Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Lénaïg Cariou

Une histoire des avant-gardes en poésie

A history of poetry avant-gardes
Michel Murat, Les Javelots de l’avant-garde. Poésie en France 1960-1980, Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2024, 424 p., EAN 9782714313225.

1« Ce fut une grande époque pour la poésie » (p. 395) conclut Michel Murat à la fin de son étude Les Javelots de l’avant-garde. Poésie en France 1960-1980. Et pourtant, si peu d’études jusqu’à celle-ci en font le récit — alors même qu’un demi-siècle s’est écoulé : il y a la belle l’anthologie d’Yves di Manno et Isabelle Garron parue aux éditions Flammarion en 2017, Un nouveau monde. Poésie en France 1960-2010, qui la traverse, des études centrées sur la réception contemporaine de tel ou tel poète antérieur — comme la thèse de Julia Pont sur les « postérités de Reverdy »1, ou les travaux de référence de Thierry Roger sur la réception du « Coup de dés »2 —, et bien sûr de nombreuses études monographiques. Mais les études qui tentent d’embrasser la période pour elle-même restent rares, ou datées.

2De fait, le dernier livre de Michel Murat prend la suite d’une histoire de la poésie de l’après-guerre qu’il avait amorcée dans le volume La Poésie de l’Après-guerre, 1945-19603, paru deux ans plus tôt. Tout en dessinant les lignes de continuités entre les deux périodes, il cherche néanmoins à mettre en lumière leurs singularités et leurs différences. Ainsi, autant la période d’après-guerre était décrite comme un « moment anxieux, instable et perturbé4 », autant les décennies qui suivent, sur lesquelles se concentre ce second volume, semblent un sursaut dans l’histoire de la poésie, et tout particulièrement, un moment de renouvellement formel. La poésie des années 1945-1960 semblait « fortement “en situation”5 », marquée par l’ombre directe de la Seconde Guerre mondiale et des fractures nationales qu’elle avait impliquées ; la poésie des années 1960-1980 semble quant à elle délivrée — en partie du moins — de l’injonction à l’engagement, et davantage ouverte à l’expérimentation.

3Si la date initiale de 1945 allait de soi dans le volume précédent, le découpage chronologique 1960-1980 appelle à être historiquement justifié : la fin des années 1950 correspond ainsi à la foi aux débuts de la Cinquième République et de la présidence de De Gaulle — héros de la Résistance —, sur fond de révolution algérienne et de décolonisation ; sur le plan littéraire, 1960 correspond au Nobel de Saint-John Perse (auteur auquel Michel Murat consacre un développement dans le livre précédent), à la création de l’Oulipo et à la naissance de la revue Tel Quel. 1980 est plus approximative : si les grandes revues d’avant-garde, Tel quel et Change, notamment, disparaissent au début des années 80, c’est une borne plus arbitraire ; Michel Murat s’autorise d’ailleurs à la dépasser quand il traite de l’œuvre d’Emmanuel Hocquard — celle qui, le plus, selon lui, constitue un pont entre cette période et le dernier quart du siècle. L’épilogue ouvre quant à lui sur la période suivante, à savoir le contemporain.

Un essai critique : choix de corpus & omissions

4Notons par ailleurs que les années 1960-1980, comme le souligne Michel Murat, correspondent à ses années de formation, littéraires et intellectuelles. Un tel commentaire, très appréciable, permet aussi d’ancrer l’histoire proposée dans un sous-texte biographique, qui ressurgit çà et là. De fait, le positionnement générique de ces deux volumes est à questionner : il navigue entre, on l’a dit, histoire littéraire, essai critique sur la littérature de ce temps, et approches sociologiques ponctuelles. Michel Murat ne se contente pas de restituer le contexte littéraire des années 1960-1980 : il trie, sélectionne, commente les œuvres et le fonctionnement du champ. « Je n’ai pas cherché à dresser un panorama, préférant choisir quelques objets et les mettre en lumière » (p. 17), commente-t-il. En résultent des choix de corpus, qui pourront passer pour des omissions — au premier rang desquelles, l’absence de la poésie sonore et de la poésie-action. Il « aurait fallu lui consacrer un livre à part entière », remarque-t-il, avant de renvoyer aux études existantes6. Cette absence est également justifiée par sa position « presque autonome, parallèle à la poésie écrite, en marge du genre et des débats qui l’animent » (p. 18).

5 Parallèlement, il met de côté ce qu’il nomme les « machines à écrire » (p. 12) — catégorie qui regroupe les procédés de composition mécaniques des avant-gardes (écriture automatique, collage, cut-up) et les écritures à contrainte de l’Oulipo. Raymond Queneau et François Le Lionnais, pourtant se font connaître à partir des années 1970, avec la publication de La Littérature potentielle en 1970 et le succès de Le Vie mode d’emploi de Perec en 1978. Roubaud est, avec Perec, « le principal représentant » de ce groupe ; Michel Murat fait cependant le choix de n’analyser dans ce livre que le versant non-oulipien de l’œuvre de Roubaud, et de ne pas traiter du groupe en tant que tel.

6D’un même geste, il écarte les « maîtres à penser » (p. 12), et autres représentants de la French theory, car, selon lui, « l’histoire de la poésie n’interfère que peu avec celle de la théorie » (p. 11). Blanchot, Foucault, Barthes, Deleuze ou Derrida sont ainsi mentionnés en passant, sans donner lieu à un développement à part entière ; Murat s’explique : « Pour la poésie dont ils sont contemporains, les grands noms de la french theory forment une toile de fond — mais en trompe-l’œil » (p. 12). On pourrait arguer au contraire en faveur de l’importance de la théorie de l’époque sur ce qui s’écrit alors en poésie ; l’importance de Blanchot pour la « modernité négative », les reformulations de Deleuze et Barthes chez Hocquard, par exemple. Mais il faut comprendre, je crois, que s’« il ne sera pas question ici de théorie mais de poésie » (p. 7), peut-être est-ce avant tout un parti pris personnel, une volonté de traverser l’histoire de cette époque en la débarrassant du prisme théorique qui a, parfois, c’est vrai, pu l’alourdir. Notons enfin des oubliés plus ponctuels, dont Murat commente là-aussi l’omission : Marcelin Pleynet, Jacques Dupin, Franck Venaille, Jean Tortel, Bernard Noël et Georges Perros. Certaines sont justifiées par des partis pris chronologiques ou structurels, d’autres par des affinités personnelles.

« Nous ne sortons pas de la poésie »

7Les Javelots de l’avant-garde est structuré en trois parties : la première, « La seconde crise de vers », expression de Jacques Roubaud, est une « double monographie » sur Denis Roche et Jacques Roubaud, dont le second commente l’œuvre du premier, et qui partagent un intérêt commun pour la photographie ; tous deux travaillent, selon Michel Murat, « par des visées contraires », à une « destruction et réinvention du vers » (p. 15). La deuxième, « Contrefeux », s’articule autour des Cahiers du chemin (Michel Deguy, Jude Stefan et Jacques Réda) et de L’Éphémère, qui fut pour le critique, « la plus belle revue de cette période » (p. 15-16) (Louis-René des Forêts, André du Bouchet, dialogue avec Giacometti et Celan). La troisième, enfin, a pour titre « L’ablatif absolu », titre emprunté à un recueil de Michel Couturier, que Murat préfère pour l’occasion à l’expression d’Hocquard « modernité négative » ; elle traite du « littéralisme en poésie » (p. 16), et va des « maîtres effacés » (Roger Giroux et Michel Couturier) aux développements de la lecture publique, en passant par « quatre sibylles » (Anne-Marie Albiach, Danielle Collobert, Agnès Rouzier et Sophie Podolski).

8Renonçant à retracer l’histoire de la poésie hors du livre, Michel Murat fait néanmoins une place de choix, en fin de troisième partie, à la question de la lecture publique, promue par plusieurs des poètes du groupe Orange Export (Roubaud, Royet-Journoud et Hocquard, notamment). Il faut dire que Michel Murat l’a largement étudiée dans le cadre du projet des « Archives sonores de la poésie », qui a notamment pris la forme d’une très riche base de données en ligne7, ainsi que de plusieurs colloques et publications : Dire la poésie ?, sous la direction de Jean-François Puff en 20158, et Archives sonores de la poésie en 2020, sous la direction d’Abigail Lang, Michel Murat et Céline Pardo9. Pourtant, c’est bel et bien une « histoire du vers » (p. 10) et de la mise en page du texte sur la page qu’il retrace ici — en témoignent les nombreux extraits de textes cités, parfois sous la forme d’une page entière reproduite quasiment à l’échelle, et qui font souvent l’objet d’une analyse de détail ; la première partie, dont le titre est emprunté à La Vieillesse d’Alexandre de Jacques Roubaud, sous-titré Essai sur quelques états du vers français récent, en est la preuve10.

9On peut, il est vrai, questionner le bien-fondé d’une histoire du vers à l’époque où le terme poésie fait l’objet d’une « haine » récurrente de la part des poètes, où celui de poème est remplacé par le mot texte, et où la Littérature en général, pour reprendre les mots de Denis Roche, n’a jamais semblé aussi « inadmissible ». Certains argueront qu’on ne peut prétendre raconter l’histoire de la poésie des années 1960-1980 en s’en tenant à la poésie écrite, puisqu’une des caractéristiques de la poésie de ces années-là est justement la manière dont elle s’émancipe en partie de la forme livresque. Disons alors que c’est un parti pris, dont Michel Murat se justifie : « Je n’ignore pas que la poésie peut être tout autre chose. Mais elle est aussi cela qui s’est appelé poésie et qu’on a salué comme poésie » (p. 19). C’est une des histoires possibles — peut-être celle avec laquelle, aussi, en tant qu’essayiste, il partage le plus d’affinités (il ne cache pas la dimension subjective de ses choix). C’est aussi — surtout ? —, je crois, une réponse à Jean-Marie Gleize, et à la « sortie de la poésie »11 : ce que veut clairement montrer Michel Murat, c’est en effet qu’il a existé une avant-garde poétique qui ne s’est pas départie de l’écrit et de la forme livre — l’aventure Orange Export en fournit un cas exemplaire.

L’internationalisation du champ poétique

10 De même qu’un des apports majeurs du volume sur la poésie de 1945-1960 était la place consacrée aux « Orphées noirs » (Senghor, Césaire et Rabearivelo) qui montrait leur importance dans le champ poétique d’après-guerre en pleine reconfiguration, l’apport majeur des Javelots de l’avant-garde est sa mise en lumière des influences étrangères sur la poésie française d’alors : « À la différence de la précédente [1945-1960], la poésie de cette période est peu préoccupée de se définir comme poésie française. […] l’esprit des avant-gardes, même quand il n’est pas dominé par le marxisme, est internationaliste. » (p. 13) Pour les échanges de la poésie française avec la poésie étatsunienne, Michel Murat renvoie à l’ouvrage d’Abigail Lang, La Conversation transatlantique12, tout en notant que « la plupart des poètes dont [il] parle [y] ont contribué » (p. 13) ; de fait, ce sont les poètes de la « modernité négative » au sens large, Roubaud, Hocquard, Royet-Journoud, Albiach, entre autres, qui par leurs traductions, anthologies, et par leurs amitiés, contribuent à l’importante réception française de la poésie outre-Atlantique d’alors.

11 Mais Michel Murat ouvre ici « deux autres fenêtres vers l’extérieur » (p. 14) particulièrement intéressantes ; celle de la réception française de l’œuvre de Paul Celan, d’abord :

Celan est le plus grand poète de langue allemande du second xxe siècle, celui dont la poésie répond à la barbarie du temps. Son œuvre met en jeu notre rapport à la culture allemande et avec l’héritage du romantisme, que le nazisme a compromis, de même que la langue allemande est devenue celle des bourreaux. Celan a vécu et travaillé à Paris, traduit des poètes français ; son dialogue avec Adorno et sa rencontre avec Heidegger se répercutent sur nous […]. (p. 14)

12L’influence de Celan, en effet, se fait sentir au-delà de la revue qui accueillit ses traductions, L’Éphémère, et dont il rejoint le comité de rédaction grâce à André du Bouchet. Michel Murat lui consacre un développement à la fin de la deuxième partie.

13L’autre « fenêtre vers l’extérieur » est ce que Michel Murat nomme « le nouveau japonisme », évoqué principalement à propos de l’influence de la poésie japonaise classique sur l’œuvre de Jacques Roubaud, mais dont on pourrait étudier plus largement l’influence sur le champ littéraire d’alors13. En résultent d’éclairantes analyses de l’œuvre de Roubaud, principalement abordée sous un angle formel.

Poètes et poétesses : place des femmes dans l’histoire poétique

14 Les apports des études de genre en littérature ont montré combien les écrivaines étaient les grandes oubliées de l’histoire littéraire14 ; le colloque « Poet.e.s.s.e.s : qu’est-ce qu’une femme poète ? Histoire, création, politique »15 en 2021 a quant à lui démontré combien le champ poétique — a fortiori français — et la critique qui l’accompagne avaient été, pendant longtemps, particulièrement hostiles aux poétesses. L’un des intérêts de l’ouvrage de Michel Murat est de consacrer un développement à quatre femmes poètes qui connurent une reconnaissance inégale. Si Anne-Marie Albiach, à qui deux poètes contemporains, Jean Daive et Jean-Marie Gleize, consacrèrent des études, et Danielle Collobert dont les œuvres complètes sont parues aux éditions P.O.L, bénéficiaient déjà d’une reconnaissance certaine — moindre dans le cas de Collobert —, Michel Murat s’intéresse également à deux poètes en partie oubliées aujourd’hui : Agnès Rouzier (Non, rien 1974, Lettres à un écrivain mort, 1981, Le fait même d’écrire, 1985) et Sophie Podolski (Le Pays où tout est permis, 1972). La première fut proche de la revue Change, qui publia ses textes, et la seconde fut brièvement introduite au monde littéraire par Philippe Sollers.

15 En regroupant ces quatre poétesses dans une seule et même section, Michel Murat suggère qu’elles étaient toutes — à l’exception d’Anne-Marie Albiach, ce qui, je crois, est discutable16 — « patronnées par des hommes », et y voit là la condition à laquelle « une femme poète pouvait être éligible comme figure de l’avant-garde » (p. 314). Si l’argument est sociologique, on peut en réalité regretter un tel regroupement, qui ne rappelle que trop les sections consacrées à la « poésie féminine » dans les anthologies successives du xixe et du xxe siècle, et dont la critique féministe a dénoncé la tendance à la ghettoïsation17. Si le rapprochement d’Albiach et Collobert va de soi, dans la mesure où elles ont toutes les deux publié des textes aux éditions Orange Export Ltd., l’inclusion de leurs œuvres dans la même section que celles d’Agnès Rouzier et Sophie Podolski ne relève pas de l’évidence. La poétique de Sophie Podolski, si particulière, comme le montre Michel Murat, et notamment l’importance du fac-similé dans son (bref) travail poétique, semble avoir peu de choses en commun avec la poétique d’Albiach, Collobert ou Rouzier. Plus encore, l’insertion de la section qui leur est consacrée dans la troisième partie consacrée à l’« ablatif absolu » pose problème, dans le cas de Sophie Podolski, et même d’Agnès Rouzier — mais peut-être est-il simplement justifié par des questions de structuration de l’ouvrage.

16 Une partie de l’épilogue est également consacrée à la poésie des femmes – celle d’Anne Portugal, de Liliane Giraudon ou de Cécile Mainardi —, dont la présence est, selon Michel Murat, caractéristique de la poésie contemporaine, et a notamment été mise en lumière par leur importance dans la Revue de littérature générale de Pierre Alferi et Olivier Cadiot.

Une histoire des avant-gardes poétiques

17 Emprunté à Baudelaire, le titre du volume renvoie à l’avant-garde « qui s’est conçue à la fois comme une mystique du nouveau et comme une guerre dans laquelle les œuvres servent de projectiles offensifs » (p. 7) ; de fait, pour Michel Murat, « c’est bien l’avant-garde qui donne la couleur du temps » (p. 10). La période est marquée, selon lui, par trois composantes esthétiques des avant-gardes : la « subversion » des formes existantes, « l’invention de formes nouvelles » et la « spéculation » (p. 10). Par son analyse des œuvres, sa mise en perspective de celles-ci dans l’histoire de leur temps, son attention aux mécanismes de restructuration qui régissaient le champ éditorial d’alors, Les Javelots de l’avant-garde comble un manque de l’histoire poétique de la seconde moitié du xxe siècle, et ouvre la porte à des écrits futurs, qui viendront le compléter, ou le prolonger. La place accordée à ce que le critique nomme l’« ablatif absolu » répond par ailleurs au renouveau éditorial et critique dont a fait l’objet la « modernité négative » ces dernières années. En écrivant cette histoire un temps négligée par les études consacrées à la poésie du xxe siècle, Michel Murat réévalue l’importance de cette contre-modernité dans l’histoire poétique du second xxe siècle.