Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Rodolphe Le Penru

La philosophie antique était-elle une quête de savoir ou une manière de vivre ? Une discussion de la conception de Pierre Hadot par Sylvain Roux

Was Ancient Philosophy a Quest for Knowledge or a Way of Life? A Discussion of Pierre Hadot’s Conception by Sylvain Roux
Sylvain Roux, La philosophie antique comme exercice spirituel ? Un
paradigme en question
, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Anagogê », 2024, 176 p, EAN 9782251456034.

Un nécessaire changement de paradigme en histoire de la philosophie antique ?

1Il y a plus d’un demi-siècle, Pierre Hadot commençait d’élaborer une conception originale de la philosophie antique selon laquelle celle-ci ne consiste pas — ou pas seulement — dans une réflexion théorique, mais avant tout dans la pratique d’exercices spirituels visant à transformer l’existence même du sujet. Le modèle de la philosophie comme manière de vivre est peu à peu devenu incontournable pour les historiens de la philosophie antique. Il a aussi largement contribué à populariser cette dernière auprès du grand public, en lui prêtant une dimension pratique contrastant avec le caractère spéculatif que l’on associe plus volontiers à la philosophie aujourd’hui. C’est précisément ce modèle que Sylvain Roux se propose de soumettre à un examen critique dans le présent ouvrage.

2Comme peut le laisser deviner le sous-titre, Sylvain Roux interprète la situation actuelle de l’histoire de la philosophie antique à l’aide de la théorie des révolutions scientifiques proposée par Thomas Kuhn : selon celle-ci, la science connaît des moments de crise lors desquels « le paradigme dominant se trouve mis en difficulté par des problèmes qu’il ne peut et ne sait résoudre » (p. 10), et laisse progressivement la place à un nouveau paradigme. Si le rapprochement est intéressant, dans la mesure où la théorie de Pierre Hadot a effectivement pu jouer un rôle structurant pour la discipline pendant plusieurs décennies, il ne nous semble pas devoir être poursuivi jusqu’à son terme : en histoire de la philosophie, il n’est sans doute pas nécessaire qu’un ancien paradigme laisse place à un nouveau — ce que Sylvain Roux soutient lui-même (p. 17). Comme nous le suggérerons en conclusion, une situation de controverse entre plusieurs théories concurrentes peut même sembler plus propice à l’interprétation des textes.

3Dans l’introduction, l’auteur met en évidence les deux présupposés que recèlerait la conception de Pierre Hadot et qui justifieraient qu’on la discute.

  1. Un présupposé de nature biographique d’abord : c’est poussé par son insatisfaction à l’endroit de la philosophie contemporaine que Pierre Hadot aurait cherché dans l’Antiquité une forme antagoniste d’activité philosophique, qui se serait perdue au fil des siècles (p. 14-15). Il ne nous paraît pas, toutefois, que les raisons biographiques de la constitution d’une théorie suffisent à discréditer cette dernière, même si elles peuvent éventuellement faire naître un soupçon. Sylvain Roux y voit cependant « un cercle interprétatif » qui viendrait nécessairement biaiser la manière dont l’historien se représente le sens de la philosophie : « c’est toujours au nom d’une certaine conception de la philosophie, qui n’est pas toute la philosophie, que l’on questionne son histoire et que l’on prétend retrouver son sens originel et principiel » (p. 15). Cette affirmation, qui révèle un réel problème, nous paraît cependant excessive — car la confrontation avec les textes anciens fournit un chemin pour sortir de ce cercle — et pose une difficulté à la démarche même de l’auteur dans son ouvrage : il se propose en effet d’évaluer les analyses de Pierre Hadot sur la base des conceptions anciennes de la philosophie (p. 16), alors que ces dernières s’exposent d’une certaine manière au même cercle interprétatif. Nous verrons plus loin dans quelle mesure Sylvain Roux surmonte cette difficulté.

  2. Un présupposé de nature méthodologique ensuite : en se posant la question « qu’est-ce que la philosophie antique ? », Pierre Hadot adopte une approche essentialiste qui le conduit à souligner au sein de la philosophie antique les éléments d’unité et de continuité au détriment des différences. Sylvain Roux entend privilégier au contraire « une autre approche, plus descriptive et pluraliste, qui cherche au contraire à manifester la variété des démarches philosophiques présentes dans l’Antiquité » (p. 16).

La philosophie comme manière de vivre selon Pierre Hadot

4Le premier chapitre expose plus en détail la conception de Pierre Hadot. Cette dernière s’est construite autour de la notion d’exercice spirituel, qui désigne un exercice dont le but est « de rendre possible une transformation du sujet qui le pratique » et plus précisément de son rapport au monde (p. 20). Sylvain Roux propose ainsi une typologie des différents exercices identifiés par Pierre Hadot dans la philosophie antique : concentration sur soi, attention aux principes, examen de conscience, regard d’en haut, etc. Il montre ensuite de manière tout à fait intéressante que c’est par « une double extrapolation » de la notion d’exercice spirituel que Pierre Hadot a constitué sa conception de la philosophie comme manière de vivre.

  1. Une première extrapolation qui consiste « à s’élever d’une partie de la philosophie à la philosophie elle-même » (p. 36) : les exercices spirituels ne sont pas seulement un « auxiliaire », mais la destination voire le tout de l’activité philosophique. Toute recherche théorique n’est entreprise que pour sa dimension pratique, soit qu’elle vise à orienter l’action du sujet ou qu’elle permette en elle-même de transformer son âme : « [o]n ne cherche à comprendre le monde que pour y vivre mieux » (p. 33).

  2. Une seconde extrapolation qui consiste « à s’étendre d’un moment de l’histoire de la philosophie ancienne à la totalité de cette histoire » (p. 36) : ainsi la forme prise par la philosophie à l’époque hellénistique et romaine est-elle conçue par Pierre Hadot comme sa forme essentielle dans toute l’Antiquité.

5La discussion qui se déploie dans toute la suite de l’ouvrage consiste pour l’essentiel dans l’examen de cette double extrapolation. Elle s’ordonne selon le même plan chronologique adopté par Pierre Hadot dans son ouvrage Qu’est-ce que la philosophie antique ?1 (du moins ses deux premières parties) : il s’agit de questionner la pertinence de la conception de Pierre Hadot pour chacune des périodes de la philosophie antique, ce qui, étant donné la prétention unitaire de cette conception, revient à en discuter à chaque fois le fondement même.

Socrate est-il l’initiateur de la philosophie ?

6Le deuxième chapitre est ainsi consacré à Socrate et à l’examen de la thèse, défendue par Pierre Hadot, selon laquelle il aurait été l’initiateur de la conception antique de la philosophie, en rompant avec l’orientation purement spéculative de ses prédécesseurs et lui substituant une préoccupation éthique et pratique. Sylvain Roux confronte cette thèse à trois manières de concevoir, dans l’antiquité, le rôle de Socrate.

  1. Celle de Diogène Laërce, qui distingue deux traditions dans l’histoire de la philosophie, et conçoit Socrate non pas comme l’initiateur mais comme le continuateur de l’une de ces deux traditions (p. 62). Ici, le « cercle interprétatif » décrit par l’auteur dans l’introduction nous semble devoir conduire à relativiser le témoignage de Diogène Laërce : ses Vies et doctrines des philosophes illustres s’inspirent notamment des Διαδοχαὶ, ouvrages de l’époque hellénistique visant à établir les successions entre les écoles philosophiques. Là où Pierre Hadot aurait tout intérêt à souligner la rupture opérée par Socrate, Diogène Laërce pourrait donc accentuer plutôt les éléments de continuité avec ses prédécesseurs.

  2. Celle d’Aristote ensuite, qui voit dans Socrate un novateur non pas dans le domaine éthique mais du point de vue de la méthodologie scientifique (p. 67).

  3. Celle de Cicéron enfin qui, au contraire, va plutôt dans le sens de la conception de Pierre Hadot (p. 68). Cependant, Sylvain Roux reconnaît lui-même que les témoignages d’Aristote et Cicéron tombent sous le coup du cercle interprétatif mentionné plus haut, dans la mesure où « l’intention du philosophe préside au sens qu’il attribue au personnage socratique » (p. 69), si bien que l’on peut difficilement s’en servir pour valider ou invalider le sens que lui prête Pierre Hadot. Pour autant, la démarche n’est pas vaine : elle permet de mettre en évidence la pluralité des conceptions de la philosophie défendues au cours de l’Antiquité et, du même coup, d’« [interdire] de conclure à une unification du sens de la philosophie » comme entend le faire Pierre Hadot (p. 77).

Platon et Aristote : la théorie a-t-elle sa finalité dans la pratique ?

7Le troisième chapitre est consacré à Platon et à la question de savoir s’il s’inscrit bien dans la continuité de l’activité philosophique commencée par Socrate selon l’analyse de Pierre Hadot : faut-il attribuer à la θεωρία que le fondateur de l’Académie place au centre de sa philosophie une finalité pratique ou du moins existentielle ? Sylvain Roux considère en particulier que le portrait du philosophe dressé par Platon dans le Théétète n’est pas une invitation à adopter cette manière de vivre, mais le simple constat de l’étrangeté du mode de vie philosophique (p. 90). Si cette conclusion nous paraît convaincante, elle ne nous semble pas exclure que l’activité théorétique ait une dimension existentielle, si, comme on le lit en Phédon 67c, l’exercice propre au philosophe consiste en « une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps ».2 Reste à savoir si cet exercice de séparation est la finalité de l’activité théorique, ou si (comme le suggère par exemple Phédon 66a) elle en est au contraire le moyen.

8C’est précisément la question que pose Sylvain Roux dans le quatrième chapitre à propos d’Aristote. De l’aveu même de Pierre Hadot et comme le rappelle l’auteur (p. 97), la pensée du Stagirite est celle qui résiste le plus au modèle de la philosophie comme manière de vivre. C’est aussi là que la critique de Sylvain Roux s’avère la plus efficace. Certes, Aristote voit bien dans la θεωρία l’activité qui permet le mieux à l’homme d’accomplir sa fonction propre et donc d’être heureux (p. 113 sq.). Mais, selon l’auteur, P. Hadot inverse le rapport établi par Aristote entre théorie et pratique : pour celui-ci, ce n’est pas l’activité théorique qui a sa finalité dans l’adoption d’une manière de vivre, mais au contraire « l’organisation de l’existence (la pratique) qui doit être au service de la fin la plus élevée : l’exercice de la θεωρία » (p. 119).

Le modèle de la philosophie comme manière de vivre reste-t-il pertinent pour la période hellénistique ?

9Le cinquième et dernier chapitre porte sur la période hellénistique et se place donc en deçà de la seconde extrapolation : il s’agit non plus de savoir si la conception de P. Hadot peut être étendue à l’Antiquité toute entière, mais si elle demeure pertinente pour la période même qui l’a inspirée. L’épicurisme et le stoïcisme ne sont évoqués que brièvement – sans doute parce que l’auteur les a largement mobilisés dans le premier chapitre pour reconstruire la notion d’exercice spirituel. Sont en revanche traités plus en détail le cynisme et le scepticisme (pyrrhonien) dans la mesure où ils constituent pour Pierre Hadot des cas paroxystiques de sa conception : dépourvus d’organisation scolaire et de dogmes, ces courants de pensées « se réduisent donc à un pur et simple mode de vie » (p. 124). Concernant l’application du modèle de Pierre Hadot à la tradition allant de Socrate au stoïcisme en passant par le cynisme, Sylvain Roux conclut de manière résolument positive : « il ne fait guère de doute que la conception de la philosophie antique que propose Pierre Hadot s’adapte parfaitement à cette ligne philosophique et lui correspond précisément, puisqu’elle en découle en grande partie » (p. 133). Nous sommes globalement en accord avec cette conclusion, mais il aurait valu la peine de la faire précéder d’une discussion plus approfondie, à l’image des précédents chapitres, quand bien même cela n’aurait conduit à la nuancer qu’à la marge. Ainsi Sénèque reproche-t-il par exemple à ses prédécesseurs stoïciens d’avoir écrit tant d’ouvrages sur le sophisme du Menteur alors qu’il n’y voit pas la moindre utilité dans la conduite de la vie (Lettres 45). Épictète adresse pour sa part des critiques récurrentes à ceux qui se contentent de commenter des ouvrages ou d’étudier la logique, ce qui dessine en creux une activité philosophique de type scolaire, théorique ou exégétique contre laquelle le maître stoïcien met en garde ses disciples (voir notamment Entretiens 2.19.5–11)3. En dehors du stoïcisme, on pourrait légitimement se demander si le scepticisme de la Nouvelle Académie propose une manière de vivre, ou si, à la différence du scepticisme initié par Pyrrhon dans lequel l’ἐποχή4 a pour fin la tranquillité de l’âme,5 il relève purement et simplement de la théorie de la connaissance — les académiciens se souciant seulement de montrer que l’action n’est pas rendue impossible par la suspension du jugement6. Le débat sur la forme que doit prendre l’activité philosophique pourrait donc bien traverser la période hellénistique et romaine elle-même.

*

10L’ouvrage de Sylvain Roux est intéressant à double titre. Pour tout lecteur féru des doctrines anciennes d’abord, il fournit un panorama à la fois riche et efficace des différentes manières de concevoir l’activité philosophique, des Présocratiques jusqu’à l’époque hellénistique. Il offre aussi une ressource utile pour les historiens de la philosophie antique. En relativisant la conception de la philosophie comme manière de vivre, paradoxalement, il nous paraît en effet la revitaliser d’un point de vue scientifique : elle n’est plus un paradigme qui, par son hégémonie, menace de scléroser la réflexion et l’interprétation des textes, mais une théorie qui, parce qu’elle n’est plus exclusive, contribue à les nourrir.