Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Julien Longhi

De l’insuffisance des textes : du genre au texte

Françoise Canon-Roger et Christine Chollier, Des genres aux textes : Essais de sémantique interprétative en littérature de langue anglaise, Amiens : Artois Presses Université, coll. « Lettres et Civilisations étrangères », 2008, 368 p., EAN 9782848320731.

1Cet ouvrage présente dix études sur la détermination des textes par leur genre. Les auteurs s’inscrivent dans le cadre de la Sémantique des textes développée par François Rastier : elle affirme qu’il n’y a « aucune différence de nature » entre des textes théologiques, psychologiques, issus des sciences de la nature ou des sciences dures par exemple. La différence est liée à des pratiques sociales distinctes, car « d’une part, tout texte relève d’un genre, et tout genre d’un discours », un discours étant défini comme une pratique sociale ; et d’autre part « tout texte résulte d’une interaction normée entre au minimum deux des quatre composantes sémantiques » (p. 9), à savoir la thématique, la dialectique, la dialogique, et la tactique.

2Les auteurs revendiquent une approche différente des « approches littéraires critiques traditionnelles », centrées sur l’auteur ou le lecteur ; celles, centrées sur le texte, ne seraient pas non plus parvenues à éviter tous les écueils, puisque « les critiques thématiques se sont heurtées au problème de la définition du « thème » qui est restée largement intuitive » (p. 13). En effet, l’analyse thématique ne devrait pas se limiter au lexème, elle doit guider l’analyse lexicale et interpréter ses résultats. Les auteurs s’appuient à juste titre sur les études menées par F. Rastier (elles renvoient à Art et science du texte, 2001), qui montrent par exemple que l’« amour » n’a pas la même lexicalisation dans le roman ou la poésie. Le recours au bon sens (cf. A. Compagnon) pour sortir des impasses actuelles rencontrées par les études littéraires ne ferait qu’aggraver la situation : elles doivent transmettre des résultats et des méthodes, pas seulement des intuitions et des sentiments. Les auteurs se distinguent également des courants qui se situent « de l’autre côté du paysage disciplinaire », c’est-à-dire les linguistiques qui réduisent le texte à un ensemble de phrases. De plus, la stylistique a longtemps dominé l’approche linguistique des textes littéraires, même si son statut reste imprécis. Parmi les approches du texte dans une perspective linguistique, l’Analyse du Discours se distingue, et plus largement la pragmatique (qui s’intéresse aux relations des signes avec leurs utilisateurs, à leur emploi et à leur effet). Les auteurs entendent se démarquer de ces courants, dont « le but n’est pas l’interprétation du texte mais le discours comme position de classe » (p. 20). Dans la sémantique interprétative, « ce sont les genres textuels qui règlent le rapport des textes au social. Le genre est la contrainte la plus forte selon le principe qui veut que le global détermine le local. Le but est l’interprétation du texte en mettant en œuvre une théorie qui inclut les normes sociales à l’analyse sémantique » (p. 21). Le projet de cet ouvrage est donc de proposer un « parcours interprétatif » de certains « passages » en relation avec leur « genre ». La notion de « parcours interprétatif » se justifie par le postulat de la Sémantique des textes qu’un texte ne contient pas tout ce qui est nécessaire pour l’interpréter. Le sens se construit en parcourant des fonds et des formes sémantiques : « il résulte d’une équation intégrant règles linguistiques, normes de discours et de genre, solidarités contextuelles et contraintes situationnelles » (p. 22). Concernant le choix des passages, les auteurs justifient leur utilisation car « il est plus facile dans le temps de la pratique interprétative (généralement brève) de construire le sens d’un court poème ou d’une nouvelle que d’un roman entier » (p. 24-25). En outre, il existerait dans chaque texte un ou plusieurs « point d’accès », déterminés par le global, qui mettent en relation plusieurs lieux du texte entier. Enfin, à propos des genres, elles rappellent les quatre niveaux supérieurs au texte distingués par Malrieu et Rastier : les discours, qui correspondent à des pratiques sociales (littéraire, juridique, politique, etc.), les champs génériques (théâtre, poésie, récits pour le littéraire), les genres (comédie, tragédie, drame pour le théâtre, roman et nouvelle pour le récit) et les sous-genres (roman policier, de formation, etc.) : cet ouvrage a choisi les sous-genres comme détermination forte des textes et des « passages ». Pour étudier la relation entre passage et genre, la démarche adoptée est empirique et inductive : l’identification du sous-genre se fait soit par lecture externe, soit par lecture interne. Des hypothèses sont ensuite formulées au sujet du type d’interaction normée entre composantes, hypothèses ensuite confrontées aux conclusions de l’analyse du texte. Ainsi, l’approche empirique contrôle les « catégories intuitives » qui servent de point de départ.

3Concrètement, cet ouvrage, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, s’attache à l’analyse de dix « passages » issus de textes littéraires irlandais et de dix « passages » issus de textes nord-américains : cette sélection propose un choix d’occurrences de sous-genres pris dans un intervalle de temps (XIXe-XXe siècles) qui minimise les variations diachroniques. Les sous-genres choisis sont : la satire, l’allégorie, le conte folklorique, l’élégie, le roman de la Big House, le gothique, le comique grotesque, l’épique, le roman policier et le poème d’amour.

4Les analyses proposées sont très minutieuses et précises, aussi il paraît impossible d’en rendre compte de manière satisfaisante sans s’y pencher longuement. De plus, les progressions analytiques, en particulier dues aux repérages de sèmes, des différents rythmes, des thèmes, seraient difficilement saisissables isolément. Aussi, nous donnerons ici quelques éléments qui nous paraissent particulièrement pertinents, et inviterons le lecteur à se plonger attentivement dans ces parcours qui donnent leur sens à ces textes riches et peu familiers au lecteur francophone.

5Dans le chapitre 1, qui traite de l’allégorie, les auteurs montrent que les distinctions génériques du « passage » de The Whereabouts of Eneas McNulty, écrit par S. Barry, fournissent une hypothèse pour l’interprétation du roman dans son ensemble : « c’est en partie l’horizon d’attentes associé aux genres épique et pastoral qui oriente la lecture » (p. 35). Ce qui caractérise l’épopée, c’est la richesse de la composante dialectique : les états et les transformations se succèdent et sont ordonnés vers un but : or, ici, les transformations sont peu nombreuses ou de nature cognitive ou cyclique. Le thème général est lié à l’épopée, mais l’opposition entre épopée et pastorale (/land/ vs /sea/) donne accès à l’allégorie du Grand Nord. La part de la composante dialectique est réduite, le dispositif dialogique est complexe car il comporte deux mondes imbriqués l’un dans l’autre qui n’ont pas les mêmes valeurs. Dans le second « passage » de ce chapitre, intitulé « Le rêve de Singer » et extrait de The Heart Is A Lonely Hunter, de C. McCullers, elles montrent que l’auteur a multiplié, contrairement à l’allégorie traditionnelle, les foyers de l’énonciation et de l’interprétation. La composante tactique est très savante, restant tout de même à l’image de la fable tout entière ; en revanche, dialogique, dialectique et thématique sont moins schématiques : le « Rêve de Singer » est un méréomorphisme, c’est-à-dire une de « ces configurations locales de formes amplifiées ailleurs de manière globale et diffuse » (p. 61) : il condense le texte global et bénéficie du contexte sur lequel il rejaillit.

6Dans le chapitre 3, qui traite du conte folklorique, l’étude qui porte sur The Crock of Gold, de James Stephen, illustre bien la démarche propre à l’ouvrage. Dans cet extrait, le début des transformations « tient à ce qu’un équilibre que l’on pourrait appeler “naturel” entre les acteurs a été rompu à cause d’une injustice » (p. 124). La justice primitive reconnue par les acteurs présuppose que la riposte a la même valeur que l’attaque. Les deux isotopies //war// et //law// sont denses, de poids presque égal, et créent les impressions référentielles dominantes. Pour interpréter ce passage, il faut le rapprocher d’un passage du milieu du roman. Finalement, le conte rejoint la fable et contient des éléments satiriques sur l’homme et la société. « La thématique est contrainte dans le conte folklorique dans le domaine irlandais et la dialectique, nettement narrative, est orientée vers une fin positive ; la dialogique varie les foyers de l’énonciation » (p. 131).

7Dans le chapitre 5 sur l’élégie, l’élégie de Gatsby (The Great Gatsby de F. S. Fitzgerald), les auteurs montrent que le passage de la mort de Gatsby est déterminé par la tradition élégiaque, comme le roman : « L’élégie est un genre poétique dans lequel le locuteur représenté se plaint de l’amour, de la mort d’une personne chère ou, plus généralement, de la disparition des hommes et des choses qu’ils chérissent. Sa composante dialogique est donc pertinente » (p. 164). Sa thématique est plutôt fermée, elle se caractérise par un renversement lyrique du chagrin et du désespoir en joie et en assurance : « sa tactique oriente sa dialectique vers une amélioration » (p. 164). L’hypothèse démontrée par les auteurs « repose sur l’identification de ce passage comme une transition entre la non-vie (car sans Daisy) de Gatsby et sa non-mort : le protagoniste y est certes assassiné par un meurtrier dont le nom n’est dévoilé qu’à la fin, comme dans le roman policier, mais tout le travail d’écriture consiste à atténuer la tactique du polar ainsi que le scandale tragique puisque le but de l’élégie est de transformer le chagrin en certitude que la mort a intégré une autre forme d’existence. Dans ces conditions, la composante tactique, rapportée à la dialogique, a pour fonction primordiale de modifier les relations entre l’énonciateur représenté et l’acteur défunt. Elle se lie à une dialectique chargée d’assurer le changement de statut du mort et à une thématique de la nature et de la métaphysique » (p. 164). Ce qu’il est très intéressant de relever, c’est que ce roman est contraint par les normes sémantiques imposées par l’élégie : narration à la première personne, syntagmes narratifs autour du décès, des domaines thématiques incluant la nature, la justice ; les codes génériques de la tragédie et du polar affleurent mais sont moins denses. Dans l’élégie, l’évolution tactique fait passer les endeuillés du chagrin à la consolation, le défunt d’un statut inacceptable à un statut acceptable. Ici, sur ces fonds sémantiques, « la mort est euphémisée et dramatisée par des formes proleptiques qui anticipent le meurtre tout en le taisant » (p. 176).

8Après avoir donné les grandes orientations théoriques de cet ouvrage, et les avoir illustrées avec le résumé de quatre analyses, nous terminerons ce compte-rendu en développant les principales conclusions proposées, en particulier au sujet des ressemblances et différences relevées entre les sous-genres, qui fournissent un point d’accès possible à la mixité des genres :

91) le gothique et le policier comprennent tous les deux un savoir à acquérir et une forme d’innocence à liquider. Mais le gothique joue sur une zone de médiation entre plusieurs mondes où les évaluations manifestées sont labiles, tandis que le roman policier reporte la clarification dialogique où l’identité du coupable fait l’objet d’un consensus

102) élégie et poème d’amour ont la thématique de l’amour en commun, à laquelle s’entrelacent celles de la vie et de la mort. La dialectique s’avère différente, car dans le cas de l’élégie il s’agit de faire revenir à la vie tandis que dans le poème d’amour, la mort est évoquée comme un repoussoir.

113) dans le roman de la Big House et la satire, les thématiques communes aux deux sous-genres comprennent des évaluations et des seuils. La thématique du roman de la Big House est contrainte, elle inclut tout ce qui ressortit à la lignée, la maison, la famille et l’Histoire ; celle de la satire est plus ouverte quoique souvent axée sur la politique, la religion ou la guerre. Ces deux sous-genres mettent en œuvre une tactique fondée sur la répétition avec amplification (le protagoniste persévère dans l’erreur) débouchant sur la décadence.

124) le comique grotesque et le conte folklorique poussent l’interprète à construite des évaluations de l’excès et de la disproportion. Mais la construction du foyer énonciatif diffère : celle du comique grotesque relie la tactique du glissement inexorable vers le pire à un énonciateur foncièrement pessimiste, alors que dans le conte folklorique la tactique est susceptible d’inverser le négatif en positif pour ménager la possibilité d’une « fin heureuse ».

135) les genres allégoriques et épiques mettent en œuvre des quêtes qui ne sont différentes qu’en apparence. Toutefois, l’allégorie a recours à l’onirique, alors que l’épique place la quête dans le factuel.

14Pour conclure, il convient, au terme de cette lecture, de retenir tout autant les analyses proposées que la méthode et les principes qui la régissent : « le cheminement d’une interprétation doit pouvoir être transmis sans omettre les difficultés rencontrées. […] [La confrontation honnête de la difficulté d’interpréter] a bientôt ouvert de nouvelles perspectives sur les “passages”, sur les œuvres auxquelles ils nous ont donné accès et sur leur lignée générique » (p. 343). Cette lecture s’avère donc intéressante pour bon nombre de spécialistes : praticiens de l’analyse littéraire, théoriciens des genres littéraires, stylisticiens soucieux d’adopter une démarche analytique, linguistes attachés aux structurations textuelles, sémanticiens et analystes du discours. Bien entendu, chacun pourra trouver des objets de controverse et des points de désaccord. L’héritage structuraliste de la dimension sémantique pourrait ainsi être discuté, de même que le recours peut être surdéterminé au concept de genre pour pouvoir se passer de certaines composantes du discours, ou pour exploiter certaines dimensions « locales ». Cet ouvrage, tout en étant très complet et ambitieux, ne cache pas son ancrage scientifique, et fait preuve d’une grande rigueur et honnêteté dans les discussions qu’il engage, ainsi que dans l’analyse. Il est donc, à la croisée de ces différents chemins (littérature, linguistique des textes, sémantique), un point de vue stimulant et bien informé. En outre, le corpus choisi s’avère tout à fait rafraîchissant pour le chercheur francophone.