Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Natacha Lafond

Le printemps du temps : Ponge et Jaccottet

Le Printemps du temps. Poétiques croisées de Francis Ponge et de Philippe Jaccottet, de Michèle Monte et d’André Bellatorre, Université de Provence, coll. « Poésie Textuelle », 353 p., 2008.

1L’étude est consacrée aux relations « croisées » des œuvres de deux auteurs contemporains. Le prélude et l’introduction s’ouvrent sur les liens personnels et les lectures critiques des auteurs. Francis Ponge et Philippe Jaccottet sont lecteurs l’un de l’autre et tisserands d’une relation humaine, au fondement de cette critique. L’analyse revient sur ces liens dans la conclusion, pour souligner plus encore le bénéfice de cet échange littéraire et humain. Jaccottet représente un retour au réel pour Ponge, tandis que celui-ci l’interroge autour de la liberté du signifiant et de la langue, plus exhibitionniste et plus confiante par son matérialisme nourri de l’esprit des Lumières. À l’encontre des divergences reconnues, le texte souligne les affinités et les points de rencontre entre les deux univers, tout en relevant, pour chaque approche, les singularités des auteurs. La comparaison part précisément des oppositions établies, parfois polémiques, comme le lien à l’objet, avant de se tourner vers les affinités.

2La mise en situation inaugurale met en place les positions historiques, « à distance du politique », et littéraires, à distance du lyrisme claudélien et valéryen. Suivent trois perspectives différentes pour comparer les œuvres : la question des genres, le travail de la langue (description, figures et énonciation), et les matrices de l’imaginaire poétique (« météorologie » et paysage). Un finale et la conclusion présentent les enjeux éthiques et littéraires de ces comparaisons, par leur vocation d’écrivains.

3Jaccottet et Ponge réfléchissent en effet tous deux aux enjeux d’une littérature débarrassée d’un « je » omnipotent, et usent de genres très divers qui remettent en question certaines classifications traditionnelles, entre le vers et la prose, surtout dans l’œuvre pongienne. Les textes présentent dans les deux cas des investigations métapoétiques où le texte devient un laboratoire de réflexions, comme de nombreux exemples le démontrent (depuis la Fabrique du pré de Ponge en passant par les Carnets de Jaccottet). Selon cette approche, les vers de Jaccottet sont à lier aux proses et aux essais, dans un ensemble, qui sans montrer autant que chez Ponge les fabriques de sa plume, lie très souvent les textes à une interrogation de la langue. À la retenue de Jaccottet, l’étude oppose certes le mouvement plus frondeur de Ponge, tout en relevant un attachement commun à une langue qui fait retour sur elle-même, hors des cadres génériques figés. On retrouve le même mouvement au niveau microstructural du travail de la langue présenté dans la deuxième partie. La diversité des genres dans les deux œuvres relève ainsi d’une commune approche critique des œuvres, qui s’oppose aussi bien au classicisme des règles relégué à une pure contrainte, qu’à un éclatement des formes, sans mémoire d’une tradition toujours rappelée chez les deux auteurs. L’étude se propose alors de faire du mouvement oxymorique et de l’héritage de Maldiney, pour qui le baroque représente « la corde la plus tendue du classicisme », un point de convergence entre ces deux poétiques. Leurs œuvres, hétérogène (Ponge) ou hybride (Jaccottet), font retour sur ces problèmes précisément parce qu’elles questionnent le genre dans son évolution, (écrits sur Malherbe pongiens et retours mythologiques chez Jaccottet sont tour à tour rappelés). Elles sont travaillées par des genres « contradictoires », qui créent une rupture avec la tradition tout en s’appuyant sur cette tradition pour créer le mouvement oxymorique.

4La deuxième partie est, elle, consacrée au travail de la description dans les deux œuvres comme épreuve de l’attention au réel ; c’est le lieu de création microstructurale du mouvement oxymorique, développé par des métaphores et des allégories. L’étude des images, que ce soit autour des objets plus pongiens ou autour des éléments de la nature, plus jaccottéens, souligne leur nombre et leur variété. Plus réservées dans l’œuvre de Jaccottet, où le signifié prédomine, et plus affirmées dans celle de Ponge, où les signifiants s’entrelacent parfois avec exubérance, les images sont animées dans les deux œuvres d’un mouvement vivace, qui les multiplie tout en les remettant en question. Elles sont comme biffées, par les collusions pongiennes (quête de matière dans la langue) et les mises à distance de Jaccottet (quête de transparence vers le référent) mais aussi remises en lumière par un abondant changement. Elles sont le lieu d’une double interrogation tissée en parallèle, entre les attentes de la langue et le désir d’une inscription dans le monde. L’emploi de l’oxymore souligne les contradictions et les tensions de ce rapport au monde. La présence du travail de l’analogie ouvre enfin aux références allégoriques, liées aux mythologies profanes aussi bien que religieuses. Le matérialisme de Ponge ne s’oppose pas à la présence des interrogations posées par le sacré, tandis que le désir d’une immanence dans l’œuvre de Jaccottet en passe aussi par un certain effacement du « je » ouvert à la langue comme matière et aux éléments du monde.

5Parmi les matrices communes, les deux critiques relèvent la présence du ciel et du paysage. Ils évoquent ainsi le « matérialisme enchanté » de Ponge, influencé par Lucrèce, qui tend à dépasser l’objet pour évoquer le macrocosme et ses enjeux méta/physiques -où la métaphysique est toujours réorientée vers la physique du monde, et son fonctionnement scientifique, à revers pourtant d’une approche qui serait scientiste en oubliant la fonction nécessaire de l’art dans le monde. De même, ils mettent en avant chez Jaccottet une attention à un paysage non dépourvu de matière par le désir et la culture qui le portent. L’étude s’oppose ainsi à l’image d’une poétique pongienne qui serait fondée sur une matière aveugle, ainsi qu’à une fausse transparence angélique chez Jaccottet. Et dans le deux cas, l’insistance sur le fonctionnement de la relation au monde subsume la quête de signification, plus déceptive.

6L’exemple des études sur Braque et Morandi montre par ailleurs leur engagement dans le monde de l’art et ses fonctions morales. Tous deux ont en commun une ténacité inébranlable à l’origine de leur vocation d’écrivain, malgré la réserve plus grande de Jaccottet ; ils tentent de trouver des raisons d’écrire autant que d’œuvrer dans le monde, en s’opposant aux chants trop lyriques d’un St John Perse ou d’un Char, ainsi qu’au nihilisme trop désespéré. La notion de « justesse », qui caractérise très souvent la poétique de Jaccottet, est tout aussi féconde pour comprendre la recherche tâtonnante des écrits de Ponge ; elle est à l’origine précisément des développements de leur écriture en prose. Surtout, les deux écrivains se détachent de la poétique surréaliste par un retour très conscient sur leur poétique, comme l’analyse des brouillons permet de le mettre en lumière. Dans le Finale, l’analyse revient surtout sur ces enjeux éthiques et sur les liens au lecteur. Il n’y a pas effacement des frontières entre le monde, le lecteur et l’auteur, mais bien plutôt prise en charge de leur « qualité différentielle » selon une expression pongienne. Mais, si dans l’œuvre de Jaccottet un appel discret est tendu au lecteur, il y va davantage d’une ouverture affirmée, dans l’œuvre de Ponge, qui implique son lecteur en le prenant parfois à parti. « L’apprivoisement du lecteur jaccottéen et la séduction sauvage du lecteur pongien, s’ils témoignent de poétiques partiellement différentes, débouchent au final sur une relation où le lecteur est doublement requis » : sans implication politique, les deux écrivains établissent une relation éthique et esthétique où la recherche référentielle est essentielle, dans le monde comme dans la fabrique de la langue. Et cette référence est aussi celle d’œuvres palimpsestes qui font de leurs lectures littéraires un dialogue ouvert aux expériences de la langue et du réel.