailland put être un écrivain stalinien et aussi un des membres fondateurs du Tabou en 1947 ? Vailland, dans les années 60, alors qu’il avouait s’être laissé aller à gagner de l’argent dans le cinéma, était-il toujours engagé politiquement comme porteur de valises ?

5Un des autres aspects importants de cette étude est qu’elle cherche à évaluer la réception de l’œuvre par un long travail de collecte de témoignages des proches, d’écrivains, d’intellectuels ou d’autres, permettant de restituer objectivement la caisse de résonance actuelle de l’œuvre et de rendre compte de sa complexité. D’autres témoignages portent sur l’homme et rendent compte de la difficulté de saisir un être, même pour ses proches : le peintre Pierre Soulages par exemple, pour qui Vailland fut « un ami très cher », rapporte qu’il aurait été un agent soviétique. Mais Gilles Perrault, quant à lui, est sceptique face à cette information car la personnalité même de Vailland, en eut fait « une recrue des plus encombrantes. » Les témoignages éclairent donc l’œuvre et l’homme, sans jamais conclure. Autant de questions et de réponses qui permettent de dessiner la silhouette d’un homme truite engagé dans le courant de l’Histoire.

6Alain (Georges) Leduc n’est pas sans savoir que les études consacrées aux écrivains peuvent être une manière de désamorcer la charge potentielle d’une œuvre : en polissant les contours d’une œuvre, en affublant à un auteur le titre de classique, en accolant des étiquettes aux auteurs – tous ces prêt-à-penser qui évitent d’aller lire les textes – Sade, Rimbaud, Vailland peuvent apparaître sages comme des images. Alain (Georges) Leduc n’est pas tombé dans ce piège grâce à la forme de son essai et en affirmant clairement que ce qui l’intéresse au plus haut point chez Roger Vailland, c’est cette alliance de l’érotisme et du politique. Il l’illustre par une lettre retrouvée de Roger Vailland où celui-ci écrit à l’un de ses amis: « L’érotisme que m’ont vivement reproché certains de nos camarades n’est pas pour moi fuite, mais tentative d’approcher, de réintégrer tout le réel. » et par le propos très éclairant de l’écrivain Pierre Bourgeade : « Je crois que l’homme est deux fois prisonnier. Prisonnier de sa peau. Il cherche à en sortir. Un moyen : l’érotisme. Prisonnier aussi de la société et de l’histoire. Il cherche donc aussi à combattre cette oppression : le pouvoir, les pouvoirs. Érotique et politique se rejoignent. »

7Les lecteurs ne pourront pas faire l’économie de lire Vailland, suite à la lecture de cette étude, pour le comprendre tout à fait. Alain (Georges) Leduc invite à le découvrir chronologiquement en commençant pas son premier roman Drôle de jeu. Ou alors pour le goûter, rien de mieux peut-être que de commencer par son dernier roman La Truite, comme nous invite à le faire la peinture de Jean-Claude Lardrot, en couverture de livre, qui pourrait illustrer l’héroïne Frédérique – personnage à l’image de Vailland ; personnage testament de son dernier roman. Roman, ô combien actuel, qui démonte les mécanismes du monde de la finance et de la fluctuation des valeurs en posant le problème de la question humaine. Que vaut la vie d’un individu dans le monde factice du signe : de la marque publicitaire ; du chiffre ; des sociétés écrans implantés dans des paradis fiscaux ? Si la vie biologique est mouvement, flux, comment résister alors à la vitesse imposée par la société ? Comment fonder ses propres plaisirs, si ceux-ci doivent être élaborés par son imaginaire qui nécessite le temps de la maturation, comme celui de la durée romanesque ? Comment s’opposer aux rouages de la machine pour être capable de mettre en scène son propre désir ? Telles sont quelques unes des questions que pose implicitement l’auteur de cet essai. Son dernier roman est une réponse à ces questions et prouve à quel point la littérature est le lieu d’investigation du champ des sciences humaines. Il intéressa d’ailleurs tout particulièrement Lacan et préfigure les développements d’une pensée foucaldienne et deleuzienne.

8Vailland, antihumaniste, rêve d’un individu libre comme son personnage Frédérique – truite, insaisissable et unique – pour donner de la diversité à ce monde qui se veut fourmilière. C’est pour toutes ces raisons, qu’il faut lire cette étude, d’un homme encombrant, d’Alain (Georges) Leduc.