
Plasticités de l’écopoétique : régler ses contes au monde
1Dans son ouvrage aux airs de manuel d’écopoétique, Christine Marcandier nous offre une carte des diverses sentes à arpenter dans cette « (in)discipline » (p. 5) encore jeune. Le livre part sur la piste d’une définition de l’écopoétique — définition nécessairement temporaire, en constante reformulation, à la fois du fait qu’il s’agit d’une discipline très récente aux croisements de nombreuses disciplines, mais aussi dans la mesure où l’écopoétique est elle-même attentive aux métamorphoses, aux reconfigurations, ainsi qu’aux dimensions protéennes parallèles du vivant et de la littérature. À cet égard, l’autrice s’inspire de Derrida ainsi que d’Anne Simon pour figurer l’écopoétique comme plasticité :
C’est là sa difficulté comme sa richesse : sa plasticité permet de s’approprier ses méthodes et de les modeler (c’est le sens étymologique du terme plassein, façonner, modeler puis imaginer et créer), avant qu’il ne renvoie à un polymère saturé d’additifs et colorants, à cette matière dont les microbilles colonisent terres, eaux et corps. (p. 74)
2Cette plasticité faite méthode est le sens de la démarche de l’autrice. La forme même de l’ouvrage, lequel est composé de huit chapitres, d’une introduction et d’un propos conclusif, consiste en une navigation entre références théoriques et littéraires, faisant également la part belle aux pratiques écopoétiques. Il s’agit proprement de mettre en œuvre ce que les textes font et défont : déployer des imaginaires, mobiliser des affects, avancer des idées, proposer d’autres narratifs. Empruntant à de nombreux champs disciplinaires, à de nombreux auteurs et autrices, Christine Marcandier nous propose un parcours balisé de l’écopoétique, qui n’hésite pas parfois à se laisser volontairement dériver.
Au carrefour des dénominations
3Tout le livre se fonde sur l’idée que l’écopoétique « n’est pas seulement une manière de lier littérature et écologie » (p. 6), mais une façon de faire de la littérature, revenant par là sur le poïein spécifique de l’écopoétique. Plus précisément, cette dernière est « une méthode critique qui porte un discours à la fois formel et éthique et se situe dans un espace de convergence entre arts et sciences » (p. 73), susceptible par exemple de « réactive[r] et met[tre] en mouvement des mots en retrouvant leurs étymons » (p. 188). Il s’agit ainsi d’une entreprise de décentrement diversifiée, pluridisciplinaire, transversale, laquelle à cet égard ne peut pas per definitionem être considérée comme neutre. Elle part du principe que tout texte écopoétique, et toute lecture procédant de cette même démarche, est nécessairement une perspective située sur un ensemble de relations avec le vivant et l’environnement, où les récits sont envisagés comme des « terrain[s] d’action » (p. 170). L’écopoétique implique ainsi de poser un « regard autre » (p. 73), nourri de militantisme et d’engagement éthique, sur la littérature, sur son effectivité poïétique et imaginaire.
4Écopoétique, écocritique, zoopoétique, écoféminisme — autant de substantifs aux frontières poreuses. Et c’est sans compter l’ensemble des dénominations anglosaxonnes des environmental studies, animal studies, green studies, etc. L’ambition de Christine Marcandier consiste ainsi à proposer un historique (chapitre 2) ainsi qu’un « état des lieux, provisoire » (p. 189, derniers mots) de ces disciplines.
5Le premier et le deuxième chapitre portent à cet égard la trace du questionnement quant à la différence entre écopoétique et écocritique (à savoir l’ecocriticism anglosaxon). Une ligne de partage proposée consiste à considérer que « le terme écopoétique renvoie à un poïein, à la mise en œuvre de procédés narratologiques (écrire, créer), tandis que l’écocritique concerne la réception des textes et leur analyse (lire, commenter) » (p. 31). Cette démarcation par l’étymologie est loin d’être absolue, comme l’indique l’autrice, dans la mesure où les pratiques écopoétiques et écocritiques dépassent la plupart du temps ce dualisme. Bien plus, « peu à peu, l’écocritique anglosaxonne rejoint ce qui fera la spécificité de l’écopoétique : une manière d’écrire comme de commenter des textes qui répondent étroitement à un contexte d’effondrement des écosystèmes » (p. 45). En réalité, la distinction entre écopoétique et écocritique, si elle se révèle féconde pour penser les développements différenciés de ces disciplines en France et ailleurs, semble progressivement de moins en moins pertinente.
6En outre, l’écopoétique partage avec l’écoféminisme non seulement une « autre pratique de la pensée et du récit » (p. 84), mais aussi une idée : celle du décentrement, du décalage par rapport à la fausse neutralité du masculin dominant. Tous deux s’appuient enfin sur un socle pratique et militant souvent convergent : l’intersectionnalité, « combat à fronts multiples » (p. 85) qui prend dans l’ouvrage le visage de Françoise d’Eaubonne, afin de dénoncer et lutter contre des modalités croisées d’exploitation et de domination (l’humain sur le naturel, l’homme sur la femme, le blanc sur le racisé, etc.). Françoise d’Eaubonne cristallise d’autant plus la convergence entre écopoétique et écoféminisme dans l’intersectionnalité qu’elle est elle-même une théoricienne « de terrain » (p. 87), allant jusqu’à s’attaquer au chantier de la construction de la centrale de Fessenheim en mai 1975. L’écopoétique se révèle alors devoir véritablement prendre en compte l’écoféminisme, tant dans son corpus théorique que dans ses pratiques plurielles — car, de fait, il serait plus précis de parler au pluriel des écoféminismes.
7Enfin, le chapitre 6, « Cartographies », fait résonner l’écopoétique avec la « géographie critique » (p. 126) des années 1990, le spatial turn des SHS — perspectives qui émergent en même temps que l’ecocriticism anglosaxon. « Toute carte est fabrique de monde » (p. 127), nous rappelle très justement l’autrice, et c’est pourquoi l’écopoétique doit se doter de cartographies plurielles, voire de « factographies » (p. 172), pour s’interroger, agir sur le réel, et tenter, comme l’écrit Andreas Malm, de « rendre compte de ces temps d’intensification du chaos climatique » (cité p. 173), tout en « recartographi[ant] l’histoire littéraire » (p. 17), l’un allant de concert avec l’autre.
Régler ses contes à la littérature
8Une des forces de l’ouvrage de Christine Marcandier est de mettre en avant que l’écopoétique ne s’intéresse pas qu’aux récits des catastrophes. Ces derniers, souvent « fictions hors sol » (p. 67), tendent à masquer la spécificité de la pratique écopoétique : étudier la « poétique d’enchevêtrement » (p. 68), la cartographie des relations vivantes, le déploiement d’une « écriture située » (p. 69). Il s’agit de comprendre l’oikos de l’écopoétique comme la prise en considération d’un contextus — ce qui en latin renvoie à un assemblage de nodosités, de trames, de chaînes —, comme la mise en valeur par la littérature de la contexture du vivant ainsi que de nos manières d’habiter narrativement le monde. Si le chapitre 7 s’intéresse aux récits de fin du monde, ces derniers sont loin de constituer l’ensemble du corpus écopoétique. C’est justement l’un des intérêts de ce livre que de les traiter secondairement, mettant en valeur d’autres modalités narratives écopoétiques.
9On notera à cet égard la prise en compte (en contes) des affects dans l’analyse de l’autrice. C’est notamment la notion d’« écologie de l’imaginaire » (p. 66), empruntée à Jean-Christophe Cavallin1, qui cristallise cette démarche. En effet, dans la mesure où l’écopoétique se donne comme but et démarche de « provoquer le trouble par une rébellion, régler nos contes et inventer d’autres récits » (p. 12, l’autrice souligne), l’imaginaire revêt alors une dimension décisive. Il s’agit pour l’autrice de montrer comment affects et imaginaire sont des enjeux cruciaux pour faire face à la crise écologique et de quelles façons ils sont intrinsèquement liés à la création ainsi qu’à la réception des œuvres littéraires.
10En réalité, cette prise en compte de l’expérience littéraire renvoie à une double dimension, comme nous l’indique l’autrice avec Stephanie Posthumus — laquelle inspire nombre des réflexions présentes dans l’ouvrage — : « c’est non seulement la “voie/voix” de la littérature qui se module, mais aussi notre perception de “lecteur”, notre réception qui (doit) évolue(r) » (p. 97). En effet, « l’écopoétique s’offre tout à la fois comme une approche de ce qui s’écrit aujourd’hui et comme une (re)lecture des grands textes et mouvements littéraires passés » (p. 9). Régler ses contes au monde, cela signifie non seulement ajuster les modalités narratives à la sixième extinction massive du vivant, au réchauffement climatique, avec ses points de bascule et de rétroaction, à la pollution, à l’éradication des écosystèmes, c’est-à-dire à tous les enjeux éthiques, socio-politiques, économiques et géopolitiques de ce phénomène multiforme que l’on appelle crise écologique, et d’en tirer toutes les conséquences ; mais cela renvoie également à une autre manière de recevoir les textes littéraires, de les lire, de les laisser altérer nos modes de perception, nos imaginaires, nos styles de vie. Autrement dit, « l’écopoétique n’est pas seulement la reconnaissance de sujets ou thèmes liés à la nature mais la mesure d’une situation sur une planète soumise aux fins et des récits qui la manifestent » (p. 105).
11Dans le chapitre 5, l’autrice propose ainsi la forme de la « fable » comme modalité narrative intéressante pour régler les contes : elle permet d’« expliciter le réel par ce qui semble une fiction et se voit doté d’une valeur d’exemplum mais sans la dimension stérilisante d’une démonstration fermée sur elle-même » (p. 98). La notion de « fiction » est ici décisive, car — véritable pharmakon en cette ère que l’on qualifie souvent de post-vérité — elle peut vite se transformer en mensonge aux populations, en « storytelling » politique (p. 109) lorsqu’elle est employée par des grands groupes industriels pour réécrire l’histoire de leur influence sur les émissions mondiales de gaz à effet de serre, ou autres greenwashing. Les fables, les contes, mais aussi les contre-récits journalistiques, ou enquêtes établies par des médias indépendants, apparaissent alors comme autant de « contre-offensive[s] critique[s] » (p. 110), notion reprise à Derrida. Cela nous fait percevoir combien l’écopoétique a une portée critique et intègre dans son corpus les récits habituellement réservés au journalisme, ce qui n’est cependant pas sans poser des questions institutionnelles : si l’écopoétique est assurément une discipline qui déborde très largement les cadres universitaires, l’enjeu de son intégration au milieu de la recherche se pose également par l’unité de son corpus ainsi que par les cadres au sein desquels elle peut s’exercer.
Questions d’angle
12L’ouvrage se révèle très fécond, et apparaît comme une synthèse fort utile, une mine fertile de ressources — où chaque ressource n’a de cesse d’offrir des pistes nouvelles, des échos, des branchages écopoétiques pouvant être entés sur d’autres — pour toutes les chercheuses et tous les chercheurs intéressés par ces questions. On regrettera néanmoins l’angle choisi, presque exclusivement franco-étatsunien, qui laisse de côté toutes les autres aires culturelles et linguistiques, à la fois du côté des pratiques écopoétiques que de la critique et de la recherche — lesquelles, ainsi que le montre de façon convaincante l’autrice, vont souvent de pair —, comme en témoigne la bibliographie.
13De plus, les questions génériques et formelles sont peut-être expédiées un peu trop rapidement. En effet, si la mise en avant de « l’écologie de la narration » (chapitre 3) dépasse assurément le seul genre du roman, en intégrant des proses poétiques ainsi que des auteurs et autrices travaillant à des seuils et carrefours génériques, mais aussi des récits non-fictionnels tels que le journalisme ou d’autres types de prose, voire l’écriture de l’histoire contrefactuelle et uchronique (p. 164), cependant la poésie2, bien qu’investie écopoétiquement de manière théorique et militante, semble laissée en-dehors de la théorisation. Cela est d’autant plus étonnant que l’autrice met en valeur la nécessité écopoétique et écoféministe de « néologiser » (p. 93, l’autrice souligne), et qu’elle s’interroge à certains endroits sur des aspects formels, par exemple pour illustrer les enjeux de la zoopoétique d’Anne Simon (p. 58) ou bien en méditant sur l’esthétique du fragment (p. 179) à propos d’un livre de Guillaume Poix3, mais ces réflexions poétiques restent toujours en marge de l’ouvrage, faute d’être explicitement thématisées et suffisamment mises en avant.
14Mais allons plus loin encore : l’écopoétique, si elle se révèle assurément être une écologie des récits, une autre narratologie magnifiquement mise en valeur par l’autrice, elle est aussi une attention aux formes — formes du vivant, formes littéraires, façons de vivre, façons d’écrire et de lire. L’autrice le suggère incidemment avec Stephanie Posthumus en notant que cette attention à la forme constituerait une « spécificité de l’approche écocritique française » (p. 28), sans pourtant en tirer les conséquences nécessaires du fait d’une trop grande focalisation sur les modalités narratives et fictionnelles. En effet, la narratologie est une manière, certes essentielle, de penser la crise écologique ainsi que d’agir sur elle, mais elle est loin d’être la seule : on doit également la considérer stylistiquement, comme le fait par exemple Marielle Macé dans Styles4 ou bien dans Une pluie d’oiseaux5, mais aussi comme forme poétique telle que la pratiquent et la théorisent des poètes contemporains dans des revues (par exemple à travers l’extraordinaire poème écrit à quarante mains « Le peuple du Rhône »6 pour la revue Catastrophes) ou bien Jean-Christophe Bailly (Le Versant animal7 ou Le Parti pris des animaux8), autant de noms, parmi une foule d’autres, absents de la bibliographie, et dont l’oubli témoigne d’une perspective qui donne une prédominance, selon nous discutable, à la narration sur la forme, et donc aux récits sur la poésie, là où il conviendrait plutôt de les étudier conjointement. Si l’écopoétique est effectivement une « pensée en mouvement » (p. 49), elle est métamorphose stylistique et formelle, circulation de récits, recyclage lexical.
15Définir le poïein de l’écopoétique en tant que création de « procédés narratologiques » (p. 31) nous semble incomplet. Poïein en grec ancien renvoie plutôt à une composition (de poèmes), une configuration (de matière), une versification (d’un récit), et rabattre l’écopoétique sur une éconarratologie nous semble à cet égard tout à fait réducteur, de même que négliger les « écopoèthes » majeurs d’expression française tels que Jean-Claude Pinson, Michel Deguy, Stéphane Bouquet, qui « tous insistent de fait sur la tâche du poète, sur la mission du poème, sur la dimension incitative du poïein invitant à tracer de nouvelles formes de vie9 ». Cet oubli — mise à l’écart ? impensé ? — de la poésie par la théorisation écopoétique est d’autant plus regrettable qu’il est déjà un constat, relativement ancien dans la jeune histoire de cette discipline, dressé il y a dix ans par Jean-Claude Pinson10 ainsi que par Michel Collot11 en 2019.
16On s’étonnera enfin d’une erreur spectaculaire et réitérée de traduction, ou de transcription, qui se révèle pourtant très féconde — peut-être s’agit-il de la part de l’autrice d’un de ces calques « à la vitre » dont parle Chateaubriand à propos de sa traduction du Paradise Lost de Milton (cité p. 125) ? De fait, tout le livre, dès lors qu’il s’emploie à citer divers textes écrits en anglais, substitue systématiquement « word » à « world »12 : confusion entre deux paronymes ou écho déformé faisant signe vers Umberto Eco qui indique que la traduction doit se faire non tant mot à mot que « monde à monde » (cité par l’autrice p. 140) ? Quoi qu’il en soit, l’autrice nous rappelle ainsi indirectement l’importance de la traduction dans l’écopoétique, à la fois pour faire connaître des textes, faire circuler des imaginaires, mais aussi des méthodes et façons de faire.