Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Esther Balimann

Dangerosités de la musique nouvelle

L’Ombre de Monteverdi. La querelle de la nouvelle musique (1600-1638). L'Artusi, ou des imperfections de la musique moderne de Giovanni Artusi (1600), Xavier Bisaro, Giuliano Chiello et Pierre-Henry Frangne (éds.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2008. 224 p. EAN 978-2-7535-0673-2.

1Le titre L’ombre de Monteverdi. La querelle de la nouvelle musique (1600-1638) est tout à fait sombre et équivoque : s’agit-il d’une ombre causée par Monteverdi, une ombre qui cache et obscurcit un autre sujet qui mériterait d’être éclairé, ou est-ce Monteverdi lui-même qui est à l’ombre et dans l’ignorance et n’arrive pas à se manifester ? L’ouvrage dégagera-t-il donc cette ombre et illuminera-t-il quelque chose d’inouï, ou s’intéresse-t-on, finalement, au compositeur ? Le sous-titre indique qu’il s’agit d’une traduction, même la première en français, de L’Artusi, ou des imperfections de la musique moderne de 1600. Le titre devient dans cette perspective très approprié, car Artusi et Monteverdi se livraient un débat ténébreux, semblable à un jeu d’ombres, s’attaquant plus ou moins explicitement l’un l’autre en voilant les identités de l’accusé, parfois même aussi celle de l’accusant, dans des écrits sur la musique traditionnelle et moderne.

2Les musicologues, dans leurs recherches, privilégient les propositions de Monteverdi, et évoquent Artusi seulement avant de développer un sujet du novateur. La preuve la plus évidente de ce fait est que L’Artusi, overo delle imperfettioni della moderna musica n’a été traduit et réédité en entier que récemment, contrairement aux préfaces de Monteverdi. Il fallait, alors, se contenter de la traduction anglaise par Oliver Strunk (1950)1 de certains passages de la seconde dissertation ou du fac-similé de 1968 (Bologna, Forni Editore) avant de disposer de la traduction complète en 1987.2 La présente traduction, et surtout son commentaire, semblent donc, à première vue, rétablir un équilibre dans le débat et donner plus amplement la parole à Artusi.

3« Nous vivons tous, encore aujourd’hui, dans l’ombre portée de l’œuvre monteverdienne » affirment les auteurs dans la préface et ils souhaitent permettre de « saisir la force vitale de cette musique et de penser ses principales raisons théoriques » (7) et de « saisir la manière dont les contemporains de Monteverdi ont accueilli sa musique, l’ont entendue, comprise ou rejetée » (10). La tâche est ambitieuse, car les significations des dissertations sont d’ordre historique, musicologique, mais aussi esthétique, philosophique et métaphysique.

4Le commentaire s’ouvre sur deux axiomes musicologiques concernant la conception (aussi bien musicale que cosmologique et spirituelle) de Zarlino afin d’exposer l’ampleur des enjeux. Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne confrontent ses considérations aux nouvelles idées proposées par Monteverdi et essaient d’expliquer comment cette musique, devenue plus expressive et moins calculée, car elle privilégie la mélodie au profit de l’harmonie, fut accueillie. La négligence des règles traditionnelles de composition sous-entend une erreur philosophique, une rupture de principes et devient, par conséquent, semblable à un acte d’hérésie : « Monteverdi et ses contemporains entrent dans le domaine du péché musical » (15). De même, cette manière de composer oublie la raison et se fonde apparemment sur l’expérimentation. Ensuite, le statut du théoricien savant et ecclésiastique devient ambigu à cause de la transformation des musiciens pratiques en intellectuels, alors que les domaines étaient auparavant séparés : « le risque immédiat de cette démarche expérimentale est avant tout la disparition d’une vérité, disparition consécutive à une contestation radicale des autorités anciennes » (18). Ce risque apparaît moindre aujourd’hui, mais il comportait une dimension d’une vraie « dangerosité » (19) de déstabilisation à l’époque.

5La mise en rapport des dissertations dans la chronologie complexe des accusations et des réfutations des différents auteurs et la présentation des positions exposées de Vario et de Luca est relativement courte et dense, mais pertinente : « Derrière les méandres et toutes les voies qu’empruntent les deux personnages Luca et Vario se laisse alors entendre comme une thématique constante, un cantus firmus qui se répète au long des deux dissertations. Ce cantus firmus est celui de la limite, de la mesure, de la proportion et de l’unité qui doivent exister dans tous les aspects de la musique » (21).

6La deuxième partie du commentaire examine les aspects terminologiques du débat et leur fondement philosophique, car on se situe effectivement dans un « champ de mines » (24) et un « flou conceptuel » (26) : la construction philosophique de cette musique pour les sens qui n’est plus purement intellectuelle est peu innovante. « Le montage lexicologique [de Monteverdi] est objectivement bancal et basé sur une tripartition façonnée par une tradition théorique déjà ancienne » (26). Quelques nouveaux termes sont proposés, mais c’est « dans la pratique musicale effective et non dans ce traité Mélodie ou la seconde pratique musicale que Monteverdi n’écrira pas, que le musicien déploie sa pensée » (31). La pensée monteverdienne est dans sa musique. Ce que Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne passent sous silence est une analyse stylistique et littéraire des dissertations qui relèverait aussi des trous lexicaux chez Artusi : « la musique moderne est un mélange de diverses choses inconnues » (91), c’est un « mélange des deux genres ensemble, entre eux confusément confondus » (101) ou ailleurs encore « une troisième chose mixte faite de choses différentes et particulières » (136)3.

7Cette nouvelle musique est ensuite mise en contexte avec Descartes. Le commentaire propose par ce biais une nouvelle approche qui envisage la musique du point de vue de sa finalité et de son pouvoir sur l’auditeur. Dans ce système psycho-physiologique, il n’existe plus de distinction entre théoricien et joueur, la musique n’est plus purement arithmétique, mais comporte une dimension anthropologique et morale. Ce sont précisément cette expressivité, ces effets psychologiques, qui demeurent contrariant et insaisissable pour Artusi : « N’est-ce pas finalement cela, la principale dangerosité de la nouvelle musique que Monteverdi amènerait à son plus haut degré d’intensité ? N’est-ce pas cette capacité, profondément inquiétante pour un esprit exclusivement platonicien, idéaliste et dualiste comme celui d’Artusi, de nous mettre face à ce mystère de l’expérience au sein de laquelle nous existons ? N’est-ce pas cette prodigieuse faculté d’exploration en profondeur (et sans explication définitive) de l’aporie dont sommes tous faits ou plutôt que nous sommes : celle de la pensée tour à tour agissante et pâtissante par l’intermédiaire d’un corps qu’elle possède et qu’elle est tout à la fois ? » (36).

8La traduction est présentée de manière à faciliter la lecture et la compréhension pour les lecteurs non musiciens grâce aux nombreuses notes explicatives. Les traducteurs ont réussi à faire coexister l’original et la traduction, car entre accolades sont maintenus rigoureusement de nombreux termes italiens difficilement traduisibles ou avec des acceptions anciennes et modernes qui ne se correspondent pas ou qui étaient, même à l’époque, polysémiques. Ces termes sont souvent accompagnés aussi d’une note. Ce choix semble destiné au lecteur scientifique et lui permet de consolider les notions clés du texte original et de s’en sentir le plus près possible. L’Artefice est, par exemple, traduit successivement comme créateur, artisan, artiste, exécutant, musicien, instrumentiste, luthiste ou compositeur. Il Pratico, soit le compositeur, musicien ou praticien est opposé tour à tour au Compositore, Theorico ou Speculativo. Cet effet de proximité est encore renforcé par la reproduction des figures et des exemples musicaux de l’édition originale.

9Xavier Bisaro et Giuliano Chiello accomplissent la tâche quasiment impossible de résumer systématiquement, sur deux pages, le déroulement des dissertations, car l’introduction ne peut logiquement pas reprendre tous les propos traités. La première (la plus longue) dissertation aborde les conditions d’un bon ensemble musical, les matériaux et la classification des instruments, avant d’évaluer le rôle du sens et de la raison dans la musique. La dissertation devient, ensuite, de plus en plus théorique et examine les tétracordes, les différentes divisions du ton, les altérations et les transpositions. Artusi s’appuie sur les Anciens, mais il dénonce la division en demi-tons de Ptolémée au profit de la division en deux parties égales d’Aristoxène, car ce tempérament permet des transpositions quelconques. La seconde dissertation s’ouvre avec la présentation de trois madrigaux (de Monteverdi, mais sans le nommer) et leur examen. C’est le passage, même s’il ne dure qu’une demie heure, auquel la réception musicologique se réfère principalement4. Vario critique sévèrement les digressions concernant les règles contrapunctiques, son usage des dissonances, des modes et des cadences : en bref, « he [Artusi] finds Monteverdi guilty of almost every crime. »5 L’analyse se poursuit avec une description des différentes théories des modes, leurs caractéristiques et leurs terminologies respectives. Les imperfections critiquées se résument d’une approche philosophique en la séparation de l’être humain de Dieu, ou sont, dans le domaine musical, synonymes d’absence de règles de composer. Artusi a lui-même adouci certaines règles du contrepoint6, mais il ne peut approuver le traitement des dissonances de Monteverdi. Il réfute surtout la libération de la mélodie de la structure harmonique, ce qui permet à la musique de transmettre des passions. La relativisation de l’harmonie offre des nouvelles libertés d’individuation au compositeur. Celles-ci sont difficiles à théoriser, comme le montre l’ensemble de la querelle.

10L’introduction dégage les grands axes du corpus, dont le lecteur contemporain ne conçoit plus les multiples perspectives, ce qui permet de lancer un nouveau programme de lecture. Une telle approche peut aux premiers abords paraître étonnante : la complexité des dissertations rend leur lecture décourageante et déroutante pour un lecteur inaccoutumé et il serait probablement reconnaissant d’une introduction plus près du texte musical ou d’une relativisation des concepts musicaux, car la première dissertation nécessite un savoir musicologique ou une certaine aisance face aux théories musicales. Même pour un lecteur-musicologue, la lecture et le déchiffrage des clefs anciennes est une entreprise exigeante : la disposition des dissertations pose même la question de savoir si le public visé ne se limite pas à des musicologues.

11Les auteurs disent clairement que ce n’est pas un ouvrage musicologique et on ne peut les accuser d’être incomplets, car les références canoniques musicologiques sont toutes signalées. Leur originalité se situe effectivement dans cette démarche plurielle et variée et dans leur capacité à faire comprendre l’étendue des enjeux du texte au lecteur. L’association de l’angle d’approche philosophique et esthétique est originale et innovante, car les commentaires préexistants en musicologie omettent ou sous-entendent généralement les considérations philosophiques. Le lien avec Descartes y est introuvable. Ce n’est donc ni Artusi ni Monteverdi en personne qui demeurent à l’ombre et qu’il faudrait porter à la lumière, mais le contexte historique et spirituel. L’objectif posé dans l’introduction est atteint et l’ouvrage permet de s’affranchir du conflit entre les deux hommes, ce que font rarement les musicologues.