Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Silvia Giudice

Contemporanéités du Parnasse contemporain. Contextualisation historique et réactualisation critique

Contemporaneities of Le Parnasse contemporain. Historical contextualization and critical reactualization
Le Parnasse contemporain. Recueil de vers nouveaux (1866), sous la direction d’Henri Scepi et Seth Whidden, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XIXe siècle », 2024, 721 p., EAN 9782406171010.

1Au cours de l’automne 1865, la préfecture de Paris refuse le projet de lectures poétiques proposé par Catulle Mendès, qui devait réunir Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville, Ménard, Boyer, Villiers et Dierx, cosignataires de la demande, et se proposant de faire entendre des vers inédits et des traductions poétiques. Ainsi naît l’idée du Parnasse contemporain. Recueil de vers nouveaux, appelé à remplacer ces lectures : sur une idée de Mendès, grâce à l’éditeur Alphonse Lemerre et aux fonds de Louis-Xavier Ricard, les poètes de la nouvelle école du siècle sont publiés en une anthologie de dix-huit livraisons hebdomadaires, le samedi, du 3 mars au 30 juin 1866.

2Moins de cent soixante ans après, Henri Scepi et Seth Whidden, professeurs de littérature française respectivement à l’Université Sorbonne Nouvelle et au Queen’s Collège à Oxford, décident de publier la première édition critique de ce recueil en feuilleton. Ils réunissent les dix-huit livraisons en volume et font appel à plusieurs nouvelles voix de la critique dix-neuvièmiste pour analyser les poèmes et en recontextualiser la publication.

Bien plus qu’une anthologie

3Après la préface des deux éditeurs scientifiques, l’introduction de Yann Mortelette invite le lecteur à se plonger dans les dynamiques relationnelles et professionnelles reliant entre eux ces poètes qui, à la moitié des années 1860, décident d’agir en groupe pour que leurs vues poétiques se diffusent davantage et soient perçues comme un véritable mouvement. Ainsi, le Parnasse contemporain est introduit du point de vue historique en amont et en aval de sa publication – de l’origine du projet à sa réception controversée –, mais aussi dans une perspective poétique : une vision d’ensemble des choix thématiques, métriques et stylistiques des poètes est esquissée, rendant compte des tendances communes et des divergences.

4Les dix-huit livraisons s’offrent ensuite au lecteur l’une après l’autre, constituées des poèmes tels qu’ils se suivaient dans l’édition de 1866 : l’orthographe est maintenue, les notes critiques en bas de page reflètent l’état de l’original et seules les variantes précédant les livraisons, hors manuscrit, sont indiquées. Enfin, chaque livraison est suivie d’une notice qui recontextualise l’anthologie de poèmes en question dans le projet éditorial global, dans le paysage littéraire et social de l’époque et dans l’œuvre de ses auteurs, pour développer une interprétation critique de la composition, de la poétique et de l’esthétique de la livraison, et une analyse approfondie des poèmes.

5Ce sont bien des vers nouveaux, mais ce n’est, à proprement parler, ni un recueil, ni une simple anthologie. En effet, si, à sa sortie, le Parnasse contemporain « fit trou, fut attaqué, moqué, gloire suprême, parodié », c’est bien parce que, par-delà son hétérogénéité, il révèle et incarne une avant-garde émergente qui fera école et permettra à « des volumes individuels [...] par douzaines » de succéder « à l’effort collectif »1. Et cette première édition critique, en 2024, ne saurait pas non plus être perçue comme une anthologie : les poèmes sont donnés à lire à la fois dans leur ensemble et dans leur périodicité sérielle, avec un apparat critique qui les recontextualise historiquement, tout en en réactualisant la dimension esthétique et poétique.

Un Parnasse toujours contemporain

6L’on sait l’importance du contexte – au sens étymologique du terme – dans la lecture, la réception et l’interprétation de la poésie : cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un projet éditorial qui est à la fois stratégie commerciale, manifeste esthétique et incarnation d’un mouvement intergénérationnel tout à la fois hétéroclite et homogène.

7Cet événement éditorial, véritable origine d’une nouvelle école de poésie, n’a pourtant pas eu l’importance qu’un manifeste poétique aurait pu avoir : l’entreprise a subi les contraintes commerciales de l’éditeur Lemerre et les divergences entre ses deux codirecteurs. Les huit premières livraisons correspondent au projet initial, porté essentiellement par Mendès, qui ensuite s’en désintéresse. Le reste de la publication est d’abord abandonné à Ricard, et ensuite confié par ce dernier, en proie à de grosses difficultés financières, à Lemerre, pour lequel il s’agira surtout de remplir les dix autres livraisons prévues. C’est alors « un peu à la diable2 » que se poursuit et se clôt le projet commercial, non seulement selon ses détracteurs postérieurs comme Barbey d’Aurevilly3, mais aussi selon ceux qui, comme Verlaine et Banville, ont pris une part active dans l’anthologie.

8C’est le même Théodore de Banville qui souligne cependant l’importance fédératrice du Parnasse contemporain : il constitue une occasion de mettre en lumière des jeunes poètes déjà connus, de faire découvrir de nouveaux talents et d’assister au développement d’« une école de poésie à la fois savante, artiste, inspirée, préoccupée de réalité et d’idéal4 ». En effet, les livraisons permettent aux jeunes Coppée, Verlaine, Valade, Mallarmé, Cazalis, Mérat de se faire connaître et, qui plus est, à côté de figures comme Mendès, Dierx, Prudhomme ou Heredia. Ces derniers peuvent, à leur tour, consolider leur réputation sous le patronat du suprême « tétrarchat5 » du Parnasse constitué par Baudelaire, Banville, Gautier et Leconte de Lisle.

9Si la présence d’un romantique déjà établi comme Émile Deschamps se veut un gage de non hostilité à l’égard du romantisme (notice de Denis Saint-Amand suivant la 13e livraison, p. 513-515), l’absence d’Hugo demeure tout de même une déclaration d’intention explicite, confirmée ensuite par les premières livraisons. La toute première est dédiée à Gautier, Banville et Heredia, la seconde est consacrée uniquement à Leconte de Lisle, et, après une troisième livraison accueillant les jeunes Ménard, Coppée et Vacquerie, trois autres sont consacrées respectivement à Mendès, à Baudelaire et à Dierx. Ces six premières livraisons, suivies par une septième, dédiée à Prudhomme et à Lemoyne, et par une huitième, consacrée à Ricard, dessinent déjà très clairement la direction esthétique et poétique du projet. À côté de Banville, Gautier a une place d’honneur en ouverture du Parnasse contemporain en tant que figure tutélaire de l’art pour l’art : ce n’est pas seulement pour attirer son lectorat, mais également pour réunir trois générations de poètes (notice de Myriam Robic suivant la 1ère livraison, p. 63-75). Ce qui est confirmé également par la troisième livraison, qui, un peu à l’écart quant au statut des poètes publiés, met en lumière certaines thématiques du mouvement – comme le croisement de l’héritage antique avec l’héritage romantique, ou encore le goût des contraintes formelles – et contribue à cristalliser les relations interpersonnelles et intellectuelles entre les poètes de ce nouveau mouvement (notice d’Elsa Courant suivant la 3e livraison, p. 131-137).

10En effet, s’il est vrai que la composition des livraisons suivantes est plus éclectique, la vision d’ensemble qu’offre une telle entreprise éditoriale n’en demeure pas moins précieuse pour saisir les influences et inspirations de ces trois générations poétiques et la sensibilité esthétique qu’elles dessinent. La neuvième livraison comprend des poèmes d’Antoni Deschamps et de Verlaine, suivis par ceux d’Houssaye et de Valade, alors que Mallarmé et Cazalis apparaissent dans la onzième. Ensuite, Boyer et Des Essarts seront suivi d’une anthologie comprenant Émile Deschamps, Mérat et un très jeune Winter. De la quatorzième à la dix-septième livraison, il s’agit surtout d’œuvres de poetae minores (notice d’Arnaud Bernadet suivant la 18e livraison, p. 683) : Renaud, Lefébure et Lepelletier sont suivis de Châtillon, Forni et Coran, puis de Villemin, Luzarche et Piédagnel, et enfin de Villiers de l’Isle-Adam, Fertiault, Tesson et Martin. En revanche, la dernière livraison, du 30 juin 1866, constitue une sorte de concentré du Parnasse, publiant un poème de chacun des maîtres de l’art pour l’art.

11Cette édition critique permet au lecteur contemporain de percevoir ce projet à la fois dans la perspective hebdomadaire originale, et dans son ensemble. L’on est en mesure de tracer des liens entre les poètes selon des tendances thématiques et stylistiques communes, mais aussi de lire les poèmes à la lumière du projet global, de la carrière de l’auteur et de ses relations, en tant qu’homme et en tant que poète, avec ses confrères. Cette profondeur de compréhension et d’interprétation procède de l’opportunité de lire les livraisons l’une après l’autre comme un lecteur de 1866, mais également du recul critique et historique que permet notre regard actuel, aiguisé par les notices scientifiques.

Une perception renouvelée, un renouvellement critique

12Si cette première édition critique permet au lecteur du xxie siècle de percevoir la dimension sérielle des livraisons successives, elle aiguise aussi son regard postérieur et surplombant. En effet, l’on ne peut s’empêcher de percevoir cette entreprise poétique et éditoriale à la lumière de l’histoire littéraire et culturelle du xixe siècle, et de lire les poèmes réunis au prisme de la réception de leur auteur par la postérité. C’est bien cette double perspective qui contribue à la richesse du volume, entrecroisant la réception contemporaine et la critique historique.

13La perception globale et contextualisée de ces dix-huit livraisons permet d’identifier des points communs entre ces poètes parfois disparates : les thématiques antique, exotique et mélancolique sont très répandues, dans des poèmes pour la plupart courts et descriptifs ; le sonnet irrégulier est quasiment omniprésent et le registre s’apparente souvent au lyrisme impersonnel de Baudelaire ; du point de vue formel, le style recherché et soutenu n’empêche pas la recherche de nouvelles sonorités dans les termes étrangers ou dans les technicismes. En même temps, notre regard historicisant peut également resituer dans l’esthétique de l’époque les aspects, les poèmes et les auteurs qui demeureront signifiants et emblématiques de cette entreprise et qui remodèleront l’histoire de la poésie.

14Surtout, les trente-sept poètes publiés, qu’ils soient parmi les grands maîtres aujourd’hui canonisés ou parmi ceux que l’histoire littéraire a oubliés, peuvent être lus à l’intérieur de la démarche collective du Parnasse contemporain, leurs poèmes interprétés à la lumière des autres, et leur œuvre recontextualisée grâce au prisme de leur statut dans cet ensemble esthétique, social, poétique. Bien entendu, cette lecture à la fois sérielle et globale, contemporaine et historicisée, est rendue possible par la richesse et la précision des notices, qui contextualisent chaque poète par rapport aux autres et à la démarche éditoriale globale, les poèmes par rapport à l’œuvre et à la carrière de leur auteur, et l’esthétique par rapport à la contemporanéité et à ce projet collectif.

15Ces analyses par livraison constituent de véritables perceptions renouvelées de l’entreprise du Parnasse contemporain et de la poésie française des années 1860. Après l’introduction par Yann Mortelette, les livraisons sont suivies de notices rédigées, pour la plupart, par des chercheurs en activité depuis moins de quinze ans : Myriam Robic, Thomas C. Connolly, Elsa Courant, Stéphane Ischi, Ève Morisi, Camille Islert, Hugues Marchal, Yohann Ringuedé, Solenn Dupas, Aurélie Foglia, Catherine Witt, Adrien Cavallaro, Denis Saint-Amand, Laura Roux, David Evans, Richard Hibbitt, Nicolas Valazza et Arnaud Bernadet. Dix-huit livraisons réunies et étudiées par dix-huit spécialistes de la poésie du xixe siècle, dont les voix nous parviennent non seulement de l’Hexagone, mais aussi d’outremer, de Belgique, de Suisse, du Royaume-Uni, des États-Unis et du Canada.

16Si le projet de Mendès, Ricard et Lemerre, malgré les mésaventures éditoriales et l’impression de disparate, « fait date » et « marque une discontinuité dans l’histoire de la littérature et de la poésie françaises » (notice d’Arnaud Bernadet, p. 683), l’édition de Henri Scepi et de Seth Whidden permet de lire différemment les grands poètes canoniques du xixe siècle, de mieux connaître et contextualiser les poetae minores, et de saisir le mouvement du Parnasse dès son origine et dans toute sa polyphonie.