Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Jorge Peña

Peuples et identités

Philippe Mengue, Peuples et identités, Paris, Éditions de la Différence, 2008, 348 p.

« Les hommes s’affirment par le pouvoir de ne pas être : ainsi agissent-ils, parlent-ils, comprennent-ils, toujours autres qu’ils ne sont et échappant à l’être par un défi, un risque, une lutte qui va jusqu’ à la mort et qui est l’histoire ».i

1Deux conceptions concernant le peuple européen manquant et à venir sont en présence dans le livre de Philippe Mengue. Une conception post-nationale qui tend à le dissoudre dans une humanité mondiale dont il serait l’étape préparatoire et comme la préfiguration de son organisation politique, et une conception qui tend à constituer en une grande Nation l’ensemble des peuples européens.

2Dans une première partie, l’auteur explore progressivement l’espace de fuite, il constate que le sentiment d’appartenance suppose un minimum d’identité collective, dans le cas contraire on trouve des peuples qui « ne veulent pas ou plus vivre ensemble ». Pour penser la possibilité de cette identité il propose deux arguments qui viennent directement de Paul Ricœur : l’identité est purement relative et l’identité est de l’ordre d’une ipséité.

3Plus précisément, l’universel ne peut être atteint ou plutôt visé que dans l’ouverture propre à des peuples particuliers envers d’autres peuples particuliers, ce qui suppose la préservation de leurs traditions culturelles et la traduction de l’une à l’autre, ce qui implique à chaque fois un acte original créatif d’hétérogenèse, réellement inventif de soi à travers une fabulation où est engagé le meilleur des arts et des mémoires historiques propres à chacun de ces peuples.

4Comment dans ces conditions, pourra-t-il se faire que quelque chose comme « l’Europe » naisse ? Nous assistons apparemment à une querelle que certains pourraient somme toute trouver naturelle ou habituelle entre la pensée de Nietzsche (fabuler des images qui font de l’effet) et celle de Gilles Deleuze (l’interdiction de légender).

5Mengue s’intéresse à la philosophie de la différence que Deleuze oppose aux différentes philosophies de la représentation (le peuple comme rhizome), il trouve dans la transversalité une identification des individus sous l’autorité d’un trait commun: le rhizome comme connexion des hétérogènes rassemble en donnant une forme identitaire d’identité.

6L’auteur fait remarquer, dans la deuxième partie, que le contrat social formulé par Rousseau a pris maintenant le sens d’une réalité ethnique. Rousseau croit que le peuple n’est un peuple véritable qu’en tant qu’il devient un peuple politique. Mengue revient à l’idée de la première partie du livre : « un peuple avant de vouloir ceci ou cela, doit posséder une volonté de vivre ensemble ». La communauté des individus a changé, notre proximité de voisinage (Internet) fait penser à un discours de Rousseau obsolète, néanmoins, ces sentiments politiques sont fragiles. Le cosmopolitisme ne peut donc être pour Rousseau un sentiment qui permette de fonder une communauté politique. D’autre part, le patriotisme constitutionnel ne suffit pas.

7Dans le même ordre d’idées, la thèse de Spinoza conduit à mettre au cœur et au fondement du politique le jeu des passions, et principalement la peur, et l’espoir. Pour Spinoza, la joie et la communauté spontanée, de portée universelle ou cosmopolitique si on veut, sont réservées aux seuls sages, qui forment une élite distincte de la multitude. Cette communauté (des sages) est éthique et non politique. La République qui a la préférence de Spinoza est une démocratie libérale. Spinoza, à la différence de ses prédécesseurs, ne recherche pas la légitimité de l’État, son fondement moral ou juridique. Tout le problème est donc d’arriver à penser comment s’articulent l’identité distinctive et la multiplicité propre à la multitude, en l’absence de tout contrat.

8Dans ces conditions tout semblerait imposer le rejet de la fonction religieuse dans le domaine politique. Quelle pourrait être la fonction positive accordée à la religion ? On aborde cette question dans le chapitre 5 : du rôle positif de la fabulation religieuse et de la religion civile.

9Le problème de Spinoza, dans toute son étendue, est de savoir comment dans une doctrine qui se veut réaliste et radicalement immanentiste, on peut faire place à la fabulation, et à la fabulation religieuse. D’où, dans le cadre strictement politique, la possibilité d’un rôle politique positif de la religion, et même de sa nécessité sociale. La foi n’est pas à référer à la vérité mais à l’utilité sociale commune. D’autre part, la superstition représente le moyen pour la fin donnée par la raison. Mengue ajoute aussi la question du législateur chez Rousseau, laquelle surgit au point de rencontre entre l’universalité idéale des principes rationnels et la réalité empirique ou historique des peuples.ii

10L’auteur s’ingénie dans la troisième partie du livre à relier avec précision deux chapitres : La fabulation dans les conditions de la modernité et peuple et mythe heideggériens.

11L’invention fabulatrice créatrice ne naîtra pas de rien, il s’agit d’un processus capable d’assurer plusieurs principes ; Mengue expose donc longuement ses arguments : le problème de la modernité démocratique, une religion de l’immanence, fondamentalisme et laïcisation, les quatre destins de le religion civile, Robespierre et le culte de l’Être suprême, la religion civile sadienne des simulacres, la vague de déchristianisation, Robespierre et Rousseau, « One nation under God » ou la religion laïque de la société réconciliée. La fabulation politique est nécessaire, car dans les sociétés modernes d’hégémonie de la science, la fonction fabulatrice ne peut être laissée aux seules religions. Il faut que l’Europe, comme peuple à venir, si elle veut être une entité politique, puisse pour se constituer, assumer affirmativement, sans repentance, ni culpabilité, ce qui peut être revendiqué comme étant sa tradition commune, son « esprit », sa forme de spiritualité et ses valeurs propres.

12Bizarrement, en affirmant haut et fort sa volonté d’ouvrir le texte pour y accueillir le mythe de l’avenir, l’auteur prétend que le retour au mythe qui vient remplacer la recherche d’une religion civile doit être compris comme une prise de conscience du rôle fondamental de la fabulation. Ce qui devient caractéristique de la nouvelle configuration de la pensée réside dans le lien qui s’instaure entre le peuple, le mythe, et l’origine supposée de l’un et de l’autre : « le rapport du peuple et du mythe a marqué le romantisme allemand, toute la grande poésie allemande, parce qu’il avait pour enjeu sous-jacent la naissance de l’Allemagne elle-même, comme peuple, comme nation, comme État-Nation ».

13Un tel credo souligne l’ idée du mythe et du peuple de Heidegger. Le peuple est pour Heidegger avant tout porteur d’une destination « historiale », et dans son être le plus intime il se trouve du côté du muthos, créateur de dieux. Il est possible que Heidegger ait été national-socialiste un temps et même fort longtemps, mais que cette stigmatisation concerne sa philosophie elle-même, rien n’est moins sûr. La langue, pour Heidegger, n’est pas, n’a jamais été, l’expression d’une essence ou d’un type bio-racial; le peuple, dans sa réalité nationale, est donc bien communauté de langue et de tradition. La réponse de Philippe Mengue consiste à dire: « Ce qui se trouve au coeur de la question du peuple, du natal, de la tradition, concerne donc les rapports du territoire et de la déterritorialisation. Ce sont eux qu’il convient maintenant de déterminer ».

14L’auteur conclut la troisième partie avec Hölderlin et le « natal ». Que la Grèce antique soit pour lui un modèle insurpassable n’empêche pas Hölderlin de comprendre que l’Occident peut lui aussi détenir une grandeur qui lui soit propre. Toutefois, pour une haute destination d’avenir, le peuple manque encore. Et la tâche du poète est d’appeler ce peuple.

15C’est la quatrième partie, Du clos à l’ouvert en passant par le natal et la ritournelle : ritournelle et déterritorialisation, qui semble par son titre nous rapprocher de la « voix deleuzienne ». 

16Avec le concept de ritournelleiii on peut donc voir reconnue par Deleuze l’idée que le territoire, le peuple comme ensemble ethnique, doté d’une langue et de moeurs déterminées, détenant des frontières dans l’espace, offrant une « Demeure », constitue une force « germinative », une force créatrice et une force de résistance. On conçoit que la position deleuzienne interdit à terme et en droit pour un peuple donné existant tout mode d’unité globale, toute stabilité et identité, toute possibilité d’assumer son passé, son histoire, ses « racines » en raison du procès incessant de minoration qui est toujours à effectuer, à recommencer. La société des citoyens devient un espace sur lequel la minorité créatrice agit depuis les « pointes de création », de déterritorialisation ou de résistance qui ont été dégagées et qui occupent une position de marginalité par rapport au corps politique des citoyens.

17Et n’est-il pas étonnant de retrouver la question du clos à l’ouvert en passant par le natal et la ritournelle, en conclusion du livre de Philippe Mengue?

18L’histoire avance comme une ritournelle et pour les peuples français et européens, les Grecs et les Latins en ont fourni le refrain, au service des oeuvres d’une différence profonde et créatrice. Le présent ne s’auto-fonde pas de lui-même dans une politique de re-commencement à zéro, entièrement tournée vers l’avenir, faisant du passé table rase. Le mouvement de la ritournelle est caractérisé par la reprise, ou la boucle qui vient enserrer le passé pour s’en alimenter, s’en servir comme d’un tremplin, et le porter plus loin.

19L’identité du peuple est donc une identité toujours dérivée, ouverte et toujours à reprendre et à refaire. Tout peuple est une ritournelle, et comme tel, il est le lieu d’entrecroisement des forces de déterritorialisation ou de territorialisation, à la fois distinctes, opposées et inséparables. L’importance capitale de cette analyse est de rappeler contre les exigences souvent surmoïques de la déterritorialisation spirituelle et du nomadisme sans frontière.

20Or, là se situe la comparaison finale entre la sacralisation des droits de l’homme, l’homme et le « Deus sive natura », le dieu d’amour républicanisé, le conflit des droits et de la fraternité universelle, la fabulation et le trou du politique, et la question quelle fabulation aujourd’hui ?

21Autrement plus complexe dans leur déploiement, l’image de l’Europe dans ce livre de Philippe Mengue est celle d’un univers étrange et familier tout ensemble qui, par sa forme circulaire et sa nature symbolique, est à l’échelle du monde qu’elle représente et duquel elle se tient à l’écart. Tout se passe donc comme si la perception du monde européen revêtait dans le roman l’apparence d’un grillage qui isolerait l’Europe du reste du monde et la maintiendrait dans une immobilité cadavérique.