
« Un livre est un objet politique ». Entretien avec les éditions la variation (Justine Rabat et Manuel Esposito)
1La variation est une jeune maison d’édition : créée en 2021 à Paris, elle présente trois collections. La première, « (dis)continuités », s’annonce dans un rapport directe à l’héritage, en voulant montrer des ruptures et des continuités dans les évolutions artistiques et littéraires ; la collection « regard(s) » se veut interdisciplinaire et présente une rencontre entre diverses formes artistiques et une rencontre des différents types de savoirs ; enfin, la collection « ritournelle », référence deleuzienne, fait place belle — et c’est inhabituel — à la musique populaire dans son croisement avec les sciences humaines. Cette maison annonce aussi d’emblée l’importance de sa ligne éditoriale qui prend position en « accordant une attention particulière aux autrices et aux auteurs féministes et anticonformistes ». Entretien avec sa fondatrice et son fondateur, Justine Rabat et Manuel Esposito (tous les deux docteurs en Littérature Générale et Comparée, traducteur et traductrice, auteur et autrices), en particulier sur l’ouvrage de Madeleine Pelletier.
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Valentine Bovey — Vous avez fait un important travail d’édition sur les histoires du féminisme en donnant à lire notamment Nelly Roussel et Madeleine Pelletier, moins connues en France que leur consœur anglaise Virginia Woolf, que vous avez également traduite. Dans un entretien sur Diacritik, vous considérez que ce qui fait votre ligne éditoriale, ce sont « les corps en lutte et [...] les différentes formes d’écriture (ou représentations, ou mises en sons) de ces corps » (Diacritik, 16 novembre 2023). Quel est la place du corps chez Madeleine Pelletier ? Et dans le cadre de cette histoire du corps en lutte, quelle est la place de l’histoire du féminisme et des rééditions de textes féministes, souvent considérés comme mineurs, dans votre processus d’édition ? Qu’est-ce qui vous a amené à ça, dans votre parcours personnel et professionnel ?
Manuel Esposito & Justine Rabat — Je trouve que cette idée d’un « corps en lutte » définit parfaitement Madeleine Pelletier qui, par son militantisme, son abnégation, son écriture prolifique, s’est battue toute sa vie pour défendre le droit des femmes à disposer de leur corps. Nous avons d’ailleurs consacré quelques pages de la préface de notre édition de L’Émancipation sexuelle de la femme à sa manière de s’imposer en tant que corps subversif afin de combattre le pouvoir masculin en imposant une radicalité absolue, elle entendait ainsi refuser le destin imposé aux femmes, ce destin qui les vouait à ne pas avoir carrière, à être mères et épouses et à être confinées dans l’espace domestique. Madeleine Pelletier a donc mené une vie de lutte, pour pouvoir exercer la médecine, mais aussi pour se consacrer aux soins du corps des femmes. Ses écrits reflètent son engagement et une pensée anti-patriarcales qu’elle a élaborés toute sa vie, une pensée visant à libérer le corps des femmes. Ses écrits sont ainsi liés à une vie de combat, mais cette vie a été brutalement brisée par le système patriarcal et par le jugement et la condamnation dont elle a été victime en raison de sa pratique de l’avortement.
Valentine Bovey — Sur Madeleine Pelletier en particulier, vous montrez avec succès dans votre préface la modernité, et la radicalité, de sa pensée, tant sur les questions féministes qu’antifascistes. Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans cette figure, et qu’est-ce que sa mise en lumière apporte, à votre avis, à l’histoire du féminisme en France ?
Manuel Esposito & Justine Rabat — Ce qui nous a frappés dans un premier temps, c’est la puissance des propos de Madeleine Pelletier : c’est une brillante observatrice de son temps et des conditions de vie des femmes, ainsi que des différences qui marquent les vies des femmes en fonction de leurs classes sociales. Son écriture est vive, essentielle, et sincère. Son parcours atypique nous a aussi particulièrement attirés dans la mesure où sa pensée féministe s’appuie sur sa pratique de la médecine. Prendre connaissance des écrits des pionnières du féminisme en France permet aussi de construire le futur. Car, par les temps actuels, nous le savons, rien n’est acquis, et ce qui a été obtenu par le combat acharné des militantes féministes peut être remis en cause — c’est ce qui s’est passé aux États-Unis pour l’avortement. Ainsi, lire, analyser, et reparcourir l’histoire du féminisme est indispensable actuellement pour ne pas revenir en arrière ; il est toujours temps de prendre conscience que « sur notre corps, notre droit est absolu » comme l’écrit Madeleine Pelletier.
Valentine Bovey — Éditer des textes considérés comme mineurs vient souvent avec son lot de difficultés : retrouver les manuscrits, tracer les ayants-droits, établir un texte, et présenter l’autrice tout en sachant que le travail inédit est aussi une première mainmise sur le type d’image que l’on véhiculera de l’autrice. J’ai aussi remarqué un travail de prise de position, notamment dans l’appareil de notes qui accompagnent le texte, quant à certaines des expressions qui reconduisent des stéréotypes racistes utilisées par Pelletier. Dès lors, avez-vous rencontré des difficultés, des doutes, des hésitations, quant à ce travail d’édition ?
Manuel Esposito & Justine Rabat — Afin de rééditer les écrits d’autrices féministes du début du xxe siècle, nous avons préparé le volume en l’accompagnant d’une préface et d’un appareil de notes qui permettent aux lecteurs et lectrices d’aujourd’hui d’avoir accès à une pensée féministe méconnue du début du xxe siècle. Certains termes employés par Madeleine Pelletier nécessitaient d’être explicités, et d’autres, effectivement, nous semblaient problématiques (comme la question de la dépopulation), mais nos hésitations ont été évacuées dès lors que nous avons pris la décision de proposer une analyse des propos de Pelletier par la composition d’un apparat critique élaboré pour la réédition de son essai. Cette réédition a été avant tout conçue pour offrir la possibilité aux lecteurs et lectrices de découvrir l’état du féminisme au temps de Madeleine Pelletier qui, par son franc-parler et sa colère, nous met en contact avec les enjeux majeurs de féminisme de son époque. Il s’agissait — autant pour Pelletier que pour Roussel, de montrer que les textes de ces autrices sont injustement considérés comme « mineurs ». La plupart de leurs textes — et il en va de même pour la quasi-totalité des autrices féministes de la première vague — n’ont pas été réédités depuis leur première publication. Ce qui est en soi complètement aberrant et parfaitement impensable pour des auteurs masculins, mêmes mineurs. Parler d’invisibilisation revient encore à parler par euphémisme. Pour revenir à la question du corps, je redirais qu’en oubliant les textes des femmes, on continue à faire disparaître leurs corps, à les évacuer littéralement des bibliothèques.
Valentine Bovey — Marie Kirschen, dans son article sur l’édition et la diffusion des livres aux contenus féministes, souligne le changement qui s’est opéré dans le monde des livres après l’essor du mouvement féministe contemporain : les librairies spécialisées abondent dans les grandes villes de France et les ouvrages féministes sont souvent en tête de vente. On se rappelle du tournant qu’a représenté la parution de Sorcières de Mona Chollet en 2018, qui a visibilisé le fait qu’il y avait de la demande pour ce type de lectures, ce qui a mis en lumière diverses maisons d’éditions comme Ixe, la collection « Sorcières » d’Isabelle Cambourakis chez Cambourakis, et Hors d’atteinte, en 2018, Blast à Toulouse, la diffusion française des éditions Remue-Ménage, Daronnes en 2021, une collection « Nouvelles Lunes » chez Diable Vauvert ou encore Hystériques et associéEs, en 2019. Mais ces initiatives ne vont pas sans leur défi : précarité, travail bénévole, manque de financements entraînent des risques de burn-out, là où les grandes maisons peuvent lancer leur collection « féministe » sans risquer cela tout en en tirant de grands bénéfices financiers. Comment vous situez-vous dans ce paysage ? Comment fonctionnez-vous d’un point de vue matériel ? Quels sont les moyens à votre disposition ?
Manuel Esposito & Justine Rabat — Que le féminisme se soit à nouveau imposé ces dernières années dans les librairies, et donne la possibilité aux lecteurs lectrices de penser leur époque est une bonne chose. Ensuite, il faut bien distinguer l’approche féministe des différentes maisons d’édition qui n’est pas la même. Les maisons d’édition que vous citez (Ixe, Cambourakis, Hors d’atteinte, Blast, Remue-Ménage, Daronnes, Diable Vauvert Hystériques et associéEs), donnent à entendre des auteurs ou autrices qui proposent des réflexions originales et actuelles. Au contraire, je ne pense pas que les maisons d’édition considérant le féminisme comme une forme de marketing soient en mesure de saisir la valeur intellectuelle de ce travail éditorial — une approche matérialiste fait toujours la différence, une approche critique ne peut être associée au marketing. Ainsi, nous ne nous situons pas vraiment par rapport aux plus grosses maisons d’édition, nous considérons que nous ne faisons pas le même travail, que nous n’exerçons pas la même activité. De loin, on pourrait croire qu’il s’agit de la même activité, mais de près, ce sont deux mondes différents et je ne crois pas qu’il soit intéressant que les « petits » éditeurs ou éditeurs « mineurs » (ou pris dans un devenir-mineur), au sens que Deleuze et Guattari donneraient à ce mot, ont intérêt à travailler en se comparant aux gros groupes, aux « gros » éditeurs, aux « grandes » maisons, aux gros vendeurs. Il peut être politiquement plus intéressant de s’adresser à une minorité de lecteurs plutôt que de viser « la majorité » (c’est-à-dire personne en réalité, un lecteur idéal, fantasmé et inexistant, idéalement dépolitisé, dangereusement apolitique) comme le font les grosses maisons.
Valentine Bovey — Enfin, l’édition est également une pratique ancrée dans le présent, qui voit dans le texte, réalisé sous forme de livre, un objet capable d’avoir une influence sur les personnes dans les mains desquelles il se trouve. Quel type d’éthique de l’édition suivez-vous ? Et comment vous situez-vous par rapport à l’affirmation de vos consœurs et confrères du métier dans une Tribune de Mediapart en 2021 : « Éditer est un acte aussi politique que celui d’écrire » ? Vous voyez-vous comme une maison d’édition à visée politique, ou militante ? Quel est l’enjeu de votre démarche ?
Manuel Esposito & Justine Rabat — Nous considérons effectivement que l’édition est tout autant un acte politique que l’écriture. Nous concevons l’édition comme une pratique permettant de faire ressurgir les luttes passées afin de penser les combats actuels : les rééditions de textes féministes s’inscrivent dans cette démarche, tout comme les traductions que nous proposons. Nous proposons une approche différente de l’œuvre de Virginia Woolf, davantage politisée, qui consiste à faire passer la portée politique de son écriture qui a été élaborée tout au long sa vie dans ce sens, afin de montrer que le combat de Woolf était déjà inscrit dans ses nombreux essais. Par la traduction, il s’agit aussi de penser la politique et le présent, d’où notre choix de publier Gramsci en avril avec Combattre le fascisme immédiatement après Pensées sur la guerre de Virginia Woolf en mars : les livres se suivent et se répondent. Les différentes collections de la maison d’édition permettent de penser l’actuel dans une approche interdisciplinaire, un choix qui vient de notre formation de comparatistes, et de penser la culture populaire qui a une place spécifique dans nos sociétés capitalistes. C’est ce que nous entendons faire, notamment avec la collection « La ritournelle » (volontairement deleuzienne), par le croisement entre musique et sciences humaines (féminisme, étude de genres, psychanalyse, philosophique) que chaque titre élabore. Ce qui motive notre travail éditorial, c’est aussi de mettre en avant des figures atypiques, si ce ne sont pas les militantes féministes, ce sont les créateurs et créatrices qui, par leur pratique, développent un rapport à leur époque peu commun et indispensable aujourd’hui, je pense ici à la collection « regard(s) » dont le dernier titre Rêve Akerman est consacrée à la réalisatrice belge. Éditer un livre est toujours un acte politique — même lorsque le sujet ou la forme du livre ne semblent pas être politiques à première vue. Un livre est un objet politique. Il ne faut pas oublier que pour un œil non averti, un livre se résume bien souvent à son auteur, au mieux à son éditeur, mais, en réalité, la dimension politique du travail éditorial dépend aussi de son mode de circulation : en ce qui concerne nous concerne, La Variation est diffusée par Hobo Diffusion, édition, militantisme, engagement politique ne font qu’un. La circulation d’un livre implique non seulement les auteurs, les éditeurs, mais un ensemble de métiers (diffuseurs, représentants, distributeurs, librairies) tous essentiels. Une approche matérialiste du livre — le livre en tant qu’objet dont la production est déterminée par un travail qui s’inscrit dans une économie et une période précise — peut aider à comprendre comment l’édition est avant tout une activité politique : en circulant différemment, le livre existe différemment. Parallèlement aux « grands circuits » du livre existent des sentiers qui bifurquent, et ce sont précisément ceux-là qui sont porteurs d’avenir.

