Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Clement Dessy

Jarry, surmâle des arts ?

Henri Béhar & Julien Schuh (dir.), Alfred Jarry et les Arts, Actes du Colloque international Laval, Vieux Château, 30-31 mars 2007, Paris-Tusson, SAAJ & Du Lérot, 2007, 251 p.

1En préambule d’une contribution consacrée aux liens entretenus par Jarry avec la peinture de Gauguin, Dario Gamboni notait avec justesse qu’on ne percevrait, à première vue, dans ceux-ci qu’un épisode peu saillant dans le territoire des relations entre l’art et la littérature à la fin du xixe siècle1. « Un poète et écrivain débutant, intéressé par les arts plastiques et tenté par la critique, sacrifie au genre de la transposition d’art et rend hommage à un peintre controversé mais déjà célèbre »2. Il s’agit d’un mécanisme certes déjà recensé à de nombreuses reprises, et le peu de productions léguées par cette relation ne suffiraient à lui conférer une valeur exemplative. Cependant, en dehors d’informations biographiques souvent lacunaires, l’étude approfondie des rapports de Jarry avec la peinture, et les arts en général, manque encore parmi les études critiques attachées à cette époque. C’est à ce problème qu’a tenté de répondre le colloque international intitulé « Alfred Jarry et les Arts », organisé par la Société des Amis d’Alfred Jarry à Laval, les 30 et 31 mars 2007. L’appel à contributions, qui avait ouvert au maximum l’amplitude des sujets à traiter dans ce domaine, n’a bien sûr pas été épuisé mais il a mis sur le métier une série de nouvelles perspectives enthousiasmantes.

2L’exploration des rapports de Jarry avec la musique de son temps a sans doute manqué à ce colloque malgré la communication de Jean-Paul Morel qui se limite à un recensement des personnalités liées au monde de la musique et citées par Jarry dans le répertoire établi par le père Ubu dans ses almanachs.

3S’attachant pour le reste aux rapports de Jarry avec les arts plastiques, les contributions peuvent être globalement partagées en trois aspects qui pourront parfois se recouper : des réflexions sur la postérité « plastique » de Jarry et de son œuvre, ses sources et ses méthodes, et enfin l’exploration de ses relations avec des artistes de son temps.

4Patrick Besnier reprend et approfondit des éléments qu’il avait déjà explorés dans sa biographie fouillée de l’auteur3. Un par un, il examine les quelques portraits contemporains connus de Jarry, conservés ou disparus comme le célèbre portrait du Douanier Rousseau exposé aux Salon des Indépendants de 1895 sous le tire de Portrait de Mme A. J. ! Nous ne pouvons hélas que croire les quelques témoignages dont celui d’Apollinaire qui voudraient que Jarry lui-même eût détruit la toile, en en découpant que le visage dont nous n’avons point conservé de trace. Ce passage en revue de Besnier permet en outre d’aborder de nombreux artistes, dont caricaturistes, ayant approché Jarry même si l’on ignore parfois presque tout de la teneur de leurs rapports. Parmi eux, citons Aubrey Beardsley, Félix Vallotton, Jozsef Rippl-Rónai, etc.

5Barbara Pascarel révèle une autre galerie d’art, constituée a posteriori par le neuvième art. Les portraits de Jarry, d’Ubu et de Faustroll, s’égrainent en effet au sein d’un grand nombre d’œuvres dans l’histoire de la bande dessinée. Maria Gonzalez Menendez, pour sa part, montre d’intéressantes similitudes posturales et esthétiques entre Jarry et Picasso, même si le peu d’informations disponibles laissent beaucoup d’incertitude quant aux arguments de causalité du premier au second.

6Nous retiendrons l’intéressante contribution d’Isabelle Krzywkowski qui s’intéresse aux treize images du trente-quatrième chapitre des Gestes et opinions du Docteur Faustroll, produites par une « machine à peindre ». Celle-ci donne à voir d’intéressantes similitudes entre ce chapitre mystérieux de Jarry et le modèle fondateur de l’ekphrasis : les eikones de Philostrate. Certes le procédé est généralisé dans la critique symboliste, mais Isabelle Krzywkowski montre, malgré l’impossibilité qui demeure d’identifier des sources certaines et réelles à ces « treize images », qu’une réflexion sur la méthode particulière de Jarry peut révéler, notamment dans ce chapitre, une grande part de ces convictions littéraires et artistiques. Peintes par une machine, ces indécidables œuvres pourraient-elles formuler une remise en question du système référentiel, et donc, de tout rapport du signifiant (plastique mais aussi en l’occurrence, textuel) avec son signifié ? Ceci laisserait libre cours à l’écriture dans un acte de création pure. Mis sur la piste d’un récit à clefs, le lecteur recherche des référents qu’il ne trouve bien entendu pas ; ce qui « contraint » directement ce dernier à évaluer la composition en soi, puisque le référent n’y est pas identifié (ou, osons-le dire, probablement pas identifiable).

7Confirmant la réputation de Jarry dans son intérêt pour des peintres peu connus et pour ainsi dire ignorés, Jill Fell fait le point sur trois poèmes contenus dans les Minutes de sable mémorial et dédiés à Gerhard Munthe (1849-1929), artiste norvégien. Ceux-ci se réfèreraient à trois aquarelles du peintre, exposées au Salon du Champ de Mars en 1892. Il apparaît que Jarry, loin de se limiter dans ses poèmes à une simple référence à Munthe par la thématique ou le titre, aurait pris connaissance des sources populaires des œuvres plastiques. Ce constat place également au centre du débat la méthode de composition de Jarry. Une autre discussion est celle d’Henri Béhar qui piste, dans le travail et les articles de Jarry, une influence et une défense des « arts de la rue » parmi lesquels citons le cirque, les marionnettes, le mime, etc.

8D’autres contributions de ces actes analysent les sources de l’écrivain : celle de l’artiste allemand Joseph Sattler (1867-1931), par Paul Edwards, dans ces mêmes Minutes de sable mémorial et celle d’Albrecht Dürer, par Diana Beaume, au sein de la revue conduite par Jarry et Gourmont, L’Ymagier. Xavier Villebrun rapproche les portraits d’Ubu de l’imagerie renaissante de l’« évêque marin ». Maria Vega enquête sur l’ex-voto d’Hélène Suasse comme source de Jarry et en profite pour remettre à jour les liens de Jarry avec la culture catholique.

9Une grande part de cet ouvrage collectif s’intéresse évidemment aux séjours bretons de Jarry et sur ses rapports avec l’art synthétiste de Paul Gauguin, suivi par l’école dite de « Pont-Aven » et les Nabis. André Cariou se penche sur Charles Filiger à propos duquel Jarry a rédigé sa critique d’art la plus importante dans Le Mercure de France, en septembre 1894, après avoir séjourné à Pont-Aven et au Pouldu. Il aborde dans des termes plus historiques cette relation du peintre avec l’écrivain, privilégiant le parcours biographique du premier. Jos Pennec complète ces aspects biographiques en décrivant les lieux de rencontre des artistes à Pont-Aven (comme la pension Gloanec) et en recensant les peintres connus de Jarry en 1894. Il retrace sommairement le parcours souvent méconnu des artistes suivants : Eric Forbes-Robertson (1865-1935), Roderic O’Conor (1860-1940), Armand Seguin (1869-1903).

10Manquait une étude comparatiste entre l’œuvre de Jarry et celles de ses amis peintres « synthétistes ». Mettant en évidence des parallèles esthétiques entre des peintres comme Gauguin, Émile Bernard et Seguin, la contribution de Julien Schuh ouvre d’autres perspectives de recherche. Au-delà d’une analyse du discours tenu par les auteurs sur leurs œuvres et des phénomènes de parenté esthétique, on pourrait s’interroger sur la valeur stratégique de ce discours et son positionnement par rapport aux divers affluents esthétiques liés au symbolisme et plus globalement dans les champs artistique et littéraire de cette époque. L’analyse de motifs, tels que les coiffes « bretonnes » dans les Minutes de sable mémorial, semble effectivement renvoyer aux peintres de Pont-Aven.

11L’esthétique de Jarry se retrouve dans ses propres productions plastiques au sujet desquelles Matthieu Gosztola entreprend de réactualiser la réflexion. Certes, les dessins et gravures rassemblés par Michel Arrivé4 formaient une intéressante compilation, mais ce rassemblement a tendu à autonomiser un travail que Jarry n’a sans doute pas voulu indépendant de ses expériences littéraires. Gosztola s’interroge également sur les pseudonymes « picturaux » de Jarry et sur les objectifs de sa production plastique. Ces premières interrogations pourraient permettre de dégager des hypothèses plus générales quant à l’utilité de ces pratiques doubles, aux objectifs esthétiques communs. Les relations texte-image des Almanachs du Père Ubu font par ailleurs l’objet de la contribution de Marieke Dubbelboer.

12Le colloque « Alfred Jarry et les arts » a permis de réfléchir sur de nombreux aspects de l’œuvre de l’écrivain. Il lui aura sans doute manqué une réflexion entre théâtre et peinture. On sait combien les peintres nabis (Pierre Bonnard, Paul Ranson, Paul Sérusier, etc.) ont participé aux recherches dramaturgiques de l’artiste, au Théâtre de l’Œuvre comme au Théâtre des Pantins. Pourtant loin de répondre à toutes ses interrogations liminaires, l’événement a suscité avec bonheur autant de pistes de recherche que de sujets traités. La publication de ses actes vient par conséquent s’ajouter plus qu’utilement à l’ensemble important d’études sur les rapports entre art et littérature à la fin du xixe siècle.