Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Lydia Bugnar

Un art de vivre au féminin

Robert Mauzi, L’Art de vivre d’une femme au XVIIIe siècle.
Suivi du Discours sur le bonheur de Madame du Châtelet, Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres », février 2008.

1Dans une thèse de doctorat déjà ancienne mais qui fait toujours autorité, Robert Mauzi avait longuement réfléchi sur L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (A. Colin 1960). On retrouve la question du bonheur dans le volume L’Art de vivre d’une femme au XVIIIe siècle, suivi du Discours sur le bonheur de Mme Du Châtelet ; l’ouvrage était d’abord, en 1961, sous le seul nom de Mme du Châtelet, mais R. Mauzi étant l’auteur de 156 p. sur les 194 que comptaient cette première édition, l’éditeur le réimprime aujourd’hui sous le nom du critique.

2 La première partie, formée d’un essai de R. Mauzi, se fonde essentiellement sur la correspondance de Mme Du Châtelet et, de manière critique, sur d’autres ouvrages littéraires du temps (comme en témoigne le grand nombre de renvois). Il s’agit de présenter la vie de Mme Du Châtelet en dépassant l’« évocation pittoresque du personnage » (p. 12), pour situer son Discours sur le bonheur. Sans faire de portrait trop élogieux, Robert Mauzi se veut ici fidèle à ce qu’elle était : avide de savoir, d’amour et de bonheur. La présentation compose un diptyque : un premier versant s’attache à la vie intellectuelle de cette femme passionnée et intelligente. Dans ce domaine, les deux grands axes sont sa passion pour l’étude (« J’aime l’étude avec plus de fureur que je n’ai aimé le monde, mais je m’en suis avisée trop tard », p. 18), et sa liberté de pensée. Madame Du Châtelet est ici décrite par Robert Mauzi comme une grande philosophe et une physicienne très cultivée, même si ses idées scientifiques laissent parfois à désirer. En effet, elle n’est pas très objective dans ses démonstrations, et pose parfois l’existence d’une divinité (alors qu’elle n’a aucun sentiment religieux), pour parvenir à prouver ce qu’elle avance. Elle s’intéresse également à la théorie de Newton et à la métaphysique. Cependant, elle sait se montrer humble devant ceux qui lui permettent d’accéder au savoir (Maupertuis par exemple, lorsqu’il était son professeur). Ces aspects différents d’un même caractère en font une personne complexe.                           Robert Mauzi brosse le portrait d’une femme, non froide et dure comme on l’a souvent dit, mais d’un esprit éclairé et curieux : une femme qui, par l’étude et le savoir, est en quête du bonheur.

3 Le deuxième versant présente les deux grandes expériences sentimentales de la vie de Mme Du Châtelet : sa liaison avec Voltaire, puis celle avec St Lambert. Son amour pour Voltaire dura de longues années, tout à la fois possessif et protecteur. Mme Du Châtelet n’eut qu’une angoisse : perdre celui qui est pour elle « tout ce que j’ai dans l’univers » (p. 19). Ils emménageront dans une propriété à Cirey qui sera le lieu de l’équilibre, du travail et de leur amour. C’est, pour Mme Du Châtelet, un exemple de bonheur. Mais l’amour de Voltaire à son égard n’est pas éternel, et leur relation deviendra peu à peu amicale. C’est alors qu’elle composera son Discours sur le bonheur. Ains, Robert Mauzi peut-il souligner que cet ouvrage, bilan d’une période de vie, fut composé dans un moment d’équilibre et de sagesse dans la vie sentimentale de Mme Du Châtelet.

4 En 1748, elle rencontre St Lambert, un poète. Très vite, elle éprouve une passion intense pour cet homme, qui renverse son équilibre et contredit (comme elle le note elle-même) son Discours sur le bonheur. « Toutes mes résolutions contre l’amour n’ont pu me garantir de celui que vous m’avez inspiré » (p. 41). En étudiant ses lettres, Robert Mauzi souligne très justement que Mme Du Châtelet, face à cette passion aliénante, ne tient plus aucun compte de ce qu’elle prône dans son Discours.                                                           

5Ses deux grandes passions sont donc extrêmement différentes. L’amour pour Voltaire reposait sur l’équilibre et lui permettait de travailler. Face à St Lambert, elle est bouleversée et cela nuit considérablement à ses recherches. Le Discours sur le bonheur est le point de jonction entre ces deux expériences, nommées par Robert Mauzi « la plénitude du bonheur et les ravages de la passion » (p. 46).

6 Mais il n’y a pas que l’amour qui conduit Mme Du Châtelet à la démesure. Comme le montre Robert Mauzi, l’amitié est également un sentiment très vif chez elle. En effet, le bonheur se compose, dans sa pensée, « de l’amour et de l’amitié » (p. 28). Ses amis sont Richelieu, « l’ami de prédilection » : « je quitterai tout dans l’univers, hors elle [i.e. cette personne : Voltaire] pour jouir avec vous des douceurs de l’amitié » (p. 30), le comte d’Argental — auquel elle est soumise, de manière certes paradoxale étant donné son orgueil : « Ma vie, mon état, ma réputation, mon bonheur, lui écrit Émilie, tout est entre vos mains » (p. 31) ; et Maupertuis, envers lequel elle oscille entre amitié et terribles querelles.

7 Robert Mauzi, à travers cette présentation de ses relations amicales, donne donc une image de la femme passionnée et possessive que fut Mme Du Châtelet. Soulignant sa personnalité profondément entière, il fait le portrait d’une femme qui, dans chacune de ses relations, vit dans l’extrême.

8  Après avoir présenté Mme Du Châtelet, Robert Mauzi peut introduire son Discours sur le bonheur. En réfutant certaines hypothèses, il cherche à situer la date de rédaction de ce Discours. Prenant en compte la situation affective et psychologique de Mme Du Châtelet et sa correspondance, il retient l’année 1747. C’est la période la plus brillante dans la carrière de Voltaire et de Mme Du Châtelet.

9 Robert Mauzi revient alors sur ce Discours sur le bonheur : ouvrage personnel, il s’insère cependant dans un épicurisme moderne — « la morale des gens du monde » (p. 53). Il le définit comme un traité qui « n’implique aucune provocation envers les idées ou les puissances établies. Ce n’est pas qu’il respecte ces idées ou ces puissances, il considère simplement l’affranchissement envers elles comme une tranquille évidence » (p. 53). Compte-rendu des résultats de certaines expériences de Mme Du Châtelet, dont elle retire des conseils pratiques, ce Discours se propose d’aider à obtenir la paix intérieure et le contentement de soi, qui sont en lien avec l’obligation morale. Mais l’opuscule ne constitue pas un traité de morale. Il ne soulève aucun grand problème et ne sort pas d’un cadre individuel. Peut-être est-ce ainsi, comme le suggère Robert Mauzi, que cet essai gagne en sincérité.

10  Puis, sont passées en revue les différentes sources d’inspiration de Mme Du Châtelet : la pensée classique, la morale de son temps ou la pensée moderne de l’Angleterre. Certaines œuvres s’y côtoient également, comme celles de Pope, de Mylord Rochester (écrivain libertin), de Voltaire et d’Helvétius (protégé et ami de Voltaire).

11  Robert Mauzi retrace ensuite le parcours du manuscrit après la mort de Mme Du Châtelet, et ses diverses éditions. Il appartint tout d’abord à St Lambert, puis circula dans les salles de Paris et en Lorraine. Il y eu trois éditions du Discours sur le bonheur : l’une en 1779, la seconde en 1796 et une dernière en 1806 ; ainsi que deux copies manuscrites. Robert Mauzi choisit l’édition de 1779, en indiquant les éventuelles différences des autres éditions.

12  Ce Discours, « ces pages très rigoureusement et même un peu scolairement composées, qui n’ont rien en tout cas de "réflexions" à bâtons rompus » (n. 176, p. 85), comme l’ont dit certains éditeurs, devient, chez Robert Mauzi, un texte où « le sens du possible et de l’impossible, une aptitude étonnante à distinguer le réel des chimères, une résignation sans aigreur à la condition humaine, y tempèrent, sans l’affaiblir, un ardent amour de la vie » (p. 68).

13  La troisième et dernière partie est donc formée du texte même de ce Discours sur le bonheur de Mme Du Châtelet. Mme Du Châtelet veut ici mettre le bonheur à la portée du lecteur (qui est issu nécessairement d’une classe noble et fortunée), en lui faisant part, à l’avance, de « ce que la vie nous enseigne tôt ou tard, à nos dépens » (n. 3, p. 119). Ce traité se propose donc de faire gagner du temps au lecteur : il lui apprend à être heureux avant d’être parvenu à la fin de sa vie (qui est d’ordinaire le moment où l’on perçoit, après bien des souffrances, comment le devenir). Sa théorie doit permettre à chacun d’atteindre le bonheur.

14 Le bonheur compte deux aspects : « les grandes machines du bonheur », et les « adresses de détail ».

15  La première des grandes machines est de s’assurer « des sensations et des sentiments agréables » (p. 64). Ceux-ci proviennent de la satisfaction de nos passions et conduisent au bonheur. Mais une passion peut aussi être douloureuse et donc nuire au bonheur. Mme Du Châtelet va ici apporter des réponses : la sagesse nous conseille de ne conserver que les passions qui servent à notre bonheur, et de remplacer chaque passion douloureuse par un goût. Mais sa pensée profonde est que même une passion douloureuse peut être souhaitable, car elle est « la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs » (p. 95).

16  La deuxième des grandes machines est d’être en bonne santé. La santé nous permet d’atteindre le bonheur, il faut donc la préserver de tout ce qui pourrait l’altérer. Par conséquent, la raison doit nous aider à rejeter toute passion contraire à notre santé.

17  La troisième des grandes machines est de se débarrasser des préjugés, et surtout de celui de la religion. Pour elle, les préjugés religieux « sont fondés sur une fausse interprétation de la nature humaine » (n. 19, p. 124). Elle distingue bien ici préjugé « opinion qu’on a reçu sans examen, parce qu’elle ne se soutiendrait pas » (p. 98), qui n’a donc pas de vérité et les bienséances, qui ont « une vérité de convention » et qui doivent être respectées. Les bienséances mènent au bonheur ; puisque les observer est une vertu et que celle-ci, nous allons le voir, est nécessaire au bonheur.

18  La quatrième des grandes machines est donc d’être vertueux. Mais vertueux n’est pas à entendre au sens religieux du terme : « Il faut être vertueux, parce qu’on ne peut être vicieux et heureux » (p. 99). La première raison d’être vertueux tient dans la « satisfaction intérieure qu’on peut appeler la santé de l’âme » (p. 100), satisfaction qui permet d’accéder au bonheur. La seconde est l’obtention de l’estime de tous face à nos bonnes actions, qui nous conduit aussi au bonheur. La note 20 (p. 124) résume parfaitement ce lien entre vertu et bonheur : « Dans la mesure où les actes de vertu contribuent à l’unité intérieure, au repose de la conscience, être vertueux, c’est travailler à son bonheur. »

19   Enfin, la cinquième et dernière des grandes machines est d’« être capable d’illusions » (p. 65). Elle différencie ici l’erreur (« l’erreur est toujours nuisible », p. 100) de l’illusion, qui cache certes un peu la vérité des objets, mais pour les accorder avec ce que nous sommes, pour « nous donner des sentiments agréables ». L’illusion, élément indispensable de tout plaisir, nous permet d’accéder, si l’on si prête vraiment, au bonheur. Consciente que l’on ne peut se donner des illusions, Mme Du Châtelet conseille néanmoins de préserver celles que l’on a : « On ne peut se donner des illusions, de même qu’on ne peut se donner des goûts, ni des passions; mais on peut conserver les illusions qu’on a, on peut ne pas chercher à les détruire, on peut ne pas aller derrière les coulisses voir les roues qui font les vols et les autres machines » (p. 102).

20  Après avoir présenté ces « grandes machines du bonheur », Mme Du Châtelet passe aux « adresses de détail ».

21  La première est d’être déterminé à ce que l’on veut être et faire. En décidant fermement ce que l’on veut, nous nous soustrayons aux regrets et aux repentirs, qui nuisent au bonheur.

22  La deuxième est de ne pas se laisser dominer par des idées tristes, mais de n’en conserver que d’agréables. Cela nous est souvent possible et nous protège de tous les maux « liés à l’angoisse inutile des énigmes métaphysiques » (n. 30, p. 128).

23  La troisième est de « savoir choisir ses passions » (p. 65, l’expression est de Robert Mauzi). La sagesse doit nous aider à discerner, parmi toutes les passions, celles qui ne nuiront pas à notre bonheur et ne le feront dépendre de personne (par exemple : la passion de l’étude).

24  Enfin, la quatrième est de savoir aimer ce que l’on possède. Il faut se contenter de son état et apprendre à en profiter pour être heureux. Mais puisque la satisfaction de nos désirs nous permet également d’être heureux, il ne faut désirer que des choses accessibles. Ainsi, lorsque ces désirs deviennent réalité, ils nous permettent d’atteindre le bonheur.

25  Son traité s’achève sur l’étude de l’une des plus grandes passions, l’amour. Puisque l’amour est ce qui nous met le plus dans la dépendance d’un autre, il faudrait s’en préserver. Mais elle reconnaît que cela n’est pas toujours possible. De plus, l’amour est peut-être, paradoxalement, le seul moyen de supporter la vie. Dans ce cas, la sagesse doit harmoniser cette passion avec le repos. C’est ainsi que le bonheur peut être atteint. Il y a donc, dans son discours, une exception faite pour l’amour.

26 Cependant, elle reste extraordinairement lucide : l’amour, si peu souvent réciproque entre deux personnes, est rarement aussi intense dans les deux cœurs. Dans ce cas, seul le plaisir d’aimer, et l’illusion de l’être en retour « si cette âme a encore le bonheur d’être susceptible d’illusions » (p. 111), peut procurer le bonheur.                               

27Enfin, si l’amour nous rend malheureux, il faut se forcer à devenir indifférent.                                    Elle pense également à ceux qui sont déjà dans une passion douloureuse. Il leur faut cesser d’être constant, reconnaître que c’était une erreur et se relever. « Il faut trancher dans le vif, il faut rompre sans détour ; il faut, dit M. De Richelieu, découdre l’amitié et déchirer l’amour » (p. 116). C’est donc ici à la raison, susceptible de dominer nos passions, de nous procurer le bonheur et nous permettre d’être heureux.

28  Mme Du Châtelet, pour conclure son traité, nous laisse méditer que pour être heureux, tant que l’on accepte de vivre, « il faut tâcher de faire pénétrer le plaisir par toutes les portes qui l’introduisent jusqu’à notre âme » (p. 117), et laisser la raison « nous faire sentir qu’il faut être heureux, quoi qu’il en coûte » (p. 116).