Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Laura Hughes

Entrer en romancie : Cortázar, Perec, Villemaire

Danielle Constantin, Masques et mirages : Genèse du roman chez Cortázar, Perec et Villemaire, New York : Peter Lang, 2008.

1Dans ce livre, Danielle Constantin présente un triptyque d’analyses explorant les avant-textes de trois romans : Rayuela, de Julio Cortázar, La Vie mode d’emploi de Georges Perec, et La Vie en prose de Yolande Villemaire. Ces trois analyses indépendantes relèvent de la critique génétique, et traitent de « l’entrée en écriture » des trois auteurs ainsi que de la présence des figures d’auteur et de lecteur dans les dossiers génétiques.

2L’étude est composée de quatre chapitres. Le premier, « Contextes et approche » offre une brève description historique et théorique de la critique génétique comme discipline avant de s’attarder sur quelques pistes de questionnement au sein de cette discipline : le statut privilégié de l’avant-texte contribuerait notamment à « une tentative de désacralisation et de démythification » des concepts de l’auteur et de la téléologie (16). Après ce survol de la critique génétique, Danielle Constantin établit sa méthodologie d’analyse « chrono-typologique » pour distinguer dans les dossiers génétiques des trois romans trois étapes de genèse : prérédactionnelle, rédactionnelle, et prééditoriale. Des documents externes à la genèse, ainsi qu’un entretien de l’auteur avec Yolande Villemaire seront aussi utilisés pour compléter les dossiers archivés et, pour la plupart, privés. L’analyse cible donc en particulier les « phases préparatoires et les premiers temps de la rédaction » et des aspects spécifiques de chaque genèse – chez Cortázar, son journal de bord ; le travail algorithmique chez Perec ; et les jeux d’anagrammes dans le cas de Villemaire – pour traiter chaque fois de manière unique la question suivante : « quel est le rôle et le fonctionnement dans les processus de production romanesque de la mise en place de la figure textuelle de l’auteur et de celle du lecteur ? » (23).

3Le deuxième chapitre, « Rayuela de Julio Cortázar : la genèse en tant que (dé)figuration », se divise en trois sous parties. La première étale l’inventaire du dossier génétique et comprend des descriptions détaillées des documents. Dans la deuxième sous partie, Danielle Constantin raconte les « Épisodes du récit de la genèse et stratégie d’écriture », trouvant dans l’avant-texte de Rayuela que les choix faits au cours de la genèse – par exemple, dans l’évolution vers la figure de la marelle – montre que pour Cortázar, l’entrée en écriture est caractérisée par une « mise en (dés)ordre des fragments rédactionnels » (42) et une « prédilection […] pour le fragmentaire, l’inachevé et le discontinu » (59). En effet, la stratégie d’écriture utilisée par Cortázar n’en est pas une, étant une écriture à processus, libre et changeant, sans programme ou plan fixe. C’est pour cela que quand la figure d’auteur apparaît dans les avant-textes, sous la forme du personnage de l’écrivain Morelli, c’est progressivement, avec hésitation, que Cortázar la crée et la met en place. Pour Danielle Constantin, une étude des avant-textes permet de voir comment, Cortázar se sert de l’imagination d’un lecteur « fortement impliqué » dans le processus d’écriture (69) et de la figure auctoriale de Morelli pour enfin « projeter une image oblique de lui-même [et de] mettre en branle les processus autoréflexifs du texte » (25).

4Dans le troisième chapitre et deuxième analyse, après un inventaire détaillé dans lequel se trouve la très présente absence de « je », Danielle Constantin montre comment, d’après l’avant-texte de La vie mode d’emploi, les contraintes du livre choisies par Perec seront problématiques pour l’auteur « lors du passage du travail préparatoire à celui de la rédaction » (86). La structure pré-établie génère des problèmes d’énonciation et de narration, que Perec essaie de régler à travers la mise en place du personnage de Valène comme narrateur. Cette tentative sera enfin abandonnée au cours de la rédaction pour maintenir un texte sans centre. Danielle Constantin nous le montre qu’en « brouillant les traces d’une subjectivité auctoriale » (121), Perec « amplifie la marge de jeu de son texte » (117) ; loin d’être un texte impersonnel qui dissimule tout indice de sa genèse, les choix de narration et d’énonciation dans l’avant-texte du roman ont l’effet de faire « proliférer les masques métaphoriques de la figure d’auteur » (117).

5Le quatrième et dernier chapitre s’intitule « La Vie en prose de Yolande Villemaire : traces, signes et son du soi. » L’inventaire du dossier génétique, tout aussi détaillé, se distingue de celui de Perec et de Cortázar par la présence de documents externes, comme des lettres, récits de rêves, cartes postales, photos ; l’avant-texte s’annonce comme « un espace polygraphique » (128). En effet, Danielle Constantin montre que tout le long de la genèse du texte, ainsi que dans le texte publié, habite une pluralité de voix où s’installe un mouvement autoréférentiel et un « sujet éclaté et disséminé dans les dédales du texte » (165). Le texte se documente sa propre genèse dans le jeu des enchâssements et le travail onomastique qui réverbèrent dans l’avant texte.

6En examinant la genèse de ces trois romans modernes, Danielle Constantin privilège structuralement l’independence de ces analyses pour respecter et mieux comprendre les différentes manières de travailler et figures dominantes de Cortázar, Perec, et Villemaire. Cependant, des trois avant-textes se sont soulevées des préoccupations autour du sujet scripteur, qui se manifestent à travers masques et mirages, un travail qui « ne cherche pas à se dissimuler parfaitement » (172), pour oeuvrer un dialogue impossible entre lecteur et auteur, fantomatiques et réels. Trois analyses nettes et assurées, qui mettent en valeur ces trois avant-textes comme des champs ouverts : invitation à puiser ces sources, non pas seulement comme annexes, mais comme textes en soi.