Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Jorge Peña

Desseins de frontières

Calanca, Paola, Desseins de frontières, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2006.

1Dans ce volume préparé par Paola Calanca, la frontière est considérée dans son acception la plus tangible, c´est-à-dire celle qui délimite des territoires, des entités politiques. Elle est analysée suivant les modalités de son marquage et des usages que les différents acteurs en ont fait ou voulu en faire. Ceci afin de dégager quelques-unes des variantes qui ont modulé l´histoire des frontières chinoises.

2Les événements relatés dans les articles proposés se déroulent à des époques parfois fort éloignées l´une de l´autre, mais ils sont représentatifs de la manière dont l´État chinois a administré et géré ces territoires périphériques à des moments donnés, correspondant à des temps forts de l´histoire du pays.

3En analysant l´impact de la politique d´assimilation des populations frontalières du Nord-Ouest sur l´organisation bureaucratique, Christian Lamouroux (« Militaires et bureaucrates aux conflits du Gansu-Qinghai à la fin du XIe siècle ») montre comment les zones frontalières, d´abord terres de conquête et d´aventure, vont se retrouver au coeur du jeu politique : la maîtrise des différents services de leur administration et les capitaux qu´elles attirent vont en effet devenir d´importants enjeux pour les partis bureaucratiques qui se disputent le pouvoir à la fin du XIe siècle.

4On peut voir dans ce passage comme en s´inspirant du modèle antique des « colonies », Wang (1030-1081) recruta des « archers » — des colons militaires han et tibétians assimilés —, auxquels furent distribuées des terres sur les cours supérieurs de la Wei et du fleuve Jaune, ainsi que dans les vallées de ses affluents, les rivières Huang et Tao. Les « archers » devaient mettre en valeur ces terres pour satisfaire leurs propres besoins et maintenir ainsi leur présence dissuasive dans des zones sensibles. Cette colonisation conduisit à des empiétements systématiques sur les terres des tribus et à une assimilation de certaines populations frontalières.

5De plus, à la faveur de la politique irrédentiste menée par l´empereur Shenzong face aux Tangut et aux Tibétains, l´activisme des réformateurs semble avoir eu deux conséquences : en ouvrant à la colonisation les terres frontalières, il avait durablement modifié la nature des contacts avec les populations limitrophes ; en conduisant des fonctionnaires ou des groupes de fonctionnaires à financer largement leurs opérations sur les revenus que les bureaux locaux tiraient de leurs propres activités, il avait permis aux plus ambitieux de construire leur carrière en marge de l´espace administratif ordinaire.

6Quelle qu´ait été la nouvelle organisation du territoire, la nouvelle frontière qui s´ouvrirait devant nous était devenue à la fois un espace ouvert aux aventuriers militaires et un terrain sur lequel les cliques bureaucratiques pouvaient s´affronter et sceller leurs alliances. La frontière du Nord-Ouest, si loin du centre fût-elle, était en quelque sorte devenue un espace de recomposition politique. Si les sources sont particulièrement bavardes sur les affrontements bureaucratiques, on évoquera ici la perception que les contemporains eurent des désordres potentiels que véhiculaient l´entreprise frontalière de Wang Shao et le plus célèbre de ses dix fils, Hou.

7Pour sa part, Élisabeth Allès (« Usages de la frontière : le cas du Xinjiang1 ») évoque la façon dont les différents populations ont su tirer parti de la frontière séparant le Xinjiang des républiques d´Asie centrale. Elle leur a permis de se réfugier et de se protéger des gouvernements qui se sont succédés de part et d´autre du tracé de démarcation depuis le XIXe siècle. Le projet de création de la province chinoise du Xikang éclaire le dilemme de la politique chinoise sur ses marches occidentales et permet de suivre l´historique du tracé de Yongheng en 1727. L´importance stratégique de cette région va conduire le gouvernement chinois à entreprendre la création d´une « zone frontalière » lui servant de tampon et lui permettant d´affirmer sa souveraineté sur une partie du Tibet. À l´inverse, dans les années 1960, les pressions internationales et le contexte interne vont amener les dirigeants de la République populaire de Chine à plus de « générosité » sur le front oriental. Le traité qui fixe le nouveau tracé de la frontière entre la Chine et la Corée est en effet favorable à la Corée du Nord. Le secret qui a entouré les négociations et la signature dudit traité reflète cette situation, en même temps qu´il révèle les enjeux de cette stratégie visant tout à garder la Corée du Nord dans la sphère d´influence chinoise.

8Tout au long de cette aventure, ce qui demeure particulier à la Chine est bien la force du maintien dans les représentations collectives de la « frontière historique » que constituent les passes de la Grande Muraille. Les éléments déterminants d´une représentation de « soi » et de « l´autre » ont sans doute été réactivés par l´intensité et la répétition des discours officiels sur la nation chinoise depuis vingt ans. Par-delà les réactions de replis identitaires que l´on constate au Xinjiang, la limite symbolisée par les passes historiques provoque, en retour, un effet de cohésion interne tout aussi perceptible en Chine qu´au Xinjiang.

9L´aspect problématique de l´agression des puissances européennes en Asie projette la Chine dans un environnement géopolitique nouveau, où la sécurité et l´étendue de l´empire, puis de la république, passent impérativement par la consolidation d´anciens tracés ou la définition de nouvelles limites. Les modalités pour y parvenir doivent également être reconsidérées en raison, d´une part, du caractère multilatéral que prennent la plupart des négociations et, d´autre part, de la nécessité pour la Chine de se positionner dans le nouvel ordre international. Cette situation et ces préoccupations sont mises en évidence par Fabienne Jagou et Sébastien Colin (« Vers une nouvelle définition de la frontière sino-tibétaine : la Conférence de simla et le projet de création de la province chinoise de Xikang ; Chine-Corée : une frontière en suspens ? »).

10Bien évidemment, aucun de ces deux discours ne livre à lui seul les clefs de « la frontière chinoise ». La démarcation du tracé de la frontière sino-tibétaine2 était difficile compte tenu des singularités de la zone dans laquelle elle devait être déssinée et de son importance stratégique à la fois pour Lhasa et pour Pékin. Cette zone, située à la périphérie à la fois du Tibet et de la Chine, constituait une aire de marches et de transition traversée par d´importantes routes commerciales.

11L´exemple des tentatives de prise de contrôle de la frontière sino-tibétaine au début du XXe siècle par la Chine montre que le gouvernement républican chinois refusait une démarcation du tracé de sa frontière avec le Tibet. Cependant, il fut obligé de composer avec les forces en présence. De la sorte, il a indirectement reconnu le statut singulier du Tibet, et surtout de la région tibétaine du Kham, mis en évidence par les négociations de Simla. Il admettait donc l´existence d´une « région frontière » de culture tibétaine où un régime particulier s´appliquait, mais refusait au Tibet le statut d´État tampon entre son empire, l´Inde britannique et le monde russe, et persistait dans sa volonté d´imposer sa souveraineté sur celui-ci. Face à cette attitude chinoise, le Tibet central campa sur ses positions et put rester indépendant au moins jusqu´en 1951, tandis que le Kham devenait une « région frontière » sino-tibétaine.

12Cela conduit à une deuxième remarque qui porte sur la frontière sino-coréenne. Établie sur les deux fleuves à la fin du XIVe siècle, elle est devenue litigieuse au début du XVIIIe et n’a cessé de l´être ensuite. Si les deux fronts pionniers chinois et coréens et les nombreuses rivalités géopolitiques ont grandement participé à préciser territorialement et juridiquement la frontière sino-coréenne, les bouleversements géopolitiques successifs qui touchèrent la région à partir de 1910 ne permirent pas, en revanche, aux deux pays d´aboutir à un accord.

13Aussi curieux que cela puisse paraître, ce dernier n´intervint donc que dans une seconde phase, une dizaine d´années après la fin de la Guerre de Corée, dans un contexte régional complètement différent des précédents, à la fois marqué par la présence de deux États communistes sino-soviétique. Il prit la forme d´un traité largement bénéfique à la Corée du Nord qui resta secret pendant plusieurs décennies mais qui apparaît de plus en plus aujourd´hui comme caduc.

14Parallèlement, si les autorités sud-coréennes n´ont encore jamais officiellement revendiqué un nouveau tracé de la frontière avec la Chine, l´existence de cartes englobant le mont Baitoushan/Paektusan, la querelle concernant les royaumes anciens de Koguryö et de Parhae, qui traduit une forte inquiétude de la Chine, et le souhait de certains députés, qui restent toutefois minoritaires, de déclarer le traité de Jiandao comme « inégal » et « illégal », annoncent peut-être une crise frontalière.

15Au travers de fragments et de détails d´événements ayant marqué le processus frontaliers chinois, Daniel Nordman (« Éclats de frontières ») examine la question du lexique, celle du territoire et du processus frontalier à partir de la France et de l´Italie d´Ancien Régime, de l´Algérie et du Maroc à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des États-Unis au XIXe siècle. Un tour du monde qui rappelle, au-delà des coincidences fortuites, l´extrême complexité de l´histoire frontalière, le long travail régional qu´elle sous-tend, ainsi que la nécessaire complémentarité des disciplines qu´elle induit. Il encourage la multiplication des études à ce sujet afin de parvenir à terme à mieux appréhender les mécanismes et les cheminements qui ons abouti aux frontières actuelles et permettre d´en dresser une typologie.

16L´habilité de Paola Calanca (« L´aménagement du territoire et la notion de frontière à l´époque ancienne »), consiste à présenter qu´un monde sans frontières n´est pas un idéal de référence dans les textes chinois anciens. La plupart d´entre eux, au contraire, établissent un lien étroit entre les fondements archaïques de l´ordre social et l´établissement de bornes, de bordures et de limites destinées à marquer et à dessiner les contours de l´espace social organisé et soumis à une même autorité. Les bordures territoriales citées dans les textes anciens sont variées et de natures diverses : tracé des limites des cités et de la campagne qui en dépend ; tracé des limites du domaine royal et de celui des feudataires censés être ses remparts, mais surtour tracé fondamental entre le peuple des Xia et celui des peuples extérieurs. Le célèbre site de Bampo offre une représentation plus concrète de ces premiers ordonnancements de la société, et surtout des premières séparations entre groupes humains.

17Par la suite, Calanca analyse brièvement le cadre politique dans lequel s´inscrit l´aménagement du territoire. L´ordre politique sur lequel repose le régime d´abord royal, puis impérial chinois, donne au nombre impair une fonction centrale, il est l´attribut du Ciel et du roi ; le nombre « cinq » sert à contrôler les quatre directions de l´espace à partir d´un centre ; le talisman dit de Taiyi reflète une conception spatiale et politique avec un centre et quatre directions mais aussi avec un centre et quatre frontières.

18Il est par ailleurs intéressant de noter aussi la valeur du domaine royal et les territoires extérieurs dans les inscriptions des Shang et des Zhou. La référence de base en ce qui concerne l´organisation territoriale sur laquelle s´étendait le pouvoir central des Shang consiste en une série d´inscriptions dont le modèle s´appuie sur quatre directions (est, sud, ouest, nord).

19En revanche, la présence des pôles de culture Shang éloignés entre eux ne signifie pas pour autant qu´ils aient été inclus à l´intérieur d´une ligne frontalière homogène, et ne préjuge pas non plus qu´ils aient été enclos dans des limites territoriales strictement définies. Certaines inscriptions oraculaires sous-entendent néanmoins leur existence : le terme « entrer » laisse entendre l´existence de frontières reconnues que le privilège royal permettait de franchir ; le terme « sortie » considéré comme une preuve de l´existence de limites reconnues, aux territoires des agresseurs ; le terme « quatre frontières » désigne les fiefs qui se trouvent au-delà du domaine royal et à l´intérieur des frontières extérieurs reconnues du territoire ; le terme « bian » indique que les fonctions des feudataires étaient bien en relation avec le sens originel du titre de hou (gardien des frontières) ; le terme « zhi yu » paraît inclure à l´intérieur des « quatre frontières », outre les cent fonctionnaires du domaine royal et les feudataires, une autre catégorie, les peuples tributaires.

20Pour comprendre un peu plus précisement ce « jeu frontalier », je voudrais terminer par quelques considérations sur le lexique (« Les frontières : quelques termes-clés »), tout à fait riche en significations de caractères synonymes de frontière et de limite : bao, petit fortin ; jing, frontière ou limite ; bi, canton périphérique autour d´une cité ; chama si, bureau du commerce thé-chevaux ; chang cheng, longue muraille ; chang yuan, longue muraille ; feng, borne de terre fixant les limites extérieures d´un territoire ; fan, état tributaire ; fengsui, terrasse ou tour de feu ; yimin, migrant ; xuansuo, cordes de frontière ; parmi tant d´autres.