Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Denis Saint-Amand

Avanies littéraires

Études Littéraires, Vol. 39, n° 2, Hiver 2008, Esthétiques de l’invective, sous la dir. de M.-H. Larochelle, Université Laval, Hiver 2008.

1Le titre oxymorique de ce dossier coordonné par Marie-Hélène Larochelle indique déjà la dimension particulière de l’objet qu’il entend interroger. L’invective est présentée, dans l’introduction du volume, à travers la définition qu’en donne Jacques Brunschwig : une forme de parole polémique qui « vise d’abord à déconsidérer les personnes, grâce à toute une variété de procédés qui vont de l’injure à la raillerie ». Violent par essence et souvent perçu comme une manière de catharsis incontrôlée, ce type de discours — et, surtout, sa transposition littéraire — procède pourtant, fréquemment, d’enjeux bien spécifiques. Ce sont notamment ceux-ci que se proposent d’étudier les contributeurs de ce volume d’Études françaises, en mettant au jour les effets d’une rhétorique de l’invective chez tel ou tel auteur d’un point de vue strictement poétique, mais en se penchant également sur la fonction phatique de cette rhétorique (et donc sur la réception de ces discours) ou sur la façon dont cette esthétique se veut le reflet d’un contexte sociohistorique bien défini.

2Si, de façon générale, on ne peut que souligner la qualité intrinsèque des articles du recueil — les auteurs s’étant attaqués à des objets qu’ils connaissaient particulièrement bien —, on regrettera peut-être que les responsables du dossier n’aient pas sollicité de contributions plus directement dédiées au discours invectif dans sa globalité. En effet, si l’on excepte l’article de Marie-Hélène Larochelle, dans lequel l’auteure forge, parallèlement à la notion de performatif, le concept d’invectif et en donne une première définition, les critiques se sont plus souvent fondés sur des travaux antérieurs, parmi lesquels ceux de John Austin1 et Marc Angenot2 paraissent incontournables. Ceux-ci sont quelquefois discutés et mis à l’épreuve, mais, semble-t-il, davantage dans le but de servir les champs d’étude respectifs des critiques que dans une démarche véritablement prospective qui viserait à cerner les contours du discours invectif. Au demeurant, malgré cette petite réserve, il faut souligner la richesse et la rigueur des lectures proposées par ce numéro d’Études françaises.

3On ne s’étonnera pas de voir l’œuvre de Céline figurer en bonne place dans le sommaire de ce recueil. Catherine Rouayrenc se penche sur l’omniprésence de l’injure dans Casse-pipe et en analyse finement la portée rhétorique : de la simple allitération à la métaphore filée, l’auteure démontre que l’injure est l’un des éléments les plus élaborés de la stylistique célinienne. Christine Sautermeister, de son côté, interroge plus largement le rôle de la parole invective comme catalyseur de l’action des romans céliniens. On appréciera notamment, quoiqu’on aimerait les voir encore creusés, les quelques recoupements que la critique esquisse entre l’œuvre et la position sociale de l’écrivain dans le champ littéraire français. De cette façon, l’échange de mots d’oiseaux entre le je et son ami, l’écrivain Marcel, reflète probablement les sentiments qu’éprouve Céline pour « tous ceux qui sont soupçonnés de [le] rejeter » (p. 97). De façon comparable, Simon Harel se penche sur la dynamique engagée par l’invective dans les textes de Thomas Bernard, notamment à travers l’analyse du motif récurrent de la scène de ménage. Cette forme d’« écriture de la méchanceté », explique Harel, en vient à conférer à l’auteur un ethos particulier fondé sur le refus de l’altérité (féminine, entre autres, ce qui a conduit certains à taxer T. Bernard de misogyne).

4Sujet de deux articles, Céline est également convoqué dans la contribution de Sylvain David, mais, une fois n’est pas coutume, en qualité de contre-exemple. S’intéressant au cas Cioran, le chercheur montre en effet comment le Roumain, par opposition à l’auteur de la diatribe anti-sartrienne À l’agité du bocal, devient le porte-étendard d’un genre qu’il définit lui-même dans Histoire et utopie : le pamphlet sans objet. Interrogeant la reconfiguration philosophique opérée par le penseur à son arrivée en France et le rapport de celui-ci à ses accointances passées avec l’extrémisme de droite, S. David montre comment Cioran élabore une stratégie argumentative nihiliste qui, sans jamais faire l’économie d’une mauvaise foi et de contradictions — par ailleurs assumées —, lui permet d’« aller de l’avant, de renaître incessamment de ses cendres » (p. 57).

5L’étude de Marie-Hélène Larochelle, comme indiqué plus haut, tend pur sa part à poser les jalons d’une théorie de l’invectif, notion propre à l’écriture fictionnelle que l’auteure se propose de développer en regard de celle de performatif, bien connue depuis les travaux d’Austin et de Searle. M.-H. Larochelle se penche, pour ce faire, sur le bel objet que constituent les revues et almanachs d’Émile Pouget mettant en scène le Père Peinard. Quasi-manifestes anarchistes, ces textes prolongent l’ancienne mode des physiologies parodiques en décrivant les mœurs et travers du Bourgeois. Cet univers fortement polarisé, où l’anarchiste pose en victime et raille le bourgeois agresseur, est le lieu d’une écriture multipliant les marques de violence — puisant dans tous les registres possibles, du lexique grossier au rythme soutenu — pour, écrit l’auteure, devenir un « outil de propagande performant » (p. 43).   

6Yan Hamel égratigne d’entrée de jeu certains « penseurs » français contemporains en montrant que le panaméricanisme que ceux-ci affichent est loin d’atteindre l’originalité et le non-conformisme intellectuel qu’ils prétendent en tirer. En effet, explique le chercheur, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la presse française n’a pas manqué de vouer Sartre aux gémonies, accusant l’existentialiste de sombrer dans un antiaméricanisme facile avec La putain respectueuse. La belle lecture sociocritique que livre Hamel, au contraire, met au jour le fait que la pièce use notamment de l’héritage du théâtre de boulevard dont elle réinvente les codes plutôt que de les briser, et, davantage qu’un pamphlet contre les Etats-Unis, constitue de la sorte « une manière détournée de prendre position sur des enjeux sociaux et politiques sensibles qui touchent directement les Français » (p. 106).  

7Inscrit dans un vaste projet de relecture (et réécriture) de la véritable histoire du surréalisme français, l’article de David Vrydaghs s’illustre par sa précision et sa clarté. Opérant un distinguo entre « pamphlet » et « invective » en se fondant sur un critère phatique — le pamphlet ne s’adresse pas directement à celui duquel il traite, tandis que l’invective use du vocatif, apostrophe le récepteur-cible —, D. Vrydaghs montre que, contrairement à l’idée reçue, chez les surréalistes, « l’usage de la violence verbale n’est jamais intempestif, mais est au contraire très contrôlé » (p. 116), ce qui permet au groupe de se façonner un ethos respectable (« d’observateur » ou de « juge impartial »). Le critique se penche ensuite sur Un cadavre, pamphlet célébrant la mort d’Anatole France, et expose comment l’invective, chez un Aragon — notamment dans le cas de son sulfureux Avez-vous déjà giflé un mort ?, peu conforme à la retenue prônée par Breton —, peut déterminer l’organisation du texte. À la lecture de cet article, on voit bien pourquoi la question de la forme et de la force de l’expression constitue un des points d’approche permettant d’interroger et de mieux cerner les visées antagonistes poursuivies par les chefs de file du mouvement surréaliste, partant d’expliquer en partie les dissensions internes qui ont pu gangréner ce dernier.   

8Ces différentes contributions constituent autant d’illustrations probantes de l’intérêt de se pencher sur la mise en littérature de cette forme de parole oblique qu’est l’invective. En plus de l’efficace petite présentation du volume, une rapide postface aurait peut-être été bienvenue, qui aurait pu tisser des liens entre les conclusions des différents articles et, de la sorte, prolonger les discours théoriques sur lesquels ces derniers se fondaient. Par exemple, quoiqu’elles soient finalement déjà présentes implicitement, on aurait pu esquisser une typologie des enjeux du discours invectif (moteur de l’action chez Céline et Bernard ; preuve d’un prosélytisme efficace dans les écrits anarchistes fin-de-siècle ; enjeu distinctif au sein du mouvement surréaliste, etc.) ou des effets posturaux procédant de ce discours (du misogyne au juge partial, en passant par le militant extrémiste — de quelque extrême que ce soit, d’ailleurs), répertoires qui seraient bien sûr demeurés inachevés, mais qui s’articuleraient idéalement aux travaux de Marc Angenot. Du reste — et c’est heureux —, le champ d’étude qu’investit ce numéro d’Études Littéraires reste largement ouvert et plusieurs pistes pourraient encore être exploitées : on songe notamment à la parodie, qui constitue, de façon peut-être plus euphémisée (et encore…) une manière d’esthétique de l’invective dont il serait intéressant d’examiner les mécanismes en comparaison de ceux de discours invectifs directement transitifs ; on pourrait également s’interroger sur le profil social idéaltypique (s’il existe) du « littérateur invectif ».

9En somme, ce collectif, à l’instar de l’objet qu’il étudie, parvient à s’imposer comme une sorte de catalyseur : le volume se distingue par la qualité des articles qui le composent et, si la relative bigarrure de l’ensemble peut laisser songeur, celle-ci est également la preuve de la richesse d’une problématique que cette lecture incitera probablement nombre de chercheurs à explorer.