Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Natalia Leclerc

Relire les Pensées

Laurent Susini commente les Pensées de Blaise Pascal, Paris : Gallimard, coll. « Foliothèque », 2007, 240 p., EAN 9782070308385.

1L’ouvrage de Laurent Susini sur les Pensées s’intéresse surtout à la dimension formelle de l’œuvre de Pascal. Au long d’un parcours démonstratif passionnant, il réduit la complexité d’un texte réputé difficile à saisir, et donne quelques clés de lecture thématique, dont on aurait peut-être souhaité qu’elles soient davantage développées. Ainsi l’auteur traite de la composition et de la structure des Pensées. L’introduction aiguise la curiosité. Elle fait état de la doxa sur Pascal, qui complexifie la connaissance que le lecteur lambda possède de cet auteur. L. Susini présente ensuite le paradoxe fondamental du projet d’apologie de l’auteur: d’une part, l’apologiste prône la grâce efficace, mais d’autre part, il semble chercher par cette œuvre à convertir le lecteur. Ces deux propositions ne peuvent coexister sans incohérence, et il faut bien admettre que le projet de Pascal ne peut être celui que l’on croyait.

2A la fin de l’ouvrage, à l’aboutissement de cette quête, le commentateur propose une résolution de ce paradoxe. Les Pensées ne peuvent convaincre personne – sinon ceux qui le sont déjà ; leur efficacité consiste donc dans leur dimension propédeutique. Leur lecture prépare l’incroyant à recevoir la grâce, que seul Dieu peut octroyer. Ainsi, ce texte prévu pour piéger le libertin  ne fonctionne pas sans le secours divin. La clausule sur une signification qui « n’en finit pas de se dérober1 », quelque peu attendue, rappelle que les Pensées constituent un paradigme d’œuvre ouverte.

3Le premier chapitre concerne la lecture des Pensées aujourd’hui. Le commentateur pose les données du problème formel. Ce texte – terme que l’on hésite d’abord à employer, tout autant que celui d’œuvre ou que tout autre terme suggérant que l’écrit de Pascal est un système constitué – n’est ni encore une œuvre ni un ensemble de fragments que Pascal aurait voulu tel. L’inachèvement des Pensées est une de leurs caractéristiques fondamentales et interroge la notion même d’œuvre achevée, fermée.

4L. Susini s’intéresse également à l’hétérogénéité des textes, parfois clairs, parfois obscurs, parfois embryonnaires, parfois achevés. Cette fois-ci, c’est l’unité de l’œuvre qui est mise en question. Le commentateur montre que le mouvement d’écriture de Pascal va de la partie au tout, et que tous ces textes devaient être refondus dans un discours englobant.

5Au final, la méthode de lecture et d’interprétation que le lecteur doit adopter est elle-même problématique. Ce texte insaisissable semble au premier abord rebelle à toute entreprise herméneutique. Ceux qui s’y sont essayé ont rencontré un premier problème, celui de l’ordre des textes. Le commentateur montre, exemples précis à l’appui, les différences d’interprétation auxquelles ont conduit les choix faits par Brunschvicg ou par Le Guern. Aujourd’hui, le mystère de l’ordre des Pensées est éclairci, et L. Susini fait référence aux deux copies, récemment découvertes, du classement proposé par Pascal. Désormais en possession d’un véritable texte, le lecteur peut entreprendre sa quête.

6Le second chapitre, intitulé « L’unité des Pensées », s’enchaîne directement sur le chapitre précédent. S’il étudie la place des Pensées dans l’ensemble de l’œuvre de Pascal, et s’il montre l’unité d’intention de cette dernière, il peut sembler parfois quelque peu redondant. Le troisième, au contraire, plonge au cœur de la pensée même de Pascal. Rappelant que son objectif est de forcer l’incroyant à chercher, L. Susini montre le traitement pascalien des passions. Face à l’alternative de leur éradication ou de leur régulation, Pascal choisit cette dernière voie, avec pour stratégie de retourner contre la nature le jeu de la nature elle-même. Plus encore que d’une régulation, il s’agit bien d’une conversion. Pour cela, la voie royale est celle de la raison, et par là même celle de la volonté, qui gouverne la raison. L’incroyant ne peut guère être atteint par la persuasion seule. Convaincre sa raison est crucial. Et le commentateur montre que Pascal ne ménage pas son éloquence, et va même jusqu’à malmener le lecteur pour ruiner sa confiance d’homme déchu. Le projet rationnel de Pascal est d’établir l’idée selon laquelle la religion chrétienne est plus conforme à la raison que l’athéisme. Certes, seul Dieu peut donner la foi, mais l’apologiste entend retourner la raison contre elle-même. Son étonnante ambition consiste à légitimer rationnellement l’abandon de la raison à un mouvement irrationnel, ce dernier étant susceptible d’être converti en seconde nature – un des thèmes privilégiés de Pascal.

7Le commentateur dévoile les ressorts de ce projet dans le quatrième chapitre, avec l’exposé de la conception pascalienne des passions et de la nature humaine. Connaisseur de l’âme humaine, l’apologiste n’ignore pas que la fin de nos actions est le plaisir, et non la raison. Or la vérité n’est pas naturellement aimable ; elle est même souvent haïssable. Mais si dire le vrai n’est pas une stratégie, l’éloquence ne permet pas nécessairement d’aboutir à ses fins, et L. Susini rappelle la réflexion de Pascal sur la façon dont l’affectation d’éloquence nuit à l’éloquence. La difficulté s’accroît lorsque Pascal constate que la mode de son époque, celle d’exalter le naturel à des fins persuasives, est ambiguë dans la mesure où le naturel n’est qu’une construction réglée du discours. Rien n’est en réalité moins libre que la nature. Enfin, la nature humaine, infiniment fluctuante, nous plonge dans une incertitude sans fin. Tous ces obstacles conduisent à la conclusion d’une impossibilité formelle de raisonner dans l’abstrait et à la nécessité de prendre en compte la diversité du réel.

8Dans ce chapitre plus thématique, L. Susini s’intéresse également à la figure de l’honnête homme, et rappelle que l’horizon de celui-ci n’est pas son propre bien ou sa propre vertu, mais le bien de tous. L’honnête homme porte un projet de société. Sur le plan moral, du reste, il est impossible d’être heureux tout seul. La figure de l’honnête homme est une cheville fondamentale du projet pascalien de pousser les libertins à la conversion. Ceux-ci louent eux-mêmes le modèle de l’honnête homme, et la stratégie de Pascal consiste à parler le langage de ceux qu’il cherche à attirer à soi. L’argument du pari en est l’exemple le plus probant. Dans cette campagne de conversion, la voix de l’apologiste infiltre celle de l’honnête homme. Ainsi, le dernier chapitre concerne l’ordre du cœur, et l’analyse des procédés rhétoriques qui structurent le discours pascalien des passions.

9Selon la tradition de la collection « Foliothèque », L. Susini offre un riche dossier, qui présente la réception des Pensées à l’époque de Pascal, puis aux périodes moderne et contemporaine. Une étude de ce dossier est à noter : le commentateur expose les différentes variantes d’un fragment (LG. 44) et montre devant les yeux du lecteur l’élaboration, presque en acte, de la pensée pascalienne.

10Fruit du travail approfondi d’un spécialiste de Pascal, cet essai s’adresse à un public déjà familier de l’auteur. Exigeant, précis, il ne guidera pas un jeune lecteur dans une première lecture des Pensées. Son efficacité se situe en amont : à l’image des Pensées elles-mêmes pour les incroyants, il constitue une propédeutique à leur lecture en établissant les conditions d’une bonne réception du texte pascalien. Il ne donne pas de réponses, mais laisse suffisamment de pistes ouvertes pour le lecteur se lance, comme le commentateur et comme Pascal lui-même l’y invitent, dans cette quête infinie de sens.