Styles des lumières
1Il est bien connu que le Siècle des Lumières a voulu passer au crible de la raison raisonnante toutes les vérités reçues, qu’elles soient divines ou humaines. La plupart des hiérarchies sociales furent ainsi examinées et, le plus souvent, contestées. Il est en revanche un domaine où le XVIIIe siècle s’est montré d’un surprenant conservatisme : celui de la hiérarchie des genres littéraires et des styles. Cette hiérarchie, il est vrai, remontait à l’Antiquité, via le Moyen Âge (on pense à la fameuse « roue de Virgile ») ; mais le caractère vénérable d’une institution n’a jamais arrêté les écrivains de l’Enlightenment dans leur frénésie de remise en cause. Maîtres de la pédagogie moderne, les Jésuites avaient repris à leur compte cette hiérarchie. Voltaire, qui fut leur élève, ne cessa de leur être fidèle, sur ce point au moins. Toute sa carrière, il chercha à illustrer le programme littéraire de ses anciens professeurs, qui plaçaient au-dessus de tout le poème long (si possible épique) et la tragédie. Le philosophe de Ferney méprisait ses contes, qui forment aujourd’hui la partie la plus fréquentée de son œuvre, de la même manière que Pétrarque méprisait ses poésies italiennes, plaçant tous ses espoirs de survie posthume dans son œuvre latine. Le rival de Voltaire, Rousseau, autodidacte qui n’avait pas subi l’influence pédagogique des Jésuites, fut beaucoup plus libre en tant que créateur de formes, et ne rêva pas son existence durant à des épopées à l’antique ou à des tragédies sur le modèle racinien.
2Ce paradoxe des Lumières, qui voulurent faire tomber toutes les barrières, mais se montrèrent d’un inflexible conservatisme dans le domaine le plus cher aux écrivains, est au centre du très bon livre que nous a donné Elena Russo, professeur de littérature française à l’université Johns Hopkins de Baltimore. De tous temps, les hommes de plume firent preuve d’une grande susceptibilité et furent enclins à se chamailler, pour des places ou des questions de poétique. Le XVIIIe siècle n’échappa point à cette tendance et le champ littéraire se transforma en champ de bataille. Les philosophes ne combattirent pas seulement leurs adversaires idéologiques (qu’ils fussent religieux ou laïcs). Ils luttèrent également contre ces écrivains qu’ils qualifiaient de « beaux esprits », expression à leurs yeux infamante (et par ailleurs intraduisible). Le « bel esprit » était un écrivain mondain, au sens premier : il évoluait dans le monde, la société brillante et polie de son temps mais, à la différence du philosophe, il n’était pas là pour améliorer ce monde ou cette société. Sa légèreté, sa superficialité, son tour d’esprit, l’agrément de sa conversation, lui assuraient d’être recherché dans les salons. Rien à voir avec le philosophe râpeux, caustique, sincère au-delà de la prudence minimale requise, et qui finit toujours par se brouiller avec les uns ou avec les autres. Autour du « bel esprit » gravitait une série de concepts également intraduisibles : le goût moderne (qui s’oppose au grand goût), le style des ruelles, les saillies. Le bel esprit prolongeait au XVIIIe siècle la préciosité du siècle précédent. Il ne composait ni des épopées, ni des tragédies, ni des traités savants, mais des sonnets, des épigrammes ou des madrigaux. Il ne contestait pas l’ordre social établi, mais n’aspirait qu’à le servir et à s’en servir. La littérature était pour lui un plaisir et un divertissement ; souvent un moyen de parvenir, mais en aucun cas un moyen de changer l’ordre ou le désordre du monde. Le bel esprit était tout ensemble Philinte et Oronte, face à des philosophes qui tenaient pour Alceste. Il fut une cible prisée de ces philosophes, mais également (et cela mérite d’être noté) de leurs adversaires, comme on peut le voir dans Le Livre à la mode de Louis Antoine, marquis de Caraccioli, récemment réédité (Saint-Étienne, Publications de l’Université, 2006). Pour le XVIIIe siècle comme pour le XXe, l’incarnation de l’écrivain bel esprit fut Marivaux, et ce n’est pas un hasard si Frédéric Deloffre a parlé à son sujet de « préciosité nouvelle ». Voltaire n’appréciait ni l’œuvre, ni l’homme et n’a pas manqué de le faire savoir. On mesure en passant l’étroitesse du chemin sur lequel marchaient les philosophes. Ils voulaient, c’est une affaire entendue, promouvoir des idées nouvelles, mais pour que le monde (au sens religieux) les acceptât, il fallait qu’ils composassent avec lui. Le XVIIe siècle avait raillé les pédants, qu’ils fussent médecins ou régents de collège. Ni Voltaire, ni Rousseau, ni Diderot, ne souhaitaient être rangés dans cette catégorie (qui le souhaiterait, du reste ?). À part Rousseau, que sa paranoïa éloignait des cercles de sociabilité, aucun philosophe ne fut un ermite au désert. Tous fréquentèrent les salons, où ils côtoyaient ces « beaux esprits » plus soucieux de forme que de fond. À part Voltaire, qui s’était constitué une fortune personnelle, ni d’Alembert, ni Diderot, ni d’Holbach n’étaient riches et ils dépendaient donc d’autrui (voir sur ce point le troisième et dernier volume des Passions intellectuelles d’Elisabeth Badinter, Paris, Fayard, 2007). On s’explique ainsi que l’histoire littéraire du XVIIIe siècle soit scandée de batailles retentissantes, entre les philosophes, se faisant une trop haute idée de leur mission pour n’être que de beaux esprits, et leurs mécènes. Mais beaux esprits et petits maîtres contribuèrent à donner au règne de Louis XV sa coloration particulière, dont Talleyrand entretint le regret. Rendant compte pour le Washington Post (11 octobre 2003) d’une exposition de tableaux de Watteau, Chardin et Fragonard, Paul Richard écrivait : « France was at its Frenchest », ce qui est également intraduisible. Une fois de plus, et l’on ne peut que s’en réjouir, une précieuse, une remarquable contribution sur la culture et l’esprit français vient d’outre-Atlantique.