Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Anne Morvan

La tragédie grecque à demi-mot ? Présences et influences des modèles grecs sur la formation de la tragédie française

Greek tragedy under breath : presence and influence of the Greek models on the development of French tragedy
Tristan Alonge, Les Origines grecques de la tragédie française. Une occasion manquée, Paris : Hermann, coll. « Les collections de la République des Lettres », 546 p., EAN 9791037006950.

1La dimension polémique de l’ouvrage de Tristan Alonge apparaît dans le titre, programmatique : Les Origines grecques de la tragédie française : une occasion manquée. L’auteur annonce d’emblée prendre le contre-pied de la doxa consistant à faire de la tragédie à la française un genre littéraire inspiré par le latin Sénèque. L’auteur compte explorer les différentes manifestations d’influence de la tragédie grecque sur la tragédie française, tout en prenant acte de l’échec, ou du moins de tentatives inabouties, pour imposer le corpus grec sur la scène française.

2Pour ce faire, il embrasse un corpus couvrant les xvie et xviie siècles, identifiant dans la traduction française de l’Électre de Sophocle en 1529 le point de départ d’un contact des dramaturges français avec la tragédie grecque, et dans la représentation de la Phèdre de Racine en 1677 le point d’aboutissement de ce mouvement de récupération. Cette ampleur chronologique a pour ambition de sortir la tragédie racinienne d’un certain isolement pour la resituer dans un parcours plus large de réappropriation ou de rejet des textes grecs.

3Dans un livre à l’organisation principalement chronologique, Tristan Alonge a donc le mérite d’attirer l’attention sur un phénomène largement sous-estimé qui l’inscrit parfaitement dans l’effervescence des études sur la réception de la tragédie grecque dans l’Europe de la première modernité1. Plutôt qu’un résumé de l’ouvrage, nous proposons ici d’en reparcourir des aspects thématiques, en partant du contexte historique pour aborder ensuite les interprétations de l’auteur afin d’expliquer l’absence de la tragédie grecque, avant de suggérer des pistes, moins explorées dans l’ouvrage, qui permettent de compléter ce panorama des rapports entre la tragédie grecque et la tragédie française.

L’hellénisme, un mouvement culturel au piège des querelles religieuses

4Pour comprendre le bouillonnement des écrits directement inspirés par la tragédie grecque dans les années 1530-1550 puis leur évanouissement soudain, Tristan Alonge s’appuie en grande partie sur le contexte historique, et surtout religieux, de ces deux siècles.

5L’attention portée au cadre historique, auquel sont dédiés des chapitres entiers (en particulier le chapitre trois sur les cercles hellénistes des années 1530, et le chapitre cinq sur la place du grec dans l’enseignement jésuite au xviie siècle), vise à rendre compte d’un certain nombre de phénomènes d’un point de vue extra-littéraire. Ces analyses se révèlent surtout concluantes pour les huit traductions françaises des années 1530, mises en lien avec les courants évangéliques qui gravitent autour de François Ier (p. 229-235). Jacques Amyot, Guillaume Bochetel, Calvy de La Fontaine, Thomas Sébillet, Lazare et Jean-Antoine de Baïf : tous ces traducteurs se tournent vers le grec pour des motivations religieuses, s’inscrivant ainsi dans le sillage d’Érasme qui traduit Euripide en guise d’exercice à la traduction de la Bible. Or, une enquête biographique met en lumière leurs affinités avec Marguerite de Navarre ou Clément Marot, les deux promoteurs de la mouvance évangélique, favorables à de nouvelles pratiques chrétiennes sans aller jusqu’au schisme avec Rome. La volonté de retour à un contact direct avec les textes sacrés (Vulgate, mais aussi Septante voire Tohra) stimule, comme en contexte réformé, l’apprentissage des langues anciennes et l’activité de traduction2.

6L’insistance sur le contexte historique sert à Tristan Alonge à montrer le lien entre curiosité pour le grec et affinités religieuses avec la mouvance réformée. De cet état des faits, il conclut logiquement que l’extinction du courant sympathisant de la Réforme et la raideur de la contre-offensive catholique amènent à une hostilité ouverte envers l’apprentissage du grec. Plusieurs sources hostiles aux idées réformées associent explicitement la curiosité linguistique pour le grec avec l’hérésie religieuse, ce qui se cristallise dans des formules comme « qui graecizabant lutheranizabant3 » (p. 205) ou « caue a Graecis, ne fias haereticus4 » (p. 206). Cette association entre l’apprentissage du grec et l’hétérodoxie (p. 199-220) a pour conséquence une diminution des textes ouvertement inspirés par les tragédies grecques dès lors que le règne de François Ier et l’influence de Marguerite de Navarre s’estompent, dès la fin des années 1550.

7Dans les décennies marquées en France par la vigueur de la Contre-Réforme, l’auteur rappelle l’importance de la publication de l’Index librorum prohibitorum en 1559 qui cible notamment les éditeurs de textes grecs (p. 243). Peut-être faudrait-il nuancer les conséquences pratiques de cet interdit, en dépit de sa force symbolique indéniable : tout livre, même prohibé, peut encore circuler5 et la présence massive des éditions grecques dans les bibliothèques suggère qu’ils ont au moins été conservés, et donc probablement consultés, pendant cette période. Plus largement, la suspicion envers le grec n’a pas d’incidence directe sur le prestige culturel dont jouissent les dramaturges grecs par rapport à Sénèque, de plus en plus considéré comme leur imitateur latin : c’est ainsi que les épigrammes dédicatoires célèbrent Garnier comme un nouvel Euripide alors même que le grec connaît un net recul en France.

8Il n’en demeure pas moins qu’au niveau de l’enseignement, l’apprentissage du grec reste une tentative avortée. Tristan Alonge insiste sur les résultats modestes qui se cachent derrière la fondation hautement symbolique du Collège Royal en 1530 : malgré la promotion d’un enseignement trilingue (latin, grec, hébreu), « le Collège Royal dans sa version de 1530 ne dispose ni d’assiette matérielle, ni de locaux, ni de statut, ni d’indépendance juridique » (p. 212) qui lui permettent de braver les attaques de la Sorbonne et d’ancrer de façon solide l’hellénisme dans l’enseignement institutionnel en France. Par la suite, l’auteur observe un même décalage entre les proclamations des enseignants, qui mettent en avant l’apprentissage du grec comme une preuve d’humanisme, et la réalité des pratiques, qui ne permettent pas une réelle maîtrise de la langue dans l’enseignement jésuite (p. 409-432) : il faudra attendre l’école des Jansénistes de Port-Royal pour que le grec fasse de nouveau l’objet d’un soin pédagogique non sans ambition religieuse. À la façon des évangéliques du siècle précédent, le retour au grec est mis au service d’une « troisième voie dans le déchirement entre protestants et catholiques, une sorte de catholicisme critique qui souhaite rester au sein de l’Église, mais revendique une approche différente par rapport à celle adoptée par l’Église de la Contre-Réforme » (p. 440).

9Le contexte historique, on le voit, constitue la clef de voûte de l’argumentation de Tristan Alonge. Tous ces éléments sont bien éclairants et permettent de resituer plus largement les termes d’un débat qui ne se limite pas au champ esthétique d’une préférence purement littéraire pour les Grecs ou les Latins. Dès lors que les critères esthétiques ne sont plus en jeu, il peut déployer son idée d’une « occasion manquée », d’une absence de la tragédie grecque en dépit du goût des auteurs français pour elle.

Sénèque à contrecœur, les Grecs du bout des lèvres ?

10L’ouvrage présente un panorama d’histoire de la littérature rassemblant toutes les œuvres qui empruntent leur intrigue à une tragédie antique — à l’exclusion, donc, des tragédies adaptant des sources autres que théâtrales. L’auteur recense ainsi une quarantaine de tragédies dont la trame est reprise à l’un des Tragiques grecs, bien souvent avec le possible filtre de Sénèque. Dans cette perspective, il accorde un traitement égal aux pièces en tenant compte du fait que, sans être toutes des chefs-d’œuvre, elles restent révélatrices de leur période de production. Dans le premier chapitre, consacré au rappel des principales légendes grecques ayant donné matière à des tragédies (sagas des Atrides et des Labdacides, mythe de Troie, de Médée, d’Hercule, de Phèdre et Hippolyte), ainsi que dans toutes les parties où il les analyse, il prend soin de les résumer afin de rendre accessibles des pièces parfois peu connues.

11Tristan Alonge soutient donc l’importance du théâtre grec pour la formation de la tragédie française, même en procédant par rejet. Il défend ainsi l’idée qu’en dépit d’une absence manifeste de tragédies suivant les trames grecques après l’âge d’or des évangéliques, la préférence manifeste pour Sénèque relèverait d’une illusion6. Pour ce faire, il montre dans son quatrième chapitre (p. 267-333) les multiples façons dont les dramaturges s’écartent des thématiques et canevas sénéquéens, soit par contamination avec la tragédie grecque ou des sources extra-dramatiques (Jean Robelin s’inspire de Stace pour sa Thébaïde de 1584) soit par des retouches thématiques comme la christianisation des traits stoïciens (Prévost, Hercule, 1613) ou l’introduction du facteur amoureux (voir, entre autres, l’Hercule de Rotrou en 1636). L’auteur force parfois le trait de l’opposition : La Troade de Garnier s’inspire moins de Sénèque que ne veut le faire croire le chercheur (p. 375) puisque ce ne sont pas quatre mais deux actes repris au poète latin. Les actes III et V étant communs à Euripide et à Sénèque, il n’est pas aisé de déterminer si Garnier emprunte davantage à l’un qu’à l’autre, les deux n’étant en rien exclusifs…

12Tristan Alonge peine parfois pour montrer que les auteurs français nourrissent davantage d’affinités avec le théâtre grec puisqu’il soutient deux idées en apparence contradictoires : d’une part, la tragédie grecque n’est pas disponible pour les auteurs français ; d’autre part, ces derniers sont plus intéressés par les thèmes des tragédies grecques. La prise en compte des traductions latines atténue le paradoxe en nuançant le premier point (voir ci-dessous). Quant au second, il n’est pas évident que l’éloignement par rapport à Sénèque implique nécessairement des affinités thématiques avec la tragédie grecque. Si l’on pense aux analyses que propose Tristan Alonge du personnage de Clytemnestre chez Matthieu (p. 312-315), on peut s’accorder avec lui lorsqu’il explique que le dramaturge bouleverse la structure sénéquéenne en faisant porter l’emphase de sa pièce sur l’amour, ce qui l’amène à redéfinir les contours du personnage devenu éponyme, mais il reste très douteux que l’auteur aurait préféré à la vengeance de la pièce de Sénèque le δαίμων d’Eschyle puisque ce dernier aussi minore la motivation amoureuse de Clytemnestre. Le traitement du personnage semble davantage le reflet d’une logique interne à son développement, d’une réflexion de l’auteur à partir du personnage et de ses motivations plutôt qu’à partir d’un principe extrinsèque. Le dramaturge semble bien plutôt développer le personnage antique selon une perspective moderne qui l’amène à hypertrophier ce qui, chez le dramaturge grec, n’était qu’un motif accessoire.

13Ainsi, plutôt que de voir une revendication d’ordre « esthétique » (p. 27) dans les mentions des auteurs grecs dans les écrits théoriques et les paratextes, on peut déceler une posture culturelle invitant à préférer les Grecs aux Latins en raison de leur ancienneté (eux-mêmes sont les sources des Latins) et du mystère dont les nimbe la langue grecque. C’est d’ailleurs ce qu’explique Tristan Alongeà propos de la Phèdre de Racine dont la préface est définie comme coup de communication réussi : « comment donner l’impression d’avoir écrit une pièce inspirée d’Euripide et d’Aristote, profondément morale, susceptible de réconcilier avec le théâtre ses plus intraitables adversaires, alors qu’il n’en est rien ? » (p. 470). Ce type d’exemple invite, comme pour l’enseignement, à préserver une grande prudence et à mesurer l’écart entre les postures affichées par les auteurs et la réalité de leurs pratiques.

14Bien que Tristan Alonge lie ces multiples inflexions de l’auteur latin à une « insatisfaction » ressentie à l’égard de son œuvre, on ne saurait interpréter la moindre innovation comme une tentative de combler un manque perçu dans l’original : il s’agit plutôt d'une adaptation aux goûts du temps, nécessairement différents. Par exemple, l’appel à des sources historiques et épiques est extrêmement répandu dans toutes les autres pièces du siècle qui n’ont pas été incluses dans le corpus en raison de la focalisation choisie sur celles qui s’inspirent directement d’une pièce antique : il n’est donc pas étonnant que l’habitude de transposer des textes épiques sur scène se retrouve également pour les tragédies en question et se couple avec la pratique de la contaminatio entre plusieurs sources. Par exemple, la Thébaïde de Robelin (traitée aux p. 285-288), développant Sénèque avec le récit de Stace, est à réinscrire dans l’essor des tragédies collectives (donc à mettre en rapport, par exemple, avec les Juives de Garnier) : l’ampleur de l’intrigue s’avère propice à une récupération d’un récit épique, foisonnant en personnages, et par conséquent à un croisement des auteurs. Imputer à une « insatisfaction » vis-à-vis de Sénèque le recours à d’autres textes revient à méconnaître la fécondité d’hybridation des sources amplement pratiquée au xvie siècle, Homère et Virgile continuant de fournir des sujets de tragédie.

15Ainsi, on se montrera peut-être plus mesuré dans la tendance à tout lire par le prisme d’un intérêt inavoué et inavouable pour les Grecs. À une époque où les auteurs adaptent des sources non dramatiques (historiques, épiques, bibliques), se tourner vers Sénèque demeure un choix réel, quoique quelque peu contraint par la difficulté des Tragiques grecs à s’imposer dans le paysage français. Si l’éloignement par rapport à Sénèque est lu comme la marque du désintérêt des auteurs pour l’auteur latin, pourquoi ne pas justifier l’éloignement par rapport aux Grecs comme du désintérêt aussi ? En outre, dès lors que l’on reconnaît la disponibilité des textes grecs en traduction latine, il devient plus difficile de comprendre comment la discrétion de l’influence grecque sur les textes français pourrait être imputable uniquement à des contraintes matérielles. L’absence de traduction en français relève également d’un choix. Il semblerait parfois plus fructueux d’envisager une liberté et originalité réelles de la part des auteurs modernes qui puisent autant chez les Latins que chez les Grecs.

16Enfin, certains anachronismes interprétatifs sur les questions théoriques nous semblent appeler à la discussion. Davantage spécialiste du xviie siècle, Tristan Alonge tend parfois à projeter sur les textes du xvie siècle des catégories du Grand Siècle, notamment dans son usage du terme de la « bienséance » (par exemple p. 29, 113-115, 367…). On peut également déceler un prisme racinien dans sa lecture de certaines pièces : il commente ainsi l’Hippolyte d’Euripide à partir de la Phèdre de Racine en omettant totalement la place centrale du fils de Thésée dans la pièce grecque et l’importance cruciale de son obstination contre Aphrodite dans sa propre perte. De même, il traite Aristote comme le Boileau de la Grèce antique sans tenir compte des spécificités de sa Poétique : le statut hybride de ce texte, descriptif autant que normatif, empêche de le lire simplement comme un manuel de préceptes à mettre en œuvre, et ce, d’autant plus que le philosophe rédige son traité près d’un siècle après l’âge d’or des tragédies attiques7. Tristan Alonge met en lien la diffusion réduite des théories aristotéliciennes avec une traduction (française) tardive et le manque d’exemples de mise en pratique (p. 401) mais, avec les traductions latines voire italiennes d’Aristote comme des tragédies, le terreau existait déjà chez les lettrés. En outre, rien ne garantit qu’une mode aristotélisante aurait favorisé des pièces autres que l’Œdipe Roi puisque les pièces grecques fournissent tout autant de modèles que de contre-exemples aux règles en cours d’élaboration dans les traités théoriques modernes. Avec de tels critères, il serait étonnant que les tragédies grecques échappent au même sentiment d’insatisfaction que celles de Sénèque au vu de toutes leurs caractéristiques écartées par les auteurs modernes : le facteur amoureux est loin d’y occuper une place centrale, les unités ne s’y retrouvent pas toujours, certaines pièces se finissent bien…

17Entre la macro-analyse du contexte à la micro-analyse des pièces, il faudrait parfois davantage resituer les conditions d’écriture de chaque œuvre. Cette dimension, davantage présente pour Racine que pour les autres auteurs, permettrait d’inscrire certains choix dans les projets originaux d’auteurs animés par d’autres motifs que de grandes interrogations religieuses ou l’envie de se positionner par rapport aux antiques.

Les traductions françaises : du grec à la scène

18La gestation continue de la tragédie grecque dans les décennies pré-raciniennes commence par des textes souvent écartés des études, à savoir les traductions françaises. Tristan Alonge choisit donc, à raison, d’intégrer les traductions dans l’espace littéraire8. Il fait ainsi précéder la date symbolique de 1553, avec la représentation de la Cléopâtre captive (ou 1550 avec celle de l’Abraham sacrifiant, mais qui, puisant son sujet dans la Bible, reste plus étroitement affilié aux mystères médiévaux), par l’étude des années 1520-1550 durant lesquelles la réception de la tragédie grecque se manifeste à l’occasion de traductions (p. 93-95).

19L’importance de ces travaux se perçoit à de multiples niveaux. En premier lieu, les traductions contribuent très largement à la diffusion des textes antiques auprès d’un public moins instruit qui a pour une grande part une connaissance du latin mais pas nécessairement des textes théâtraux. En vertu du choix des pièces qu’ils traitent, les traducteurs contribuent activement à la formation d’un canon (Érasme en premier, puis Bochetel et les autres) : ce n’est sûrement pas un hasard que Jodelle choisisse comme modèle d’héroïne tragique Cléopâtre, une reine captive comme dans l’Hécube d’Euripide déjà si souvent traduite. En plus de révéler les préoccupations littéraires de leur époque, les traductions françaises témoignent d’une recherche stylistique qui contribue au mouvement d’affirmation de la langue française comme émule des langues anciennes, en même temps que d’une poétique nourrie des anciens. En somme, jamais les traducteurs ne se contentent de produire des versions mot à mot visant uniquement à rendre disponible le texte grec, mais ils font œuvre auctoriale en particulier lorsqu’ils infléchissent le sens des termes. Dans leur mise en français, les traducteurs, « adaptateurs de l’ombre » (p. 15), réorientent subtilement, le sens des pièces grecques9. Tristan Alonge souligne à plusieurs reprises leur souci pédagogique, lequel les incite à amplifier le texte source pour l’expliciter. À ce propos, le lexique religieux, comme c’est bien expliqué, se montre particulièrement propice à des réorientations idéologiques (p. 115-121) : Antigone devient par exemple un paradigme de charité (p. 127-130). L’auteur note l’omniprésence de la providence (p. 130-135) même si, sur ce point, les discussions nécessitent des études plus précises car les pièces ne laissent pas toujours apercevoir une ligne de force bien nette mais juxtaposent aussi des principes divers et parfois contradictoires (fortune, fatalité, Dieu tout-puissant, divinités etc.)10.

20Un autre point important abordé par l’ouvrage concerne les représentations, évoquées principalement au sujet de Jacques Amyot. En effet, ce dernier parsème sa traduction des Troyennes de didascalies qui insistent pour la plupart sur les postures des personnages (Hécube à terre, Hélène à genoux) ou sur les accessoires de Cassandre (dotée de torches). Cependant, bien qu’il s’agisse assurément d’une sensibilité scénique de la part d’Amyot, en aucun cas ces didascalies ne sont adressées à des spectateurs (qui se dispensent bien d’indications scéniques puisqu’ils ont le spectacle sous les yeux) mais bien à des lecteurs (ou, éventuellement, à de futurs metteurs en scène autres que l’auteur-traducteur en personne) : on ne peut donc en tirer un indice substantiel pour une représentation de la pièce traduite. Plus séduisante apparaît la suggestion selon laquelle Amyot aurait pris part à la mise en scène de la traduction française, par Mellin de Saint-Gelais et Jean-Antoine de Baïf, de la Sofonisba de Trissino au château de Blois en 1556 (p. 172). Malheureusement, cette hypothèse vaut la peine d’être émise mais doit rester en suspens en l’état actuel des connaissances. Certes, Amyot se trouve dans un milieu extrêmement propice à une activité autour de la tragédie, mais aucun indice décisif ne vient corroborer une quelconque activité de dramaturge. À notre avis, il conviendrait d’élargir l’hypothèse aux autres textes, en particulier pour les traductions11. Certes, les sources matérielles sont rares ou encore cachées dans les archives, mais la tradition du théâtre scolaire12 laisse ouverte la possibilité de représentation des tragédies grecques et invite à la prudence devant le constat d’une « absence à peu près totale de représentations de tragédies grecques dans la deuxième partie du xvie siècle » (p. 261).

Les traductions latines : un maillon sous-estimé de la réception

21Si l’ouverture de l’étude aux traductions enrichit grandement cet ouvrage, il est regrettable de se limiter à celles en langue française13. Certes, l’ampleur de l’étude justifie de ne pas tout traiter, mais l’existence et le statut des traductions latines mérite à tout le moins des allusions un peu plus substantielles. Tristan Alonge cite l’œuvre de Tissard (qui traduit Médée, Hippolyte et Alceste en 1507), Buchanan (traducteur de Médée en 1543 et d’Alceste en 1554), Hervé (Antigone, 1541) et Rotaller (Ajax, Antigone et Électre en 1550) à l’occasion de son panorama historique des premières décennies du xvie siècle (p. 226-228) mais sans les intégrer pleinement à l’étude14. Pourtant, les traductions latines ne disparaissent pas une fois que commencent à apparaître les premières traductions vernaculaires. Ainsi, en 1550, Rotaller est très loin d’être « le dernier traducteur en latin de la tragédie grecque » (p. 228) mais on se rappellera que les tragédies d’Eschyle sont traduites par Saint-Ravier en 155515, que celles de Sophocle le sont par Giovanni Battista Gabia (1543), Lalamant (1557), Kirchmeyer (1558) et Rataller (1570), et que celles d’Euripide le sont par Ambühl alias Colin (1541), Melanchthon (1558), Stiblin (1562) et Emilio Porto (1597)16, pour ne parler que des ouvrages présentant les corpus dans leur intégralité. Même si elles ne sont pas nécessairement produites en France, ces traductions circulent sur le territoire et contribuent pleinement à la diffusion des Tragiques grecs. Sur ce point, l’ouvrage de Tristan Alonge doit impérativement être complété avec les synthèses qui ont grandement contribué à étoffer la connaissance de ces textes, à commencer par les travaux de Monique Mund-Dopchie sur Eschyle ou ceux d’Elia Borza sur Sophocle ; à quoi il faut désormais ajouter les travaux menés pendant et après la parution de l’ouvrage de Tristan Alonge par Alexia Dedieu sur Euripide17.

22La prise en compte de ces traductions latines aurait évité quelques inexactitudes et complété utilement le panorama de la renaissance du genre tragique. La prise en compte des traductions latines ne contredit pas toujours les analyses de Tristan Alonge et permettrait bien souvent d’étayer son argumentation. L’empreinte sophocléenne jugée très probable sur l’Œdipe de Prévost (p. 327) est certainement rendue possible par l’une des traductions latines. De même, il est bien plus simple de supposer que, pour son Hippolyte (1634), Guérin de La Pinelière a bien lu Euripide (en grec ou, plus vraisemblablement, en latin) plutôt que d’avoir consulté des « résumés » (p. 369) qui auraient dû être bien détaillés pour livrer le détail de la scène d’aveu de Phèdre à la Nourrice…

23À certains endroits, la divergence entre les traditions latines et vernaculaires soulève des questions qui mériteraient un développement. Si le mythe de Médée « n’a rencontré qu’un faible succès en France entre 1556 et 1677 » (p. 29), il faut remarquer qu’elle jouit d’une large diffusion dans les manuscrits en vertu de son appartenance au « choix byzantin » de sept tragédies d’Euripide. Un tel succès se reflète en outre dans ses nombreuses traductions latines (parmi lesquelles Tissard et Buchanan, mentionnés supra). On peut alors s’interroger sur une telle divergence entre les deux traditions et reconnaître avec l'auteur que le problème résiderait dans la représentation devant des spectateurs d’un infanticide — autrement dit, ce sont des raisons contextuelle et performative plutôt que strictement textuelle ou esthétique qui conditionneraient la réception de la pièce. De même, l’histoire d’Iphigénie, bien qu’elle ne soit reprise par des auteurs français qu’au xviie siècle, fait dès le xvie siècle l’objet de traductions : Tristan Alonge mentionne celles, françaises, de Sébillet et, sous forme manuscrite, d’Amyot (p. 53), mais l’histoire circule également grâce aux multiples traductions latines après que la version d’Érasme (1506) en a fait l’une des tragédies les plus populaires18.

Traduire le grec : oui, mais celui du xvie siècle

24En plus des traductions, l’étude aurait gagné à consulter ponctuellement les imprimés des xvie et xviie siècles, en eux-mêmes révélateurs de l’activité suscitée par la redécouverte de la tragédie grecque qui s’étend des editiones principes au début du xvie siècle et se poursuit de façon très intense jusqu’au milieu du siècle19. Signalons par exemple que Piero Vettori et Henri Estienne ne sont pas, en 1557, les premiers à éditer Eschyle (contrairement à ce qui est un peu rapidement écrit p. 54) : certes, leur ouvrage restitue pour la première fois la lacune de la fin de l’Agamemnon et des premiers vers des Choéphores, mais d’autres éditions permettaient déjà de lire la quasi-totalité du corpus (la princeps en 1518, puis celle de Robortello et celle de Turnèbe, toutes deux parues en 1552). En outre, la disponibilité du texte des trois Tragiques (dans des ouvrages de format réduit avec un texte grec lisible et au moins une traduction intégrale) explique en partie que, dans la seconde moitié du xvie siècle, l’exigence de proposer une nouvelle édition ou une nouvelle traduction se fait bien moins pressante qu’au début du siècle. L’histoire des textes vient prosaïquement s’ajouter aux facteurs religieux pour expliquer une diminution des travaux savants sur les Tragiques grecs mais ne permet pas de conclure à un épuisement de l’intérêt qu’ils suscitent.

25C’est du reste dans les imprimés que l’on trouve la disposition en cinq actes, une grille de lecture très vite imposée aux textes des manuscrits qui, lors de la publication de l’Hercule Furieux de Brisset en 1590, est loin d’être une innovation (p. 322) : en cette fin de siècle, il serait au contraire bien étrange de composer une tragédie sans la présenter en cinq actes20.

26Si Tristan Alonge explique ne pas citer systématiquement le texte en langue originale « afin de faciliter la tâche du lecteur dans la comparaison entre les versions originales et les versions du xvie siècle » (p. 107, n. 1), on peut regretter son choix de se référer aux textes de la CUF. En quatre siècles, les connaissances philologiques ont bien évolué et il est très maladroit de ne pas tenir compte de l’état des textes aux xvie et xviie siècles, en particulier au moment de commenter des choix de traduction. S’il n’est pas toujours possible de connaître avec précision l’édition consultée par les auteurs, il s’avère qu’un certain nombre de différences avec le texte de la CUF sont partagées par les éditions de la première modernité. Par exemple, l’attribution des vers 98-104 des Troyennes au chœur plutôt qu’à Hécube ne reflète pas une volonté particulière du traducteur Amyot (contrairement à ce qui est écrit p. 108) mais se trouve dans l’editio princeps d’Alde Manuce et toutes celles du xvie siècle. Lorsque que Bochetel écrit « car pour marïage | j’ai la mort en partage », il ne s’agit pas de « l’expression Αἵδα [sic] θαλάμους pour qualifier la demeure d’Hadès » (p. 112) mais de la traduction du grec « ἀλλάξἉΐδᾳ θαλάμους » (« ayant rejoint l’Hadès en échange du lit nuptial », Euripide, Hécube, v. 483). De même, plutôt que de supposer que Matthieu aurait recouru à un « manuscrit défectueux en termes d’attribution de vers » (p. 309), il suffit d’ouvrir une édition imprimée du xvie siècle pour s’apercevoir que les vers 988-994 de l’Agamemnon de Sénèque sont bien laissés à Clytemnestre : le dramaturge français ne fait que suivre dans ce cas le texte largement disponible21. Tristan Alonge semble trop empressé à reconnaître les libertés d’intervention des dramaturges qui bien souvent suivent l’attribution des répliques du texte qu’ils lisent. Ces exemples invitent à considérer avec suspicion les analyses portant ou reposant sur le texte grec.

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27En somme, l’ouvrage offre une synthèse utile, ne serait-ce que pour la visibilité qu’elle donne à des textes et des questions qui s’inscrivent pleinement dans l’actualité de la recherche. En liant histoire et littérature, il invite à sortir des considérations stricto sensu théoriques et esthétiques sur la tragédie. Néanmoins, l’enquête historique aurait pu se doubler d’une plus grande attention portée à l’histoire des textes afin de compléter ce panorama et surtout de mieux délimiter le cheminement d’une réception aux multiples facettes qui requiert des approches interdisciplinaires.