Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Elisabetta Sibilio

Pour s’orienter dans l’Orientalisme

L’Oriente. Storia di una figura nelle arti occidentali (1700-2000), 2 vol., Roma, Bulzoni, «I Libri dell’Associazione Sigismondo Malatesta», 2007. EAN : 9788878702127.

1L’Oriente, storia di una figura nelle arti occidentali, ouvre la nouvelle collection “Studi Inter Artes” des livres de l’association Sigismondo Malatesta. Acte inaugural on ne peut plus significatif pour cette association qui se distingue, dans le panorama italien des études de littératures comparées, de théâtre et de cinéma pour ses initiatives culturelles, notamment les colloques et les séminaires de recherche en littératures comparées. Les études Inter Artes sont conçues à leur tour comme un terrain privilégié de confrontation entre spécialistes de disciplines différentes ; spécialistes qui savent toujours dépasser leur particulier pour donner lieu à une rencontre des disciplines et à une vérification de leurs outils et de leurs instruments qui est souvent très intéressante et fertile.

2L’ouvrage se compose de deux volumes, dont le premier comprend trois chapitres, dédiés respectivement au xviiie, au xixe et au tournant de la fin du xixe siècle

3La Représentation de l’Orient à l’âge des Lumières s’ouvre sur ces mots de Michel Delon :

Dans la conscience occidentale, l’Orient a le double statut d’origine et de repoussoir, de modèle d’une sagesse première et de violence radicale qui, livrée à elle-même, ne serait adoucie ni par le christianisme, ni par la modération politique.

4Double statut qui se dédouble à son tour maintes fois dans la littérature occidentale au xviiie siècle. L’opposition vrai/faux (qui contient aussi le topos de la duplicité et de l’ambiguïté orientales) par exemple, est mise en œuvre dans la littérature anglaise, comme nous le montre Loretta Innocenti (Faux orientaux) en même temps qu’en France, par une série de correspondances « orientales » où l’éloignement du point de vue, avec le dépaysement et/ou l’ironie qui s’en ensuivent consent de livrer une critique philosophique, politique, sociale, même littéraire envers la culture occidentale. Expédient qui, comme on voit dans l’intervention de Lucia Omacini, conduit à une véritable Dérive de l’exotisme (dans les imitations des Lettres persanes)

De même que pour l’esprit encyclopédique, la polémique révolutionnaire ne manquera pas d’utiliser l’exotisme en tant qu’instrument de lutte politique. Ainsi donc la représentation de l’Orient s’estompe-t-elle dans cette même formule littéraire qui en avait promu la fortune : c’est en s’affranchissant du débat philosophique et de la lutte politique qu’elle pourra enfin acquérir un espace pleinement autonome.

5Et cet oriental particulier qui est « le Turc », sous de différentes acceptions, est au centre de quelques autres interventions dans ce chapitre : Michele Bernardini nous parle de Perspectives croisées (Islam-Occident et vice versa) dans l’Empire ottoman au xviiie siècle ; Françoise Rubellin décrit L’exploitation de l’Orient (favorisée, nous dit-elle, par « le développement des relations de voyages, les visites d’ambassadeurs, la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland ») dans les parodies dramatiques à la Comédie-Italienne et au Théâtre de la Foire ; de la Turquie à la Chine en passant par l’Arménie, la Perse, l’Arabie, la Tartarie et le Japon, un Orient vaste et complexe est représenté sur la scène vénitienne du xviiie siècle : âge de l’innocence ? s’interroge Franco Fido. De Zaïre à Mahomet, à L’orphelin de la Chine, L’orient tragique de Voltaire met en scène, comme nous explique Gianni Iotti, « un noyau dramatique constitué par le choc entre cultures différentes ».

6L’apport de la musique orientale à la musique occidentale du xviiie siècle est mis en relief dans la contribution du regretté Roberto Leydi (L’ « air chinois » de Du Halde à Hindemitt ) et dans celle de Thomas Betzwieser (Le langage « turc » dans la musique du xviiie siècle : contexte et signifié).

7Toujours entre Chine et Turquie  se déroulent les considérations des interventions de Michel Baridon, Anna Ottani Cavina, Alvar Gonzáles-Palacios, Lucia Caterina e Cristina Mossetti et John Harris, centrés sur l’art des jardins et sur les arts plastiques et de l’ameublement.

8Les Visions romantiques d’Orient s’ouvrent sur l’Egypte représenté par Théophile Gautier, « lieu de l’intersection absolue » écrit Paolo Tortonese, « entre visible et lisible ».

9Le double statut « d’origine et de repoussoir » de l’Orient vu d’Occident revient dans le riche panorama de la littérature allemande de Goethe à Heine que nous présente Luciano Zagari dans La fascination du primitif et le mystère de la complexité tandis que Diego Saglia retrace les « frontières de l’orientalisme » dans la poésie romantique anglaise.

10Mais c’est sans doute la grande entreprise napoléonienne qui réveille, au xixe siècle romantique un intérêt vif pour l’Égypte. Égypte qui appartient à la « géographie biblique » (Luca Pietromarchi), qui nourrit une « Romantic Egyptomania » chez les poètes anglais (Nigel Leask), qui parait sur la scène du Grand Opéra français (Jürgen  Maehder) comme chez Verdi, dans l’Aida (Guido Paduano). Pour la peinture, Christine Peltre (Les croisades et l’orientalisme du XIX siècle) et Barthélémy Jobert (La représentation des conflits contemporains entre l’Orient et l’Occident, de l’Espédition d’Egypte à la Révolte de Cypres) font remonter à la Campagne d’Egypte, « premier véritable conflit entre l’Orient (l’Empire ottoman) et l’Occident (la France) » (Jobert, p. 436), la naissance d’un courant « orientaliste » :

La genèse de l’Orientalisme pictural, en France, est le plus souvent établie d’après les étapes historiques et politiques de l’expansion européenne du dix-neuvième siècle, inaugurée par la Campagne d’Egypte (Peltre, p. 427)

11Sur deux contributions très intéressantes dans le domaine architectural, l’une dédiée au parc de la Villa Torlonia à Rome (Antonio Pinelli) et l’autre sur le caractère inopinément « sarrasin » du château de Marienburg (Marco Pogacnik) se termine la « section romantique » de l’ouvrage.

12La dernière partie de ce volume, très riche et accompagné d’un magnifique dossier d’images, est intitulée Exotismes fin de siècle ; titre très bien choisi parce qu’il rend compte, par le pluriel du premier substantif, d’un changement capital qui a eu lieu surtout dans la poésie et la littérature mais aussi, comme l’expliquent très bien maintes articles dans cette section, dans la musique, la danse, les arts figuratifs. Déjà d’un coup d’œil aux titres, on voit le mot « orientalisme » céder la place, progressivement, au mot, à caractère plus général, d’« exotisme ». C’est que les poétiques modernes et symbolistes commencent à rêver d’un ailleurs abstrait où le sentiment de dépaysement n’a plus de valeur géographique mais concerne plutôt ce monde que, avant la découverte de l’inconscient de la part de Freud, on nommait « l’intériorité » sous sa double espèce spatial et temporelle. Dans Rêve exotique et récit onirique. Aziyadé de Pierre Loti, Franco Fiorentino écrit :

Sous les formes d’une opposition géographique et culturelle entre Europe et Turquie, il est possible de saisir non seulement l’opposition entre présent et passé mais aussi celle, plus radicale, entre la réalité et le rêve, entre la logique évoluée et la pensée onirique. (p. 491)

13Vers la fin du siècle l’exotisme aussi, comme tout le reste, tombe dans une crise « de volonté ». « S’il est vrai que partir est décevant, rester semble impossible, tant l’ici est hideux et déprimant » écrit Guy Ducrey (Le voyage impossible. L’exotisme en crise à la fin du xixe siècle) en introduisant ce qu’il appelle « le paradigme Des Esseintes ». Crise de l’exotisme que Franco Marenco (Rhétorique et antirhétorique de l’exotisme dans la narrative de Joseph Conrad)  lit aussi, entre autres, dans Lord Jim de Joseph Conrad où la crise affecte, comme dans toute la narrative conradienne, un  « paradigme civil » en entier, toute une idée progressiste de l’individu occidental.

14Et sur la confrontation de l’idée d’Orientalisme que l’on doit à Said avec cette notion d’exotisme dont on vient de raisonner s’ouvre l’intervention de Bart Moore-Gilbert, Orientalism, Exoticism, Literature at the Fin-de-siècle. On doit la dernière contribution à caractère principalement littéraire à Paolo Amalfitano (auteur aussi de la notable introduction à ce premier volume) qui avec L’espace d’un regard. L’exotique et le lointain dans la Salomé d’Oscar Wilde laisse la place aux spécialistes de la danse et aux musicologues.

15Mais c’est avec l’art et l’architecture que le volume se termine, en jetant un pont vers le xxe siècle : Nicola Savarese étude les expos universelles qui, exhibant le raccourcissement de l’espace et du temps produit par le développement technique, rendent tangible l’entrée dans le nouveau siècle ; Geneviève Lacambre (Le Japonisme : exotisme et assimilation) aborde le thème du Japonisme mettant en relief la position du Japon « par certains aspects, paradoxale » ; Jane Ridley s’occupe des rapports entre Est et Ouest dans l’œuvre de Edwin Lutyens, architecte « colonial » à New Dehli, tandis que l’intervention de Ghislaine Wood est consacré à l’Art Nouveau en tant que proposant une élaboration moderne de l’exotisme du xixe siècle.

16Une bibliographie générale très soignée achève ce beau volume (comme, du reste, le deuxième).

17Le deuxième volume, préfacé par Loretta Innocenti, présente une périodisation qui n’est qu’apparemment plus simple. Les deux parties, Signes d’Orient dans la période des avant-gardes et  Orient et occident : syncrétismes et différences, recoupent la matière chronologiquement tandis qu’il devient de plus en plus difficile retracer des limites qui définissent les domaines spécifiques des art. C’est que d’une part les poétiques divulguées par les manifestes des avant-gardes visent justement à l’annulation de ces limites et d’autre que le progrès technique et les nouveaux média réduisent de plus en plus les distances spatio-temporelles, changeant radicalement la conception des rapports entre individus, jusqu’à la définition de « l’autre ».

18Dans L’Orient fantôme Alberto Castoldi décrit l’orientalisme du xxe siècle se référant à l’expérience paradigmatique qui est à la base  de L’Afrique fantôme de Leiris. Dans Claudel et l’Orient : le canon de la merveille, Dominique Millet-Gérard nous introduit à un changement de perspective : « L’Orient révèle à Claudel une clef perdue de l’Occident » (p. 35). Et la perspective est renversé dans l’intervention de Jianhua Chen, qui nous présente Rainbow (Arc-en-ciel), un roman de Mao Dun où le paradigme du bildungsroman européen rencontre l’épique communiste chinoise. Lina Zecchi nous montre le jeu de miroirs et de dédoublements dans René Leys de Segalen, qui voit la Chine d’avant la Révolution par les yeux de son  protagoniste belge.

19Si Javed Majeed nous propose une lecture de Passage to India de Forster, Ikuko Sagiyama réfléchit sur l’occidentalisation de la culture japonaise au xxe siècle et Encarnación Sánchez Garcia sur l’orientalisme de Federico García Lorca. Est le Brecht poète lyrique celui dont s’occupe Anna Maria Carpi dans Brecht et la Chine.

20Henri Godard analyse la pensée de l’écrivain français à propos de l’Orient dans André Malraux : l’Orient révélateur de l’Occident et conclut : « Il est beau de penser l’unité essentielle de l’humanité, non seulement au-delà des différences de races ou de civilisation qu’elle présente, mais encore grâce à ces différences » (p.151).

21Ainsi conclu le discours sur la littérature dans la période qu’on a nommée « des avant-gardes », s’ouvre une très riche série de contributions vouées aux arts du spectacle où l’on assiste, une fois de plus, à des renversements de perspectives, à des déplacements de points de vue dans les domaines de la danse, du théâtre et du cinéma. Mais on ne néglige pas les aspect culturels (Patricia Morton, The persistence of Orientalism at the 1931 Colonial Exposition in Paris) ni l’architecture et le arts figuratifs (Manfred Speidel, The German Architect Bruno Taut and the Villa Katsura in Japan, 1934 ; Marc Treib, Mirror for the Modern : Japan, California, Architecture, Landscape).

22La seconde partie du livre, où l’on étudie la question de l’Orient dans le monde contemporain, s’ouvre sur les rapports de Roland Barthes à l’Orient, illustrés par Philippe Roger :

S’interroger sur les rapports de Roland Barthes à l’Orient, c’est soulever à la fois trois questions, toutes trois fondamentales (au sens où elles touchent à ce qui fonde une écriture et une intelligence du monde comme celles de Barthes) : la question de l’Ailleurs, celle du Désir, celle enfin du Paradigme. (p. 365)

23Il s’agit en effet des questions majeures où reposent en général, comme on l’a vu, les différentes formes d’orientalisme propres de la modernités. De la réflexion de Barthes sur le Japon part le « catalogue » des expériences poétiques occidentales inspirées du Haiku japonais illustré par Maria Sebregondi. A la littérature israélienne entre Orient et Occident est dédiée l’étude de Alessandro Guetta tandis que Patrick Williams nous présente l’œuvre de Hanif Kureishi et du Islam militant. Du dépaysement qui a son origine dans un bilinguisme (catalan-castillan) reprimé et dont l’issue est mise à l’œuvre, entre autres, dans El embrujo de Shangai de Juan Marsé nous parle Giuseppe Grilli .

24Mais, enfin, au xxe siècle (et plus encore au xxie) on croit assister à l’écroulement de toute barrière : entre les genres littéraires et artistiques, entre les disciplines, les art figuratifs et du spectacle ; dans la globalisation postmoderne styles et stylèmes, concepts, idées semblent cohabiter dans le vaste univers de la communication médiatique. Mais ce panorama globalisé est mis en doute dans la dernière intervention de cet ouvrage. Dans Trajet aléatoire du Levant au Couchant dans l’art contemporain Jean-Hubert Martin nous prévient du caractère trompeur de cette démocratisation apparente :

Le succès de l’art abstrait en Europe et en Amérique à la fin des années ’50 a fait penser qu’il fournissait une clé pour un langage universel où chaque culture aurait trouvé son compte en y insufflant une dose de tradition vernaculaire. [...]

La question de la représentation de l’Orient ne se pose plus aujourd’hui en terme de figure, systématiquement bannie de l’art contemporain comme résurgence d’un exotisme suranné. Par contre la présence d’expressions artistiques vernaculaires dans nos circuits se pose de manière aiguë, car l’art contemporain occidental se croit international dans la mesure où il a accueilli dans ses rang quelques artistes issus d’autres continents qui ont eu l’habileté de singer ces méthodes pour mieux se brancher sur son réseau. (p. 622)

25Il faudrait réfléchir sans doute sur la validité de ce jugement pour ce qui concerne d’autres domaines culturels. En littérature, par exemple, le problème est rendu bien plus complexe par le problème linguistique, qui implique la référence aux débats en cours sur la poétique et la politique de la traduction, sur l’autonomie et le développement des langues littéraires.

26En conclusion cet ouvrage, une véritable « encyclopédie » sur la « question orientale » dans les arts, se propose comme un instrument irremplaçable pour toute étude sur ce sujet.