Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Été 2004 (volume 5, numéro 2)
Samuel Minne

Le rire fantastique

Otrante. Art et littérature fantastique, n° 15, printemps 2004,  « le Rire fantastique : grotesque, pastiches, parodies »

1Après un numéro consacré à l’œuvre de Jean Ray/John Flanders, monstre bicéphale qui se proposait de faire le bilan des études rayennes – tâche ardue s’il en est – et d’ouvrir de nouvelles pistes critiques, la nouvelle livraison d’Otrante explore « le rire fantastique ». L’idée d’étudier les relations qui se nouent entre le fantastique et le rire (dénomination large qui englobe aussi bien le rire de la parodie ou du comique farcesque que le sourire de l’humour, noir ou non, ou du pastiche savant) présente l’avantage d’être riche et productive, mais on peut lui reprocher d’être trop large. La diversité des œuvres étudiées, nouvelles, romans, photographies, série télévisée, comme les autres titres, tant en littérature qu’au cinéma, proposés dans l’avant-propos ou venant à l’esprit, démontrent en tout cas l’ampleur du champ qu’ouvre la rencontre entre ces deux notions. Alors que la théorisation du rire fantastique paraît restreinte, les modalités de son apparition se renouvellent indéfiniment et entraînent le surgissement d’autres éléments qui lui donnent sa coloration intime et son importance ultime : fatalité, érotisme, critique sociale, distanciation…

2L’avant-propos de Denis Mellier expose le paradoxe que représente l’association du rire et du fantastique, et retrace la fortune de cet appariement apparemment contre-nature et contradictoire. On retrouvera cet angle d’approche chez plusieurs des auteurs du recueil : Thorel-Cailleteau, Amfreville, Blondeau, Boisseau …

3À tout seigneur tout honneur, c’est sur un passage de L’Odyssée que débute le recueil d’articles. Danielle Aubriot explique le rire qui s’élève parmi les prétendants avant leur massacre, présage sinistre, préfiguration ironique de ce qui les attend. Présentée sous forme de notes de bas de page, l’analyse montre l’aveuglement des soupirants de Pénélope, et combien leur rire moqueur matérialise l’injure qu’ils font aux dieux, en voulant tuer Ulysse et son fils.

4Yen-Maï Tran-Gervat se penche sur le rapport entre certaines nouvelles d’Angela Carter et les contes de Perrault ou le poème de Goethe (« Erlkönig ») qui les ont inspirées. Charles Perrault faisait déjà montre d’un sens de l’humour certain avec ses notations burlesques. Angela Carter reprend cet humour, dans une perspective plus parodique (dans sa reprise du « Chat botté », par exemple), en se focalisant sur la dimension érotique du conte. En passant du merveilleux au fantastique (dans « La Compagnie des loups », « La Dame de la maison d’amour » ou « La jeune épouse du tigre »), elle ajoute des éléments de subversion que l’auteur de l’article explore en détail.

5De son côté, Sylvie Thorel-Cailleteau montre que pour Baudelaire, le rire est d’essence fantastique, en tant que manifestation d’une contradiction, ce qu’est par excellence le « diabolique comique » qu’il décèle dans Melmoth, chez Hoffmann ou chez Poe.

6Deux nouvelles allégoriques de Nathaniel Hawthorne contiennent l’écho de rires sardoniques : Catherine Grall se demande comment interpréter le sourire ou le rire qui viennent « concurrencer » et finalement neutraliser la portée moralisatrice de ces nouvelles.

7Marc Amfreville réfléchit au problème que pose « la concomitance du sourire et de l’épouvante », dans les récits de Poe et de Charles Brocken Brown (fin XVIIIe siècle). La notion de parodie (de genre) comme la pluralité des interprétations permettent d’éclairer ces nouvelles angoissantes.

8Mac Orlan publiait en 1913 Le Rire jaune, qui met en scène « un rire qui tue ». Philippe Blondeau distingue dans cette « farce macabre » un rire convivial et un rire destructeur, entre absurde et angoisse. Mac Orlan définit lui-même un « fantastique social » qui révèle l’inquiétude sous les apparences sociales. Le rire, mortifère, révèle ainsi, plutôt que la joie de vivre, la peur de la mort.

9Pierre-Yves Boisseau analyse avec précision, en se reportant au texte original, Le Maître et Marguerite de M. Boulgakov. Le fantastique visuel met en abyme la toute-puissance du créateur (qu’il soit l’écrivain ou le personnage magicien Woland), ce qui en efait un texte « métafantastique », et P. Y. Boisseau apporte une lecture politique du roman très intéressante, où le rire, obscène dans un contexte réel, se fait critique dans la fiction.

10Un nouvelle du Cubain Alejo Carpentier, Viaje a la semilla (Retour aux sources), est soumise par Nathalie Dufayet à une analyse fouillée de la temporalité. Les jeux avec le temps et les modifications temporelles sont un des thèmes prégnants du fantastique latino-américain : qu’on pense à L’Invention de Morel de Bioy Casares, à d’innombrables nouvelles de Cortázar (« Axolotl », « Las armas secretas », « Las babas del diablo ») ou de Borges (« Funes el memorioso », « El Sur », …). Alejo Carpentier n’est pas en reste. Ici, l’écoulement du temps à l’envers ou l’éternel retour dénotent l’ironie de l’auteur.

11C’est à un passage en revue des fonctions narratives du rire dans le fantastique contemporain, essentiellement anglo-saxon, que nous convie Guy Astic. Aussi bien Robert Bloch, Richard Matheson, Stephen King, Clive Barker que Dennis Etchinson ont employé le rire comme ressort fantastique, ou comme thème cruellement exploité. La nouvelle, par sa dépendance à une idée forte et sa brièveté, semble privilégier le détournement du rire comme sujet d’inspiration. La conclusion apporte une leçon fort instructive sur le pouvoir du rire fantastique.

12Plusieurs articles sont consacrés aux arts visuels : série télévisée et photographies sont convoquées au tribunal du rire fantastique, à juste titre puisque ces moyens d’expression parviennent, à leur manière et par des biais spécifiques, à télescoper humour et étrange ou horreur.

13Dans un article brillant et qui s’attache à un domaine négligé, pour ne pas dire inexploré, Isabelle Casta montre comment l’humour naît du contexte fantastique de la série télévisée Buffy contre les vampires. À travers l’analyse des jeux de mots, le rire apparaît comme un signe d’autodérision et revêt un caractère cathartique : il s’agit de rire de ce qui provoque habituellement la peur. Il a surtout une fonction de cohésion de l’ensemble qui permet à la série de se créer et de se poursuivre. Le rire sert en quelque sorte de moteur narratif.

14Dans les œuvres bien connues du photographe américain Joel-Peter Witkin, l’alliance de macabre, d’érotisme, d’absurde et d’onirisme provoque un choc qui peut s’accompagner d’un rire gêné. En rapprochant ces images du « Modèle de Pickmann » de Lovecraft, et en éclairant leur « intertextualité » (si l’on peut s’exprimer ainsi en parlant de photographies), Chloé Conant affirme que le mélange de fascination et de rejet naît de la recréation de la réalité qu’entraînent ces photographies, montrant/dévoilant comme réel ce qui semble imaginaire, fantasmatique.

15Danielle Meaux s’attache à décrire une étrange photographie, prise par un artiste tout aussi étrange : il s’agit de la mise en scène d’un meurtre, jouée par R. Gilbert-Lecomte et René Daumal, orchestrée par Artür Harfaux, lui aussi membre du « Grand Jeu ». L’œuvre set significativement intitulée « Hommage au marquis de Sade » !

16Une nouvelle fascinante d’Alexandre Vialatte a attiré l’attention scrupuleuse d’Alain Schaffner. « Les Tours de M. Panado » raconte l’histoire de l’oncle Jules, qui commande à des photographes, sur coup de tête, les photographies de quelqu’un qui n’existe pas – une personne qu’il décrit minutieusement. Quelque temps plus tard, l’oncle Jules reçoit les épreuves désirées, puis il rencontre l’imaginaire M. Panado en chair et en os. Le procédé de la métalepse, récemment exploré de manière fouillée par Genette, trouve dans cette nouvelle un exemple parfait, où le fantastique et l’humour se mêlent. A. Schaffner étudie non seulement les différents types d’humour présents dans la nouvelle, en se servant des définitions du grotesque de Denis Mellier, mais aussi l’emploi de la métalepse, qui fait se retourner la création rêvée contre son créateur.

17Plutôt qu’analyser des œuvres ou de théoriser des concepts, Charles Grivel choisit de se livrer à l’écriture de courts récits, placés sous l’égide d’une citation du Gai savoir. Nietzsche récuse « l’esprit de sérieux » nécessaire à « l’acte » de penser. Ces notations, qui font référence à l’histoire ou à la littérature, semblent autant de germes et de sources d’inspiration pour de multiples nouvelles. Elles illustrent en tout cas la problématique du recueil.

18Cet ensemble d’articles, pour diverses que soient les œuvres choisies et les horizons des auteurs, est d’une qualité sensiblement égale. Chacun a abordé le sujet à sa manière, en le prenant par sa périphérie ou par le centre, mais en respectant aussi bien la part d’humour que la part de fantastique – l’une venant de toute façon appuyer et soutenir l’intérêt de l’autre. Tous ont traité la problématique avec parfois une convergence de vue intéressante. L’apparente dichotomie entre humour et fantastique semble, après la lecture de ces articles, une contre-vérité patente, tant les deux « effets » se mêlent avec bonheur aussi bien dans la narration (écrite ou filmique) que dans la scène, le tableau que sont les photographies, lieux eux aussi privilégiés de leur coïncidence. Enfin, le choix d’un tel intitulé permet de faire sortir de l’ombre des œuvres laissées de côté par l’indifférence ou le mépris avec lequel on entoure encore souvent aussi bien le rire que le fantastique, l’union des deux venant a fortiori sceller leur destitution critique. Ce n’est pas l’un des moindres mérite de ce recueil de briser ce silence.

19OTRANTE n° 15, printemps 2004 (mai)

20Le Rire fantastique : grotesque, pastiches, parodies

21Responsables éditoriaux : Denis Mellier et Luc Ruiz

22Denis Mellier

23Avant-propos. Mort de rire

24Danielle Aubriot

25Le « rire inextinguible » des Prétendants dans l’Odyssée et le fantastique

26Yen-Maï Tran-Gervat

27Parodie érotique des contes de fées : des Contes de Perrault à La Compagnie des loups d’Angela Carter

28Sylvie Thorel-Cailleteau

29De l’essence du rire : une théorie du fantastique

30Nathalie Grall

31Nathaniel Hawthorne : « The Lily’s Quest » et « The Birth-Mark »

32Marc Amfreville

33L’oxymore vivant : de Brown à Poe

34Philippe Blondeau

35Rire jaune et humour noir : le fantastique grotesque de Mac Orlan

36Pierr-Yves Boisseau

37Le Maître et Marguerite de M. Boulgakov Ou : peut-on rire de tout ?

38Nathalie Dufayet

39Pragmatique et poétique d’Alejo Carpentier dans Viaje a la semilla : la déconstruction burlesque du temps réel, fantastique et mythique

40Pierre Watt

41Une faille dans la représentation

42Guy Astic

43La nouvelle, sac à malice du fantastique

44Isabelle Casta

45Buffy contre les vampires : un rire exterminateur

46Chloé Conant

47Rire jaune en noir et blanc. Les compositions grotesques du photographe Joel-Peter Witkin

48Danielle Méaux

49Un crime de carton-pâte. Sur une photographie d’Artür Harfaux

50Corinne François Deneve

51Le rire du diable dans Onda Sagor de Pär Lagerkvist

52Alain Schaffner

53« Une photographie… de quelqu’un qui n’existe pas… » À propos d’une nouvelle d’Alexandre Vialatte

54Charles Grivel

55Histoires de ne pas rire

56Sylvain Lemaire

57Une présence opaque. À propos du corps du zombie dans la trilogie de George Romero

58Notes de lecture