Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Brune Kohler

La Correspondance de Töpffer

Rodolphe Töpffer, Correspondance, tome III, éd. J. Drouin, Droz, 2008.

1Si Rodolphe Töpffer est connu pour être le père de la bande dessinée, titre que lui ont décerné les spécialistes de cet art, ce noble emploi est loin de représenter les multiples facettes de ce personnage attachant — à la créativité débordante et aux innombrables talents. Écrivain, critique d’art, esthéticien, directeur de pensionnat, professeur de Rhétorique et Belles-Lettres à l’Académie de Genève, membre du conseil représentatif de la cité, voyageur infatigable, dessinateur des excursions annuelles qu’il organise avec ses élèves dans les Alpes et caricaturiste génial, il est aussi tout au long de sa vie bouillonnante d’activités un intarissable épistolier.

2Le Tome III de sa Correspondance complète, édité et annoté par Jacques Droin, prolongeant les deux premiers volumes respectivement parus en 2002 et 2004, vient de paraître chez Droz. Lorsque l’on sait que l’ensemble des lettres connues échangées entre Töpffer et ses correspondants comprend environ 1500 documents et que le troisième volume se clôt sur la 589e lettre, on peut constater que le champ d’investigation reste vaste et la recherche passionnante.

3Ce troisième tome regroupe 217 lettres, échangées entre le 17 octobre 1832 et le 8 septembre 1838 ainsi que 13 documents divers cités en annexe ; ce découpage chronologique n’est pas un hasard comme le précise la lettre 373 adressée à Auguste de la Rive, professeur de physique à l’Académie qui deviendra pour lui un grand ami. Il laisse éclater sa joie et son émotion : « c’est vrai que je le tiens le diplôme et je n’en crois pas mes yeux »Rodolphe Töpffer vient d’être nommé, sans concours à occuper la chaire de Rhétorique et de Belles Lettres que l’on vient de créer à l’Académie de Genève. Octobre 1832 représente dans la vie de Töpffer un tournant et le début d’une période de plénitude qui va voir ses efforts consacrés par la réussite. Désormais, le petit-fils de tailleur franconien, « gueux et fils de gueux » va frayer avec l’élite genevoise dont font partie ses amis de longue date, tous trois professeurs à l’Académie, David Munier, Abraham Pascalis et George Maurice dont le soutien a été d’un poids décisif dans sa nomination à ce poste.

4Que représente l’Académie à Genève ? Vieille institution aristocratique de la ville, sorte d’État dans l’État, ses différentes chaires sont réparties entre les membres de certaines familles patriciennes genevoises. On y est plus admis par cooptation que véritablement nommé. Si l’indéfectible amitié de ses condisciples, soudée par leur séjour d’études à Paris1 a valu à Töpffer cette promotion, il la doit aussi à son métier et à son talent déjà connu -sinon consacré- dans les articles de critique d’Art qu’il a publié. Publier, il va le faire de plus en plus, car la revue mensuelle genevoise : la Bibliothèque universelle, véritable organe d’expression des professeurs de l’Académie, va servir de tremplin à sa carrière d’écrivain. Plus de trente textes, nouvelles, articles, menu propos de Rodolphe Töpffer y paraîtront avant qu’il n’en devienne, en 1836, le principal rédacteur pour la partie littéraire. La correspondance de ces années tourne autour de l’intense activité littéraire qu’il déploie dans cette revue à qui il « résever(a) toujours (ses) premiers services » au point de décliner l’offre de collaboration que lui fait Charles Secrétan dans la « Revue Suisse »2.

5Ses publications lui valent l’admiration d’autres écrivains dont le parrainage représente pour lui une forme de légitimation en littérature.Alexandre Vinay, théologien vaudois dont la voix de critique littéraire est très écoutée reconnaît en lui l’héritier direct de Xavier de Maistre3. Il deviendra son fidèle lecteur et conseiller comme en témoigne leurs nombreux échanges épistoliers figurant dans ce volume. Heinrich Zschokke, écrivain allemand fixé en suisse, inconditionnel de ses oeuvres va lui proposer de lui même4 d’en effectuer la traduction et d’en assurer ainsi la diffusion à un public germanophone. Ce dont Töpffer se réjouit, quitte à « exposer son bourgeon »5, c’est ainsi qu’il nomme son amour-propre.

6Ainsi le succès vient et sa « toupine » s’arrondit. Son public genevois s’élargit à la Suisse puis à l’étranger. De nombreuses lettres de cet ouvrage acheminent à Töpffer les hommages de ses lecteurs — car il s’agit de correspondance croisée — et il y répond en envoyant de nouveaux exemplaires supplémentaires qu’on lui réclame et que ses amis en Suisse, en France ou en Angleterre6 diffusent : « un peu partout, par petits envois qui sont tous placés de proche en proche […] on a plus faim quand le gigot est petit ». Son mariage heureux avec sa chère Kity qui lui a déjà donné trois charmants « Ourions », Adèle-Françoise, François et Jean-Charles, a fait de lui un époux tendre et attentionné et un père affectueux et proche de ses enfants à qui il adresse de délicieux billets. Le pensionnat Töpffer, acheté grâce à la dote de Kity, connaît aussi un franc succès. Les nombreux courriers que parents adressent au directeur pour lui dire leur satisfaction ou ceux qu’ils reçoivent de lui témoignent d’un suivi attentif et quasi paternel de leur progéniture, d’ailleurs c’est ce que souligne le prospectus présentant le pensionnat : les élèves doivent retrouver chez lui les « soins de la maison paternelle unis à une instruction solide ». Et l’on voit Töpffer soigner paternellement Gustave de sa coqueluche, faire donner des cours particuliers à un élève en difficultés quand il le juge nécessaire, vérifier les horaires de retour lorsque un jeune pensionnaire s’absente ou affronter les réclamations du lieutenant de police contre les garnements qui ont jeté des pierres sur le pont des fortifications ! Les voyages, organisés chaque année, dont le récit illustré est régulièrement réclamé à Töpffer par ses correspondants, procèdent des mêmes principes pédagogiques, et l’on soupçonne la fantaisie de Rodolphe de prendre un malin plaisir à la complicité joyeuse que créé la vie en communauté et qu’il traduit par ses dessins.

7« Galérien plus que jamais » — mais certainement pas mécontent de l’être — « attelé à deux boulets : pension et académie qui (lui) scient toutes les jointures »7, Töpffer trouve tout de même le temps d’entretenir une correspondance fournie avec ses amis les plus proches : David Munier et Abraham Pascalis, dit « le Géomètre », Auguste de la Rive et Jacob-Louis Duval, professeurs comme lui, qu’il voit probablement quasi quotidiennement et qui demeurent d’ailleurs tout près de chez lui ! C’est dans ces lignes sorte de prolongement de conversations complices que Töpffer a du mal à interrompre, qu’il apparaît le plus attachant à la fois fort et fragile. Pour eux, il est le trentenaire affirmé qui a su prendre sa place au sein du microcosme fermé de l’aristocratie genevoise au point d’en adopter les idées ultra-conservatrices, qui condamne dans ses articles l’infamie romantique, qui use de son pouvoir décisionnaire à l’Académie, qui exerce son ironie au scalpel8 au dépend de ses collègues et de ses détracteurs. Il est aussi celui qui anime par ses « plaisanteries désopilatrices » les innombrables soirées de la petite communauté où les convives ont « tout plaisir à groguer », le bavard invétéré qui compte ses années en hivers plutôt qu’en printemps, parce que c’est la saison des longues soirées au coin du feu où avec eux il peut « (s’) acagnardir dans un fauteuil en face d’une marâtre pendule à laquelle (il) ne sai(t) point obéir ». « Notre ami Töpffer c’est un peu notre vie », dit David Munier. Et s’ils manifestent tant d’affection pour leur ami Töpffer, c’est qu’ils savent combien grand est son besoin d’amitié. Ils ont vécu auprès de lui la terrible désillusion de sa jeunesse, renoncer à la peinture à vingt ans pour des raisons de santé alors qu’à l’école de son père, Wolfgang Adam Töpffer, peintre et caricaturiste réputé, il se destinait à embrasser la même carrière. La pratique de l’écriture — et surtout l’écriture intime qu’est la correspondance — particulièrement celle qu’il destine à ses amis lui permet en compensation à ce renoncement de divaguer à loisir et de laisser libre cours à ses émotions. Loin des contraintes imposées par son image publique, Töpffer s’amuse, il pastiche, il joue avec les mots, les déforme et les invente, les illustre aussi de ses délicieux croquis.

8Étonnant Töpffer, gêné aux entournures dans son habit d’académicien et qui laisse libre cours à son grain de folie dans sa correspondance ; engoncé dans son image de conservateur et pourtant étonnement moderne dans sa capacité à communiquer, à bouger sans cesse, éternel voyageur zigzagant entre ses différents emplois…