Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Chloé Conant

Les fictions plastiques de l’art contemporain

Textuel n°52. Lectures de l’art contemporain, textes réunis par Magali Nachtergael.

1La 52ème livraison de la revue Textuel (2007), une publication de l’UFR « Lettres, Art, Cinéma » de l’Université Paris Diderot, s’intitule « Lectures de l’art contemporain ».

2Les différents textes (et images) qui le composent, réunis par la jeune chercheuse Magali Nachtergael, relèvent d’une approche théorique mixte, empruntant aussi bien à l’interprétation des œuvres d’art qu’à celle de la littérature. Ils participent de ces signes qui montrent que la critique ne se trouve plus aussi démunie qu’auparavant face à des œuvres contemporaines déstabilisantes (qui peuvent être des œuvres littéraires tendant vers l’installation, la performance, l’image ; ou, comme ici, des œuvres d’art qui « racontent des histoires »).

3L’avant-propos éclaire le titre du numéro, en identifiant le visiteur de musée et le spectateur de l’art à un « lecteur », qui répond aux sollicitations d’œuvres qui, de plus en plus nombreuses, n’hésitent pas à se montrer « volubiles », voire « bavard[es] », laissant planer pour le moins une « atmosphère […] de récit » autour et à l’intérieur d’elles.

4Les textes de ce recueil, consacrés à des médiums et à des artistes très variés, parviennent à donner une idée du phénomène, tout en le resituant dans une évolution chronologique.

5Magali Nachtergael, avec « Quand les œuvres racontent des histoires. La mise en récit de l’art au XXème siècle », retrace l’histoire de la promotion du langage dans les arts plastiques — celui-ci devenant un matériau à part entière. Elle adopte un plan en trois temps très éclairant (et très « narratif » lui-même !), dont les intitulés articulent de façon variable les deux termes « œuvre » et « histoire » (« Les œuvres racontent leur propre histoire », « Les œuvres racontent l’histoire des artistes », « Les œuvres inventent des histoires »). Cette constitution de la narrativité en élément plastique est finement analysée, et les différentes tendances en présence sont distinguées. Il est question entre autres de Marcel Duchamp, des « Mythologies Individuelles », de Chris Burden, de Gina Pane, de Denis Roche, de Sophie Calle, de Philippe Parreno ou de Christian Boltanski (amusant retournement : tandis que Magali Nachtergael parlait de « l’enfance reconstituée » de Boltanski paraissaient les entretiens autobiographiques de celui-ci avec Catherine Grenier, qui montrent à quel point la réalité peut parfois dépasser la fiction). L’article s’achève sur une boucle en évoquant les mutations du récit littéraire, qui se retrouve placé sur le même plan que les dispositifs plastiques. La question est vertigineuse : la littérature a-t-elle perdu le monopole de la narration, ou ses catégories ont-elles triomphé ?

6Perin Emel Yavuz propose une intéressante approche du Narrative Art dans « Au-delà de la séquence, la trame. La double dimension du récit dans le Narrative art ». Son article décrit les constantes des œuvres de ce mouvement (les photos séquentielles, les textes), mais, au-delà, par le recours entre autres aux écrits d’Aldo Giorgio Gargani, et aux notions de quête de soi et de roman de l’artiste (Le Gac, Boltanski, Wegman, Cumming), éclaire la dimension philosophique et auto-historique de ce mouvement, qui « pr[end] position » dans le « champ de l’art ».

7Sylvain Dreyer s’intéresse pour sa part à un vidéaste. Avec « Johan Grimonprez, Dial H-I-S-T-O-R-Y (1997). Histoire(s) de la vidéo », il décrypte de façon passionnante l’œuvre de l’artiste belge, qui à partir d’images d’archives produit une critique des représentations médiatiques dominantes. Le sujet est monographique, mais les propositions théoriques sont nombreuses, en particulier autour de la vidéo comme médium s’étant construit en réaction par rapport à la télévision, du détournement des images, du lien entre l’art et les médias, du traitement de la question du terrorisme. Il est fait mention de De Lillo, de Virilio, de Kubrick, d’Iñarritu, de Godard, etc. — Antoine Volodine aurait fort bien pu se trouver là, dans cette réflexion à la fois esthétique, éthique et politique.

8Giuliano Sergio propose, avec « Ugo Mulas, photographe de Lucio Fontana et Jannis Kounellis. Le changement du rapport entre photographes et artistes au tournant des années soixante », un travail de relecture, de réinterprétation d’une carrière photographique à la frontière des genres et des pratiques. Le photographe milanais Ugo Mulas produit, avec ses séries documentaires sur le travail des artistes Fontana et Kounellis, des objets qui questionnent le statut de son médium, et permettent (en retranscrivant son point de vue sur des œuvres) des définitions de champs mutuelles. Il s’agit pour lui de penser conjointement l’art et la photo, dans ces années 60 qui voient bouger tant de lignes.

9C’est à une rencontre frontale entre le champ artistique et le champ littéraire que s’intéresse Cécile Camart dans « L’artiste ou l’écrivain ? Fabulations et postures littéraires chez Agnès Geoffray et Marcelline Delbecq ». En partant du constat que l’art contemporain use des moyens du littéraire, elle décrit les travaux de ces deux artistes, qui sont vraiment (si ce n’est déjà fait) à découvrir, pour enrichir la plus fameuse constellation constituée de Sophie Calle, d’Edouard Levé, de Valérie Mréjen et de quelques autres – avec des expériences également du côté du récit fantastique, de la presse, du théâtre et du son.

10Sous le titre « Filmographies », Jean-Max Colard se livre à une méditation sur la fragmentation et la métamorphose des identités, méditation informée par l’imaginaire et la citation cinématographiques. Il évoque tout d’abord Catherine, de Thomas Lélu, une série photographique dont Catherine Deneuve (ou « Catherine Deneuve en photo ») est l’héroïne. Il s’intéresse également à Cindy Sherman, à la notion de personnage, à Philippe Parreno et Pierre Huyghe, à bien d’autres, et identifie de façon assez stimulante une figure de style au croisement des arts : la « filmographie ».

11Le portfolio de la revue rassemble les photos de Thomas Lélu dont il était question plus haut (des photos de photos, plutôt)(Catherine, 2005) ; et deux images commentées d’Amaury Da Cunha (« Saccades »), qui jouent sur la surprise du regardeur envers l’angle de vue choisi.

12La couverture de la revue est la photographie d’une œuvre d’Agnès Geoffray intitulée Le Mystère de Valdor (à moins qu’elle ne soit « une œuvre photographique » ? ou « la photo du support d’une œuvre littéraire » ? ou « la documentation photographique d’une installation artistique » ?). Matériellement, la pièce consiste en une épaisse liasse de longs feuillets imprimés, de forme étroite, qui reposent sur un croc de métal. L’œuvre semble être en libre-accès, mais elle est un piège, tout comme la fiction…

13Cette suite de réflexions, consacrées à des artistes célèbres comme à de moins connus, montre bien à quel point les œuvres contemporaines sont à plusieurs fonds, et ne se résolvent pas à une assignation générique unique. Le croisement et l’hybridité seraient-ils devenus le nouveau langage universel des œuvres ?

14En tout cas, ces dernières entendent se mêler du débat les concernant, et c’est ce que révèle bien cet ensemble de textes : les œuvres racontent des histoires, ne se privent plus des ressources du langage et de la narrativité pour évoquer le monde, mais participent aussi, explicitement ou implicitement, à ce grand récit qu’est l’histoire de l’art.