Poétique de Jaccottet
1La bibliographie critique sur l’œuvre du poète Philippe Jaccottet est particulièrement abondante. En témoigne encore le tout récent volume collectif Ombre et lumière dans la poésie belge et suisse de langue française, où pas moins de quatre articles formant un ensemble autonome sont consacrés à l’écrivain d’origine suisse. En 2004 s’était tenu un colloque consacré à Jaccottet au sein de l’antenne de Valence de l’université Stendhal-Grenoble III. Les actes en paraissent aujourd’hui, qui constituent moins une introduction à l’œuvre d’un poète majeur des cinquante dernières années qu’une suite de lectures éclairées et empathiques, qui se révèlent être également autant d’exercices d’admiration. Si, comme le précisent les directeurs d’édition, « l’œuvre de Jaccottet est abordée ici dans tous ses aspects et dans toutes ses formes, traduction, prose, poésie, critique » (p .9), une singulière impression d’homogénéité se dégage de la lecture des diverses communications. Quel que soit l’angle d’attaque choisi, c’est bien la manière dont Jaccottet pense sa pensée, pense sa poésie, qui est étudiée dans ces pages. Du reste, les aspects strictement formels de l’écriture jaccottienne ne sont abordés qu’incidemment et ce, même dans les contributions qui se donnent une dimension apparemment sémiologique, comme celle de Michèle Monte sur la métaphore ou celle de Dominique Kunz Westerhoff sur les « poétiques de l’analogie ».
2Dans « Philippe Jaccottet, ou l’impossible Requiem », Pierre Brunel s’interroge sur la possibilité même d’une parole poétique face à la mort. Dans une approche originale, il met en relation la forme musicale du requiem et l’évolution des inflexions de la poésie de Jaccottet quant à l’évocation de la mort. Du recueil de jeunesse Requiem, où le poète exprimait sa révolte contre la mort – particulièrement contre la mort semée par la guerre –, aux livres les plus récents, l’œuvre de Jaccottet apparaît essentiellement comme la recherche d’« une justesse de ton essentielle à la poésie » (p. 16). Cette justesse même est mise en cause, lorsque le deuil frappe au plus près, lorsque le silence seul peut être opposé au scandale de la mort. Les textes des années 1990 marqueraient une acceptation plus sereine de la mort et une volonté de « ne plus voir que le vivant » (p. 31).
3En résonance avec l’étude de Pierre Brunel, Françoise Rouffiat analyse « Prière entre la nuit et le jour », poème liminaire du recueil L’Ignorant. Elle montre à quel point, dans un monde où Dieu est mort, la prière peut encore advenir en poésie, mais sous la forme d’une prière « fragile » (p. 38). Le poème n’est alors plus porteur que d’un lyrisme indirect et contenu ; il est le témoignage de la précarité du discours, de son presque effacement.
4Bruno Blanckeman propose « Une lecture d’À la lumière d’hiver » en s’attachant aux motifs du « liminaire » et du « lapidaire ». Les poèmes y sont le lieu d’une tension entre « l’intuition première » (p. 45) et la retenue, le cisèlement de l’écriture. S’y joue le drame d’une « crise intime » qui cherche à se dire en puisant « aux ressources conjuguées d’une vie cérébrale, affective, organique particulière, saisie dans ses différents temps d’effusion » (p. 49).
5Dans « Écriture et inscription chez Jaccottet », Jean-Claude Mathieu s’attache essentiellement aux mythes et rituels de l’écriture tels qu’ils se donnent à la lire dans les poèmes et les notes de l’auteur. Par le motif de l’inscription, le poète échappe quelque peu à la symbolique moderne – et abstraite – de l’écriture telle qu’elle fut énoncée par Mallarmé. Il retrouve la matérialité de la pierre gravée, le grain rêche des anciens papiers. Il garde aussi un lien avec le destin du monde, dont chaque élément observé serait la métonymie : « la calligraphie du vol de la buse, les flèches des martinets, le réseau des cris noués par des “oiseaux invisibles”, modèles de “paroles dans l’air” » (p. 61). L’inscription est encore celle qui s’observe sur les corps – flux du sang sous la peau, griffe dans la chair ou lignes douces sur les cheveux coiffés de l’enfant. Elle apparaît enfin dans l’évocation des « feuilles d’or » et des stèles antiques. Le poète, note justement Jean-Claude Mathieu, ne considère pas sans défiance la poésie qui tente de rivaliser avec le monumental. Pour le poète, « roi sans royaume » (p. 77), la seule stèle qui vaille est une stèle d’air.
6De son côté, Patrick Née analyse la poésie de Jaccottet dans sa dimension de « réparation ». Le poème est le drame langagier par lequel se tente la réparation de blessures métaphysiques et psychologiques dont toutes ont trait au scandale de la mort : mort de Dieu à nouveau, fin de l’immortalité de l’âme, mort des proches, des aimés. Sans naïveté, le poème inclut dans son énonciation la fragilité du langage, ses limites, voire son impuissance. Mais c’est de cette labilité admise qu’il tire sa force, c’est grâce à elle qu’il peut (re)devenir louange.
7Dans un article substantiel, Marie-Annick Gervais-Zaninger étudie « la présence du corps dans la poésie de Philippe Jaccottet ». Plus exactement, elle s’attache à observer comment la poésie de Jaccottet veut « écrire le corps » – selon une expression de Bernard Noël qui dut bien être inouïe à une certaine époque, mais qui tient presque aujourd’hui du cliché de la critique. Précisément, « écrire le corps », c’est pour Jaccottet entériner toutes les formes de blessures et de meurtrissures qui préfigurent la perte, la vieillesse et la mort. Les « maux des mots » n’entretiennent toutefois qu’un rapport d’analogie avec les maux du corps, car il demeure entre les mots et le corps une distance infranchissable. La chair, sa souffrance comme son plaisir, restent inatteignables par la parole poétique. Le poète ne peut que transcrire, modestement, cette impossibilité. Et il ne peut que dire sa « volonté de s’oublier […], d’oublier jusqu’à son nom et à son propre corps, pour s’ouvrir à l’autre – le prochain, le monde, et à cet autre – corps et esprit mêlés – qu’est le lecteur » (p. 146).
8Plusieurs autres communications abordent la poésie de Jaccottet selon une approche thématique particulière. Dans « La ville onirique : entre universel et particulier dans les paysages de L’obscurité », Nicholas Manning montre que les paysages – urbains mais aussi ruraux – sont pour Jaccottet des « espaces d’intervalle » (p. 162), des ensembles diffus, « partiel[s] », « inachevé[s] » (p. 150). In fine, c’est la beauté du monde qui s’appréhende dans le même temps que, par fragments, se dévoile le réel. Pour sa part, Françoise Chenet étudie le motif du verger (« Les leçons du verger dans A travers un verger et Cahiers de verdure »), lieu « bifrons », lieu du bonheur et de l’enchantement, mais lieu qui n’abolit ni l’introspection ni l’inquiétude. Finalement – mais sans surprise –, les textes sur le verger deviennent l’objet d’un art poétique – la célébration, pour une fois, des pouvoirs du verbe. Quant à Fabien Vasseur, c’est aux « Chouettes et hiboux dans l’œuvre de Philippe Jaccottet » qu’il consacre son étude. L’auteur précise que l’on ne peut se contenter de la symbolique initiale – et romantique – de « l’effraie », oiseau de mauvais augure. Du reste, l’effraie du recueil éponyme était plutôt un chat-huant : le poète, dans une erreur fertile et combien poétique, avait pris un volatile pour un autre. Aussi l’évocation des rapaces et autres oiseaux nocturnes est-elle l’occasion d’un parcours existentiel, entre cris de l’être et écoute du monde.
9Avec « La métaphore dans l’œuvre de Philippe Jaccottet. Entre exhibition et amuïssement », Michèle Monte se livre à une étude stylistique des réseaux métaphorique dans la poésie de Jaccottet. Selon une ambiguïté qui n’est pas rare dans la poésie contemporaine – on pensera notamment à l’œuvre du poète belge François Jacqmin –, les métaphores abondent chez Jaccottet alors que maintes notations métapoétiques ne manquent pas de faire le procès de cette figure. C’est donc la fonction même de la métaphore qui est en jeu – et, partant, la capacité du poète à dire, à énoncer ou à représenter. Les réflexions de Michèle Monte complètent le travail de Dominique Kunz Westerhoff sur « L’image-mobile. Poétique de l’analogie chez Philippe Jaccottet, de Requiem aux recueils tardifs ». La contribution de cette dernière se veut toutefois plus globalisante, examinant les diverses manifestations de l’image dans la poésie de Jaccottet, depuis l’allégorie jusqu’à l’« image-mobile », en passant par la métaphore et sa critique. Le concept d’« image-mobile » fait référence non seulement à la polysémie des « images » – pas nécessairement des métaphores – convoquées par le poète, mais aussi à la pluralité de leur emploi ainsi qu’« à la surexposition du signifiant image » (p. 245) dans les derniers recueils.
10L’ensemble des contributions de ce volume Présence de Jaccottet enrichit assurément notre connaissance d’une œuvre poétique contemporaine majeure. Le lecteur regrettera peut-être une certaine – et étonnante – uniformité d’approche et d’écriture, qui donne parfois l’impression de ne lire qu’une seule communication. Dans cette perspective, le dernier texte dû à Christine Lombez et consacré à la « Poésie et poétique de la traduction dans l’œuvre de Philippe Jaccottet » est vraiment bienvenu. Évoquant « l’intime relation qui s’est établie entre le poète Philippe Jaccottet et le traducteur qu’il fut », l’auteure entraîne le lecteur dans « l’atelier du traducteur », lequel n’est guère différent de l’atelier du poète — utile mais brève rencontre d’un homme aux prises avec les mots.