Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Catherine d’ Humières

La légende de Mélusine : une fascination qui s’exerce encore

Envoûtante Mélusine, Myriam White-Le Goff, Paris : Klincksieck , coll. « Les grandes figures du Moyen Âge », 2008, EAN 9782252036754.

1Parmi les créatures fabuleuses qui peuplent notre littérature, Mélusine a une place à part dans la mesure où elle est à la croisée de deux mondes : celui des fées, éternel et mystérieux, et celui de l’histoire des hommes, ancré dans la réalité d’un temps précis et révolu. C’est sur cette double tradition que s’est penchée la médiéviste Myriam White-Le Goff en étudiant principalement les romans de Jean d’Arras (1392) et de Coudrette (1401-1405) qui écrivent l’histoire de Mélusine en la liant clairement et charnellement aux grandes familles françaises de l’époque. Dans cet ouvrage sur l’Envoûtante Mélusine, l’auteur a choisi de s’intéresser particulièrement au problème de l’union entre un humain et un être féerique, et à ses conséquences. Cela l’amène, en toute logique, à évoquer également la tradition littéraire préexistante : légendes, contes et lais médiévaux, ainsi que les mythes, européens ou autres, qui peuvent se rapprocher de la figure de Mélusine ou traiter de phénomènes similaires. On soulignera dès l’abord la clarté de cet ouvrage et la limpidité du style de l’auteur dont le but semble être de rendre accessible à tous deux œuvres médiévales finalement plus méconnues que le personnage légendaire dont elles retracent la vie.  

2L’ouvrage se divise en cinq grands chapitres dont les trois premiers suivent à peu près la chronologie de l’histoire, de l’enfance des héros aux hauts-faits de leur descendance. Dans un souci de clarté, l’introduction pose déjà les jalons du récit et résume les principales étapes de l’histoire de Mélusine, en commençant par celle de ses parents ­— la fée Présine et l’humain Hélinas —, dont elle est l’écho et à laquelle il sera fait allusion à maintes reprises au cours de l’étude. On y retrouve, en effet, la présence d’un interdit entre les époux, que le mari transgressera, provoquant ainsi la fuite de sa femme-fée. Mais s’il est indéniable que la rupture du pacte amoureux est essentielle et redondante dans l’histoire de Mélusine et de Raymondin, et qu’elle se retrouve déjà dans des mythes plus anciens (celui de Cupidon et Psyché, par exemple), il faut souligner que la particularité des œuvres de Jean d’Arras et de Coudrette, c’est d’avoir mis en valeur le rôle fondateur de Mélusine, si étroitement liée à un territoire et à une famille — les Lusignan —, et l’importance de sa descendance.

3Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur reprend minutieusement la légende, sans oublier la moindre péripétie, le moindre détail qui pourrait être signifiant et susceptible de développement ou d’interprétation. C’est ainsi qu’en étudiant l’enfance des héros, elle est amenée non seulement à évoquer de nouveau la spécularité des destins de la mère et de la fille, mais également à analyser le rôle des trois filles de Présine selon les fonctions mise en lumière par Georges Dumézil au sein des sociétés anciennes indo-européennes : le sacré, la guerre, et la fécondité qui serait l’apanage de la mystérieuse Mélusine. La rencontre de celle-ci avec Raymondin, dont l’enfance particulière en fait aussi un être d’exception dont le destin est inscrit dans les astres, se déroule dans une atmosphère trouble et vaguement onirique, ce qui amène à s’interroger sur la véritable nature des fées, ou plutôt sur leur fonction de projection extérieure d’une image intérieure. Le désir d’amour ou de beauté de l’humain serait alors comme un appel au féerique, et certains lieux, comme les sources ou les fontaines, permettraient la perméabilité des mondes. Mélusine, en tant que figure hybride et polymorphe se rattache à d’autres figures mythiques ou légendaires comme la sirène ou la vouivre, mais c’est la christianisation de la légende qui la rend particulièrement fascinante car elle devient infiniment émouvante dans son aspiration à devenir mortelle pour connaître le salut de Dieu. Son désir d’humanité est totalement lié au désir d’amour, certes, mais d’amour béni par l’Église à une époque aussi profondément chrétienne que l’était le Moyen-Âge. L’auteur insiste sur l’importance accordée dans la littérature médiévale à l’expression du désir amoureux et souligne le fait que les amours de Raymondin et de Mélusine ne sont pas des amours de contes de fée car elles passent par tous les stades de l’amour courtois médiéval. La fée est un être de chair qui possède tous les mystères de la sensualité féminine, et le drame qui met un terme à l’harmonie familiale est moins dû à la transgression elle-même qu’à la parole de dénonciation et de rejet qui en sera la conséquence.

4Dans la deuxième partie, M. White-Le Goff s’attache à l’œuvre réalisée par Mélusine lors de son séjour terrestre en tant qu’épouse de Raymondin qu’elle pousse à devenir le parfait chevalier. Intimement liée à un territoire, la fée est vraiment vue comme fondatrice d’un domaine qu’elle défriche et pare d’une couronne de châteaux, bourgs ou abbayes édifiés, pourrait-on dire, en un coup de baguette magique. Chaque naissance — et le couple a eu dix fils — donne lieu à de nouvelles constructions tellement rapides qu’elles ne peuvent s’accomplir que par l’intervention du merveilleux, et sont encore la preuve de la porosité des mondes. En même temps, ce sont des endroits qui restent connus des siècles après, servent de liens entre des époques éloignées, et portent sur leurs pierres la preuve de la véracité de la légende. Ces lieux ont aussi été le théâtre de festivités diverses, leur esthétisation sert de témoignage pour les générations futures, et les œuvres littéraires qui les mettent en scène en perpétuent la magie.

5Toute la troisième partie, illustrée par des fac-similés du XVe siècle, est consacrée aux fils de Mélusine et de Raymondin. Huit d’entre eux sont dotés de terribles malformations physiques alors que leur mère est caractérisée par son extrême beauté. Néanmoins c’est bien sous la forme d’un dragon qu’elle prend son envol pour s’enfuir de Lusignan, et ce sont des traits traditionnellement attribués au dragon que ses fils portent sur leur visage qui seul garde les traces de l’hybridité maternelle, et qui contraste avec la perfection de leur corps. D’après l’auteur, on a pu y voir des vestiges d’un totémisme plus ancien qui attesterait de l’antiquité d’une légende qui reste complexe, polysémique et mystérieuse. Néanmoins, le caractère thériomorphe des fils de Mélusine ne les empêche pas de développer des vertus chevaleresques ni d’être revendiqués comme fondateurs de lignages connus, par leur alliance avec des personnages importants de la société de l’époque, ce que Jean d’Arras et Coudrette mettent particulièrement en exergue dans leurs œuvres. D’après l’auteur, la légende littérarisée est dotée d’une véritable portée idéologique car elle aborde des sujets cruciaux de la pensée politique médiévale comme les valeurs chevaleresques et chrétiennes, l’importance des croisades ou la définition du roi idéal. Les cinq premiers fils sont des chevaliers courageux qui renoncent à l’héritage familial pour aller lutter contre les Sarrasins et, par leur mariage, s’allient aux rois de Chypre, d’Arménie, de Bohème, du Luxembourg et au comte de la Marche. Geoffroy, le sixième, est doté de qualités presque surnaturelles qui lui permettent de lutter contre géants et dragons et de passer dans l’autre monde, mais il est aussi responsable de la mort de son frère Fromont et de la catastrophe qui frappe ses parents. C’est un héros ambivalent, certainement le plus proche de sa mère, et c’est à lui que revient la préservation de l’héritage maternel. En décidant de se faire moine, le septième fils, Fromont, symbolise l’aspiration au Bien, au Sacré, mais par ce choix il déçoit son père et provoque la fureur meurtrière de son frère. Le suivant, Horrible, est le seul a ne pas avoir de prénom chrétien, et il est tellement monstrueux que Mélusine elle-même demande avant de partir, qu’il soit mis à mort par asphyxie, car même son sang infecterait la terre. Quant aux deux derniers, ils échappent à la malédiction qui pèse sur la lignée et deviennent l’un comte du Forez et l’autre Seigneur de Parthenay. Pour M. White-Le Goff, l’originalité des œuvres qui relatent la légende, est la place accordée à l’enfance et aux enfants du couple, d’autant plus que le lien charnel qui unit parents et enfants se maintiendra après la catastrophe. Mélusine est en fait dotée d’une biographie qui fait d’elle une figure féminine complète, et son extrême fécondité la relie à une tradition mythique très vaste et très ancienne, liée au culte de la Terre-mère. D’un autre côté l’auteur souligne le fait qu’elle n’a eu que des fils et se demande si une fille n’aurait pas été fée comme sa mère, dotée de pouvoirs similaires, certes, mais également privée d’une nature humaine, gage de rédemption chrétienne.

6Le quatrième chapitre, illustré lui aussi, met l’accent sur les liens du sang, leur multiplicité et leur richesse car il s’agit à la fois du sang transmis et du sang versé. Dans les œuvres de Jean d’Arras et de Coudrette, la relation au père est presque aussi importante que la relation à la mère, et les fils épousent toujours la cause paternelle, dussent-ils en perdre la vie, car ils doivent assurer la continuité des œuvres et des convictions. C’est pour cela qu’existe une véritable solidarité entre les frères chevaliers et que Geoffroy est là pour assurer la préservation du patrimoine familial. L’auteur montre que dans ce tissage de liens du sang s’établit forcément une hiérarchie et que, dans ce contexte, le sacrifice d’Horrible devient une priorité pour une question de vie et de mort familiale. La violence est bien au cœur de la légende mais, paradoxalement, le crime le plus grave est la transgression de l’interdit par Raymondin, désireux de voir ce que lui cache sa femme les samedis où elle prend son bain dans une pièce fermée à tous regards, préservant ainsi le secret de sa nature hybride de femme-serpent. Nulle violence dans la rupture du pacte qui va pourtant marquer la fin de l’harmonie familiale : la trahison est en effet une faute grave pour la société médiévale où la fidélité à la parole donnée a tant d’importance. Mais cette première faute en entraîne forcément une autre, qui passe cette fois-ci non plus par la vue mais par le langage lorsque Raymondin accuse sa femme d’être un monstre. Or la voix, c’est le véhicule qu’emprunte le plus souvent le démon pour s’introduire en l’homme. La voie est donc ouverte à Satan et la fée se retrouve sans défense face au Mal. La séparation devient inévitable, et chaque fois que Mélusine reviendra à Lusignan, c’est sa voix — fureur et douleur — qui se fera entendre.

7Dans le cinquième chapitre l’auteur prétend mettre l’accent sur l’universalité d’une légende dont l’origine est certainement orale, et qui est devenue point de rencontre de la culture populaire et de la culture savante, mais il s’agit plutôt d’une énumération que d’une véritable étude. Après avoir cité les autres traditions légendaires ou mythiques (indiennes, grecques, celtiques) où l’on peut retrouver des éléments communs au récit mélusinien elle cherche à démontrer qu’il existait avant le XIVe siècle toute une tradition littéraire italienne et allemande et française — dont les légendes arthuriennes — qui aurait préparé le terrain pour Jean d’Arras et Coudrette. Elle passe ensuite à la postérité de ces deux œuvres et à leur diffusion jusqu’au XVIIe siècle. Au XIXe siècle, la légende se métamorphose à nouveau en conte, et Mélusine se rapproche des ondines et autres créatures aquatiques pour faire place à des interprétations plus ou moins féministes, opposées au personnage traditionnel. Peu à peu elle se hisse au rang de mythe littéraire et se retrouve dans la poésie symboliste comme quintessence de la femme. Suit une énumération rapide et un peu hétéroclite d’interprétations variées (imagination poétique, rejet du matérialisme, onirisme, réalisme magique…), et d’auteurs différents (Goll, Hellens, Breton, Sachs, Byatt, Proust, Aymé…). Au Danemark, le Cercle pour la recherche sur la femme l’a prise pour modèle, et la littérature enfantine voit éclore une multitude de Mélusine(s) qui n’ont plus rien à voir avec le modèle initial. On regrettera ce dernier chapitre dénué de l’enthousiasme qui faisait le charme des précédents. D’autant plus qu’en conclusion l'auteur revient à la légende médiévale qui a nettement sa préférence et qui, d’après elle, « enrichit notre perception du monde en nous mettant aux prises avec nos contradictions et nos propres tabous [… et] nous invite à une réflexion sur notre propre condition et à une prise de conscience de notre place d’humain, non seulement dans le monde plus vaste qui nous entoure, mais aussi face à la certitude de la mort et au désir d’immortalité. » Elle souligne également combien la quête de Raymondin, charnière entre les deux mondes, tire toute sa valeur du désir de salut qui sous-tend tout le Moyen-Âge chrétien.

8Envoûtante Mélusine doit être considéré comme un ouvrage de vulgarisation sur la vie littéraire d’une légende très populaire, et on l’appréciera comme tel. Myriam White-Le Goff présente avec beaucoup de clarté et de tendresse l’histoire médiévale de Mélusine et de sa descendance, racontée par Jean d’Arras et par Coudrette, si compliquée par les innombrables péripéties qui unissent ou séparent trois générations de héros. L’approche — ou la lecture — qu’elle propose de ces deux œuvres médiévales est fort intéressante car elle les actualise en les mettant en rapport avec les grands mythes qui fondent notre imaginaire. Son étude, d’une grande sensibilité littéraire, permet de prendre la mesure de ces œuvres ancrées dans un Moyen-Âge chrétien caractérisé par une foi immense et l’intensité des liens sociaux.