Le roman urbain contemporain en France : entre modernité et surmodernité
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2Malgré l'abondance sans cesse renouvelée de la production littéraire française contemporaine publiée chaque année et l'apparition de nouveaux auteurs à chaque rentrée littéraire, peu de romans semblent néanmoins trouver leur place sur les listes de lectures universitaires. Quelques critiques ont pourtant commencer à s'intéresser aux motivations politiques et esthétiques de cette nouvelle génération d'auteurs. Aucun mouvement fort ne semble s'être imposé sur la scène littéraire française depuis le Nouveau Roman, et les diverses polémiques animant l'attribution des grands prix littéraires chaque année ou les débats critiques et théoriques tentant de discerner entre littérature française et francophone, littérature de langue française ou encore « littérature-monde » ont mobilisé la critique universitaire. Malgré le flou qui semble régner sur la valeur littéraire du roman contemporain en France, plusieurs ouvrages et colloques ont tenté d'identifier les traits esthétiques ou thématiques caractéristiques de certains auteurs ou de certains genres.
3Christina Horvath s'inscrit dans cet effort critique, déjà largement amorcé par plusieurs universitaires tels que Dominique Viart ou Dominique Rabaté, auteurs de plusieurs anthologies sur le sujet.i En se concentrant sur l'espace urbain, Horvath cherche à montrer comment la littérature d'aujourd'hui ne se situe plus au niveau de la simple représentation mais « incarne » littéralement « le monde de la surmodernité » (80). Si la relation ville et littérature n'est pas nouvelle, cette dernière a très souvent transformé la première en mythe ou en simple arrière-plan sur lequel déployer les mécanismes d'un genre particulier : l'idéal urbain du roman d'apprentissage au XIXe siècle, la ville-mythique et démoniaque du roman noir, la ville labyrinthique du roman policier, etc. Contrairement à ces représentations stéréotypiqes du milieu urbain, Horvath tente de montrer en quoi ces romans « saisi[ssent] et mett[ent] en fiction l'air du temps et son essence » (204). La question n'est plus de savoir si ces romans sont réalistes mais s'ils opèrent selon les mêmes mécanismes textuels et référentiels qui sont à l'œuvre dans la société urbaine de la métropole « surmoderne. »
4Comme le souci d'Horvath n'est pas de recenser l'ensemble des romans urbains publiés au cours des deux ou trois dernières décennies mais de constituer un corpus cohérent et révélateur, elle se concentre sur un nombre limité de romans représentatifs d'une époque limitée. Son analyse se limite donc à trente romans publiés entre 1989 et 2001, ceux-ci partagent des thématiques et des lieux communs mais proposent surtout un échantillon varié de styles, de sous-genres et de politiques éditoriales. Parmi les titres venant illustrer de manière systématique chaque partie et sous-partie de son travail, on peut noter des livres aussi variés que 99F de Frédéric Beigbeder, (2000), Saga de Tonino Benacquista, (1997), Truismes de Marie Darrieussecq, (1996), Baise-moi de Virginie Despentes, (1994), Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, (1999), plusieurs romans de Jean-Claude Izzo dont Total Khéops, (1995), La Sorcière de Marie Ndiaye, (1996) ou La télévision de Jean-Philippe Toussaint, (1997). La petite marchande de prose de Daniel Pennac, publié en 1989 et Ali le magnifique de Paul Smaïl, de 2001 occupent les deux extrémités de la chronologie. Dès l'introduction, Horvath annonce son double-objectif de proposer une définition de ce que recouvre le « roman urbain contemporain en France » et une réflexion sur la mise en place de concepts critiques et théoriques spécifiquement appropriés à cette production, sur ses enjeux esthétiques et les rapports que ces romans entretiennent non seulement avec l'histoire littéraire mais aussi avec les autres modes de médiatisation de l'univers de la ville, notamment le cinéma, la publicité ou le langage oral. Trois axes principaux orientent son questionnement: dans un premier temps, le rapport direct que le roman entretient avec l'espace urbain; dans un second temps, un catalogage critique et illustré des différents personnages et figures qui peuplent le roman urbain et pour finir, la qualité intertextuelle et « intermédiale » du texte urbain.
5Alors que d'autres, notamment Dominique Viart, poursuivent l'idée d'une rupture esthétique profonde entre la littérature contemporaine et le réalisme du XIXe siècle, Horvath ne cesse de vouloir réinscrire les auteurs de son corpus dans une relation filiale par rapport à celui qu'elle considère comme le précurseur du roman urbain, Honoré de Balzac. Parallèlement à cet héritage direct de l'observation minutieuse et scientifique de la tradition de « roman de mœurs parisiennes », Horvath dessine une deuxième lignée. Cette deuxième voie investie dans la recherche de l'insolite caché dans la plus pure banalité lie le roman urbain contemporain à la démarche adoptée au début du XXe siècle par les Surréalistes. Cependant, la ville littéraire que décrit cet ouvrage n'est pas celle d'un siècle antérieur bien que l'auteur prenne grand soin de replacer son étude dans l'histoire de la littérature française. Horvath n'oublie jamais les réalités culturelles, politiques et économiques de l'environnement urbain contemporain. Alors que Balzac, Baudelaire ou les Surréalistes étaient confrontés aux nouvelles conditions de la modernité, il s'agit aujourd'hui de comprendre celles que Marc Augé ou Baudrillard ont choisi d'attribuer à la surmodernité ou hypermodernité. (13) En effet, Horvath cherche dans les divers décors, figures ou inscriptions des villes visitées dans les livres les signes de reconnaissance de la « métacité mondiale », celle que définit Paul Virilio.
Résultant de l'accélération du temps et du rétrécissement de l'espace, dus à l'invention des moyens de télécommunication et de transports modernes, la 'métacité mondiale' est, d'après l'auteur [Virilio], une ville virtuelle déterritorialisée, siège non d'une politique nationale, mais d'une 'métropolitique' à caractère globalitaire sinon totalitaire: « [la] CITE LOCALE n'est plus qu'un QUARTIER, un arrondissement par mi d'autres, de l'invisible METACITE MONDIALE dont le centre est partout et la circonférence nulle part. (citation en note de bas de page 197)
6S'il est un objectif que Horvath semble perdre de vue au fil des pages, ce serait précisément celui de l'impact que la mondialisation peut avoir sur l'espace urbain français et sur sa mise en texte. Le cosmopolitisme qu'elle perçoit dans la culture urbaine présentée dans les romans pourrait tout autant répondre à l'histoire de l'immigration propre à la France, qu'elle choisit de laisser en marge de son étude. Ce choix est tout à fait légitime dans la mesure, où comme elle l'explique elle-même, les romans « beur » ou « de banlieue » font déjà l'objet d'un sous-genre extrêmement prolifique et d'une littérature critique tout aussi productive. Or, puisqu'aucune étude à ce jour ne s'est exclusivement intéressée à l'impact du ou des phénomènes grossièrement regroupés sous le terme « mondialisation », on pourrait s'attendre en lisant le résumé au dos du livre à ce qu'Horvath s'y attache enfin. Or, cet élément n'est que superficiellement effleuré dans l'introduction et la conclusion.
7Ceci n'enlève cependant rien au travail de caractérisation que fait le livre et à son effort de renouveler et préciser la définition même du genre. Comment Christina Horvath définit-elle le « roman urbain »?
[…] par roman urbain, j'entends ici les récits dont l'intrigue se déroule à l'époque contemporaine (celle de l'auteur et du lecteur à la parution du texte) et qui livrent une description très précise de la vie quotidienne ordinaire, sans que l'objet primordial soit de décrire les « mœurs » d'une classe sociale particulière. L'action reste toujours porteuse de marques intrinsèques de l'actualité ou d'un certain engouement pour l'air du temps (rues, objets, décors, pratiques et rituels quotidiens). [...] Ainsi, tout récit centré sur un ici-et-maintenant de notre réalité quotidienne a sa place dans la catégorie du roman urbain. (16)
8Comme elle n'hésite pas à le relever elle-même, l'écueil d'une telle définition tient dans la difficulté à distinguer le roman urbain de tous les genres et sous-genres qui ont choisi de localiser leurs intrigues respectives dans la ville: le roman noir, le roman policier ou le roman fantastique entretiennent en effet depuis longtemps une relation quasi organique avec cet univers. On pourrait noter l'absence de référence à un autre genre particulièrement en vogue depuis la fin du XXème siècle, révélé par la critique anglo-saxonne sous le nom de « chick lit » et destiné à un lectorat féminin, célibataire et pour la plupart citadin.
9Afin de répondre à l'obstacle différentiel, Horvath passe en revue les différents éléments qui enjambent ces différents genres pour mieux souligner les spécificités thématiques et narratives du roman urbain. Selon elle, les périphéries, les quartiers, les itinéraires sont ici présentés selon un point de vue ethnographique plus que dans le but de construire une vision mythique de l'enfer ou de la jungle urbaine. Plutôt que de reproduire la traditionnelle lutte entre l'individu et le système social urbain, le roman urbain substitue des « non-lieux » aux « lieux anthropologiques » par lesquels le protagoniste peut établir son identité et construire ses rapports. Chambres d'hôtels, transports en commun, autoroutes et zones, murs recouverts de graffitis, tableaux d'affichage, sont autant d'espaces accentuant le déracinement, la solitude et la présence éphémère de l'individu. De la même manière que les conventions génériques stables et universelles de la ville mythique peuplée de gangsters ou de détectives s'effritent, le texte de l'espace urbain contemporain devient temporaire, effaçable à tout moment et menace constamment le protagoniste de l'anonymat. Le flâneur charismatique, unique dans la foule n'est plus désormais qu'un consommateur ordinaire noyé dans la foule des consommateurs. Si le journaliste ou le héros errant, très souvent oisif, apparaît comme un double du détective asocial du roman policier, ils habitent néanmoins dans deux villes bien différentes: la ville symbolique, systématique et prototypique du roman policier apparaît désormais dans toute sa complexité et sa pluralité et les pseudo-enquêtes des héros du roman urbain qui n'aboutissent quasiment jamais ne sont finalement qu'un prétexte pour explorer cette diversité. Les rencontres sont très souvent fugitives ou sans suite, et si une « femme fatale » surgit de nulle part, elle ne semble jouer que son propre rôle, comme dans Les Grandes Blondes de Jean Echenoz. Contrairement au roman policier ou au roman noir, les bons et les gentils ne sont pas fixes, et chacun reste vulnérable à la chute et la destitution, à la précarisation et donc à la disparition sociale. Les vagabonds, les immigrés et les banlieusards occupent ainsi une place plus importante dans les récits dans la mesure où ils incarnent cette fragilité sociale, cette suspension permanente entre un monde stable, un enracinement social et la possibilité de devenir autre et de basculer de l'autre côté de la barrière à tout moment. Le simple fait que les protagonistes des romans remarquent et s'attardent sur ces personnages, les écoutent ou en font des portraits sociologiques suggère le procédé d'identification qui s'instaure dans le roman urbain entre les individus qui sont dans la société et ceux qui en sont sortis.
10Pour finir, Christina Horvath revient en détails sur les modalités stylistiques et langagières de ces romans. N'hésitant pas à jouer avec le matériau même de la langue, les mots, les sons ou les catégories de mots, tous ces éléments ont en commun de se livrer à une pratique intertextuelle extrêmement complexe qui traduit une prise en charge du texte par le narrateur lui-même. Le jeu n'est donc plus maîtrisé par l'auteur seul, celui-ci s'efface quand il ne se dissout pas dans son personnage, laissant ce dernier en charge du jeu qui se construit avec le lecteur. Sur le plan textuel, Horvath met en exergue et ce, de manière juste, la nécessité de mettre à jour les théories littéraires de l'intertextualité. S'appuyant essentiellement sur les travaux de Julia Kristeva de 1967 et sur la classification des différents niveaux textuels proposée par Gérard Genette en 1982, la pratique contemporaine de l'intertextualité est encore plus diverse et échappe bien souvent aux catégories préalablement élaborées. Tout d'abord, aucune ne prend en charge la référence, à distinguer de la citation ou de l'allusion; Christina Horvath repère l'usage de cette pratique dans la majorité des romans de son corpus. De la même manière, comment intégrer la pénétration constante du texte/tissu urbain dans les catégories précédentes? D'autant plus que ces inserts ne sont pas toujours de nature textuelle. C'est sans doute dans cette élucidation de « l'intermédialité » essentielle du roman urbain contemporain que Horvath justifie d'une manière convaincante l'héritage surréaliste qu'elle décèle dans ces romans (235). La page devient alors une vaste surface à travers laquelle l'écrivain, les personnages et le lecteur participent et recréent les diverses expériences de déstabilisation réellement vécues dans l'espace urbain. Le texte, la parole, l'image, le matériau brut mêlent leurs voix dans le « vacarme des métropoles modernes » (242). N'était-ce pas ce que les Surréalistes recherchaient dans leurs ballets mécaniques ou leurs poèmes ?
11La typologie à laquelle se livre Christina Horvath tout au long de son livre, qu'elle soit historique, générique, spatiale ou discursive tend à montrer l'évolution des préoccupations guidant la représentation de l'univers urbain en littérature, dans un contexte français confronté de plus en plus à une uniformisation internationale des modes de vie. À cet égard, on peut lire l'insistance sur l'héritage historique comme une volonté de saisir (et de sauver) le substrat national de la ville textuelle là où d'autres critiques préfèrent voir une rupture esthétique et idéologique avec cette même histoire littéraire. Pour Horvath, le roman urbain serait aux « phénomènes actuels des sociétés occidentales » ce que le roman réaliste du XXe siècle était au « capitalisme naissant » (245). Après l'avoir suivie dans son projet de distinguer les particularités et l'essence du roman urbain, la conclusion laisse planer une question fondamentale: si les modes d'expérience de la société surmoderne et le rôle de l'individu dans les échanges économiques et sociaux est tellement différent de ceux régissant la société moderne, à commencer par la révolution cinématographique, comment le roman urbain peut-il à la fois capter « l'actualité [...] de l'univers de l'homme contemporain, [et se situer] dans le camp de la modernité » ? (249). Malgré l'efficacité avec laquelle Christina Horvath établit le roman urbain contemporain comme un genre à part entière, légitime et révélateur des profondes mutations sociales et culturelles, cette dernière confusion entre ce qu'il doit à ses précurseurs et ce qui le fait profondément différent n'est jamais complètement résolue.